1.5.3

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Leur ami reparut bientôt au côté d’une charmante inconnue. Ils étaient tous deux de la même taille, mais la blancheur virginale et la délicatesse de la demoiselle contrastait terriblement à côté du robuste et coloré Dickie Dick. Des hanches hautes et épanouies accentuaient l’ensellure d’une taille très fine et élançaient sa silhouette. Ses longues jambes se dérobaient sous le drapé fluvial d’une robe pâle. Une cape de dentelle argentée couvrait ses épaules et ses bras frêles. Au sommet de son cou long et fragile reposait une tête hautaine à la figure marmoréenne. Theo s’ahurit. Cette beauté n’avait rien des filles auxquelles Dickie Dick l’avait habitué. Celle-là, Dieu savait d’où elle sortait, mais certainement pas de Londres et ses quartiers. Il y avait dans sa prestance trop de grâce, trop de majesté, pour qu’elle puisse raisonnablement habiter cette réalité. C’était une Titania, une véritable reine des fées, échappée d’un Songe d’une nuit d’été, que Shakespeare avait invoqué au pied de sa fontaine en plein Leicester Square.

Emily et O’Neill, en obstruant sa vue, interrompirent sa contemplation. Le couple s’était avancé pour saluer la nouvelle arrivée, et il se hâta de les rattraper. Dickie Dick achevait les présentations. Theo n’eut le temps de rien. D’une tape dans le dos, il se retrouva en face d’elle. Leurs yeux se rencontrèrent et se capturèrent, instantanément. En une fraction de seconde, la terre s’ouvrit sous ses pieds ; il coula dans le bleu paisible de ses iris, mais la voix alerte de son fidèle Dickie Dick le ramena à la surface.

« Carole, voici mon ami Theophile Hattier… », déclara Dickie Dick.

Theo reprit une grande bouffée d’air frais, regonfla sa poitrine et replongea dans le regard de la jeune demoiselle. Il vit alors le rouge lui monter aux joues, virer au framboise vif et prendre une teinte aussi outrageante que le fard écarlate qui enluminait ses lèvres. À cet instant précis, elle perdit son halo féerique pour s’incarner devant lui en femme de chair, une des plus désirables qui soit, mais tout à fait prenable.

« … Nous travaillons ensemble au Weekly Herald, continuait le jeune métis. On lui confie de petits articles. Dix lignes à peine. La plupart du temps, il nous aide à corriger nos chroniques… Sa baby Baby devait venir ce soir, mais elle n’a, malheureusement, pas pu se libérer… »

Abasourdi, Theo se braqua vers son ami qui venait sans ménagement de saboter ses chances auprès de la belle. Cependant, il ne trouva rien à dire, et surtout, rien à redire. Ces propos, peut-être un peu exagérés, n’en étaient pas pour autant des mensonges. D’un air marri, il adressa des yeux mille excuses à la jeune lady, mais déjà, Dickie Dick avait fait signe à la belle de le suivre, et elle s’était retournée vers lui.

« Voyez-vous, reprit-il sur un ton empreint de comédie, Emily et O’Neill forment un couple parfait, Theo, lui, a sa baby Baby mais moi, je suis si seul, vous savez ? »

Et tandis qu’il prenait avec elle la direction vers le restaurant, il entonna les paroles d’un fameux morceau :

I ain't got nobody and nobody cares about me...

I'm so sad and lonely…

Oh, won't somebody come take a chance with me ?

Theo demeura interdit, sans bouger, en compagnie des deux autres invités.

« Eh bien, vous me voyez surprise, O’Neill ! s’exclama Emily d’un air déconfit. Il semblerait que nous soyons en couple !

— Ma foi, fit l’écossais d’un hochement de tête, je viens également de l’apprendre.

— Qu’attendez-vous encore derrière ? leur demanda d’une voix théâtrale, Dickie Dick. Serions-nous trop en avance ? »

Il avait fait volte-face. La jeune lady suivit son mouvement, et ce faisant, son regard croisa de nouveau celui de Theo. Ses joues avaient blanchi, mais elles gardaient une touche rosée. La belle inclina la tête pour le saluer. Avec une sorte de tacite complicité, Theo y répondit tout de go, souleva son chapeau et mima de la bouche les mots : « Ravi de vous rencontrer. » Un sourire furtif affleura sur les lèvres de la belle et rehaussa les tons frais et colorés de son visage, puis elle se détourna de lui pour prendre le bras que Dickie Dick lui offrait, plein de galanterie. Theo qui les suivait d’un pas mécanique se mit à balbutier machinalement :

« Elle est si…

— Si jeune ! coupa Emily. Quel âge a-t-elle ?

— Vingt ans à ce qu’elle raconte, soupira O’Neill.

— Impossible ! rétorqua Theo. Elle a dix-huit ans tout au plus !

— Très juste ! acquiesça Emily avec acuité. C’est une petite menteuse. Dickie Dick ferait bien de ne pas trop s’en rapprocher.

— Elle veut sûrement s’amuser. Elle est jeune, et nous ne sommes pas si vieux, autant en profiter. C’est une belle soirée, » suggéra Theo avec naïveté.

Le jeune homme haussa les épaules. Il n’avait pas, à l’origine, l’intention de disputer à Dickie Dick le cœur de la demoiselle, loin de là. Il pensait se retirer pour le laisser agir à sa guise, mais que ce soit son orgueil piqué par cette rude présentation ou un sentiment plus insidieux, il ne parvenait pas à s’y résoudre complètement. Elle l’intéressait, en dépit du bon sens, en dépit de toute amitié. L’intrigue sentimentale n’échappait pas à l’œil vif d’O’Neill.

« Dickie Dick t’a évincé d’une manière sournoise auprès de Carole, fit-il remarquer d’un ton neutre. Qu’as-tu l’intention de faire ?

— Je n’en sais rien, soupira Theo. Mais je ferais mieux de garder la tête froide… »

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