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VI

Bouillonnante d’excitation, Alice marchait au côté de Dickie Dick. Jamais elle n’aurait osé rêver d’une telle soirée, et pourtant, elle danserait ce soir comme une princesse du conte aux Souliers usés. En face, un bâtiment affichait sa face lisse et immaculée, dont le front était plaqué, en lettres dorées, de l’enseigne du Café Anglais. Trépignante d’impatience, elle franchit la porte double vitrée. Derrière un petit comptoir, un réceptionniste en livrée, avec un nez de pompette rougeoyant et potelé, tenait le registre des arrivées. Grisonnant et maigrelet, l’hôtelier fit, en les voyant, une grimace affreuse qui parut à Alice, sous le coup de l’enchantement, tout à fait radieuse et accueillante. Dickie Dick donna le nom d’O’Neill, connu de la maison. L’Écossais signa le registre et tous passèrent la porte qui donnait sur le restaurant.

Guidés par un serveur, ils longèrent le bar en acier brossé et débouchèrent au bout de cette longue et étroite traversée sur la salle principale décorée avec sobriété. Une simple collection Art déco de grands miroirs aux rebords bronzés ornait au-dessus ses murs d’une blanche nudité. L’endroit ne ressemblait guère aux salons palatins auxquelles elle était accoutumée, mais la jeune lady dont l’enthousiasme ne faiblissait pas trouva le restaurant charmant et ne cessa de s’en émerveiller. Des sociétés de gens élégants dans leurs parures du soir occupaient déjà les multiples tables. Elles entouraient un espace vierge, éclairé par un puits de lumière qui perçait depuis la voûte en verre du toit. C’est là que se trouvait la piste de danse encore déserte à cette heure. Derrière elle, sur une petite estrade, il y avait un orchestre avec des cuivres, quelques cordes, un piano à queue et une batterie. De grands pans de glace métallique, émaillés de notes de musique, recouvraient l’arrière-scène. Les instrumentistes s’installaient à leurs postes. Le spectacle ne tarderait pas à commencer.

Le serveur leur indiqua leur place, sur le côté gauche de la salle. Ils n’étaient pas les mieux placés, mais ils avaient une assez belle vue sur la piste. Les femmes s’assirent sur la banquette de velours contre le mur, les hommes sur les chaises, et ils consultèrent le menu. Dickie Dick entre ses deux collègues était le vis-à-vis de la jeune lady.

« Je suis bien heureux de pouvoir admirer un si beau paysage », lui dit-il avec un clin d’œil charmeur.

Prêt à tout pour lui plaire, le jeune métis n’avait pas froid aux yeux et l’assaillait ouvertement d’instances. Alice n’y répondait que d’une manière polie qui ne le décourageait pas pour autant. Dickie Dick l’amusait par sa libre témérité et ses audaces galantes. Il était trop noir pour être son amant, et ce n’était pas parce qu’il siégeait à cette table au milieu de tous ces Blancs, que la société le lui permettrait, mais ce détail semblait lui avoir échappé. O’neill, le grand Écossais, ne l’intéressait pas le moins du monde. Non qu’il soit laid, mais elle éprouvait à sa vue un ennui incommensurable. C’était le genre de personnage réglé, mesuré et prévisible à souhait, dont elle ne pouvait espérer aucune espèce d’amusement. Il sortait avec cette Emily devant laquelle Alice capitulait sans regret, car il fallait le reconnaître, pompeux l’un comme l’autre, ils s’assortissaient à la perfection.

Quant au dernier, Theo, c’était un assez beau garçon, propre, bien éduqué, avec un physique svelte et ingambe de pur-sang anglais, si bien qu’il paraissait l’exemple typique du jeune homme de bonne famille tel qu’elle avait coutume d’en rencontrer. À s’y méprendre. Elle n’aurait rien soupçonné de ce qu’il se cachait derrière ce masque de probité, si quand ils s’étaient rencontrés, elle n’avait pas vu ses yeux s’embraser d’un feu passionné, un feu dans lequel une vestale se serait jetée. Il lui promettait des ardeurs auxquelles Dickie Dick, zélé mais sage, n’avait même pas songé. Enfin, cette étincelle s’était éteinte aussitôt allumée, et de toute façon, il n’y avait rien à en espérer : le cœur du jeune homme appartenait déjà à une autre dame. Toutes les flammes du monde ne pourraient changer ce fait, et Alice refusait de s’y brûler. Sans qu’elle sût dire pourquoi, cependant, il continuait de l’intriguer. Quelque chose en lui ne cessait de la troubler, bien qu’elle ne se laissât pas, d’ordinaire, facilement intimider.

Le public déjà installé assistait au spectacle. Sur la piste de danse, deux jeunes ballerines en tutu effectuaient une démonstration de danse classique. Le serveur revint, et on passa la commande. La conversation tournait autour du baccalauréat que Theo avait obtenu cette année-là. Le jeune homme ne comptait pas poursuivre ses études universitaires, d’une part parce que l’argent lui manquait et que sa bourse ne lui suffisait pas, d’autre part, parce qu’il peinait à concilier ses études et son travail. Par ailleurs, il désirait s’investir pleinement dans sa carrière dans l’espoir tacite d’obtenir une promotion.

« Les études ne font pas les plus belles réussites. J’étais mauvais élève, mais cela ne m’a pas empêché de faire la gloire du Weekly Herald, s’enorgueillit Dickie Dick.

— Tu étais un étudiant indiscipliné mais brillant, rectifia O’Neill. C’est ce qui t’a sauvé.

— Et vous Carole, avez-vous fait des études ? demanda d’un ton narquois Emily.

— J’ai obtenu mon certificat.

— Et où avez-vous fait votre scolarité ? »

Alice voulut esquiver la question, un peu trop indiscrète à son goût, mais son hésitation silencieuse ne parut que plus suspecte aux yeux d’Emily. Elle se résolut à répondre sans mentir.

« À Southampton.

— Dans le sud de l’Angleterre ! Vraiment ? Et qu’est-ce qui vous amène en capitale ? »

Par bonheur, le serveur revint avec la commande. Alice profita de cette heureuse intervention pour répondre sur le ton de la fausse plaisanterie :

« Mais voyons, n’est-ce pas évident ? Je suis ici pour profiter de cette magnifique soirée en votre compagnie. »

La discussion fut close avec le début du repas, mais pour Alice, la guerre était déclarée. La jeune lady avait expérimenté la jalousie : cela l’avait rendue méfiante et agressive envers une partie de la gent féminine, en particulier celle qui cherchait à rivaliser avec elle en présence d’hommes, comme le faisait Emily. La prochaine fois que cette femme reviendrait à la charge, elle serait parée à l’accueillir avec un arsenal de pointes assassines.

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