1.6.4

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Malgré la distance, le monde, le brouillard de fumée, Alice rencontra le regard de Theo à l’entrée du restaurant. Il avançait droit à sa rencontre, sans la quitter des yeux un seul instant. Une sensation de danger envahit la jeune lady et la fit paniquer. Elle s’excusa promptement auprès de Dickie Dick et s’enfuit à travers la foule de danseurs. De l’autre côté de la scène où jouait l’orchestre se trouvait une issue par laquelle on pouvait accéder à la salle de dîner du premier. À l’étage, les tables se disposaient en balcon autour du puits de lumière. Alice s’appuya contre le garde-corps et se pencha sur la traverse. Dans la pénombre en contrebas, parmi les couples sur piste, elle aperçut Emily et Dickie Dick qui dansaient.

La fête se gâtait, la faute à sa bêtise et à sa cruauté. Elle devait calmer le jeu si elle souhaitait passer une bonne fin de soirée. Le savoir-vivre aurait voulu qu’elle retourne sagement s’attabler, mais en bas, Theo était toujours là qui l’attendait. Qu’avait-il, cet homme, pour l’effaroucher à ce point ? Il n’était pas le premier à en vouloir à son corps et ne serait pas le dernier, leurs yeux concupiscents ne l’avaient jamais vraiment dérangée, mais dans sa façon à lui de la regarder, il y avait en plus cette assurance de pouvoir lire en elle qui l’agaçait. C’était comme s’il la mettait à nu et qu’il la pénétrait, s’immisçait dans son esprit, violait ses pensées, comme s’il la connaissait jusque dans son intimité. Et juste après l’avoir outragée, son regard assassin la tuait. Devant lui, elle se sentait mal à l’aise, vulnérable, en danger. Mais quand bien même elle voudrait le fuir toute la soirée, elle ne le pourrait pas. Il l’avait vue s’en aller et devait se douter maintenant qu’elle l’évitait… Que pensait-il d’elle après qu’Emily lui avait parlé ?

« Est-ce que, par hasard, vous m’éviteriez ? » souffla Theo, dans son dos.

Alice sentit la chaleur de son corps, si proche qu’elle s’en offusqua. Elle se retourna pour lui faire front. Tous les furieux éclairs dont elle le darda du regard ne parvinrent pas à le forcer au repli, et devant l’angoisse qu’il lui inspirait, ce fut elle qui, acculée à la barrière, recula le haut de son corps au-dessus du précipice. Theo, sans la moindre retenue, lui attrapa le bras d’une main autoritaire et par ce geste outrageux, la contraignit à s’avancer vers lui.

« Me détestez-vous au point de vous jeter dans le vide ? » lui demanda-t-il sur un ton de reproche.

Elle dégagea sèchement son bras.

« Que me voulez-vous ?

— Êtes-vous donc toujours si agressive ? Vous avez mis Emily dans tous ses états. La mort de son mari et le procès qui a suivi sont encore des sujets sensibles… Et vous avez été sans merci… Elle était au bord des larmes. Pourquoi avoir fait cela ?

— Je lui ai simplement expliqué qu’il vaut mieux ne pas se mêler des affaires des autres quand l’on ne tient pas à voir les siennes étalées.

— Vous y êtes allée un peu fort.

— Peut-être. Êtes-vous venu expressément pour me sermonner ?

— Non ! »

La malice éclaira son visage d’un sourire fat. Il répliqua :

« Seulement pour vous inviter à danser, mademoiselle, si vous le permettez. »

Alice haussa les sourcils, le front sceptique.

« Vous moquez-vous de moi ?

— Seigneur, non ! Et je n’en suis pas à ma première tentative ! Mais, je ne sais pourquoi, à chaque fois, vous avez filé avant que je n’aie eu le temps de vous le proposer…

— Et votre petite amie ? objecta la jeune lady du bout des lèvres. Cela ne lui déplairait-il pas que vous m’invitiez à danser ?

— Ma petite amie ? Baby ? Elle n’est pas là ce soir. Par ailleurs, je ne vois pas ce qu’elle pourrait trouver à y redire. Quand bien même ce serait le cas, c’est une affaire de courtoisie à laquelle je ne peux me soustraire. Songez qu’il serait fort malpoli de ma part de ne point vous inviter. »

La jeune lady tomba du haut de son piédestal où son cœur vaniteux s’était perché. Sans s’en rendre compte, les regards ardents qu’ils avaient échangés avaient nourri ses plus folles espérances et élevé ses attentes. À présent qu’elle doutait de son inclination et redoutait encore plus son indifférence, elle découvrait, prête à se jeter à ses pieds, la nature véritable de son trouble.

« Tout ceci n’est donc qu’une affaire de courtoisie ? bredouilla-t-elle d’une voix sans âme.

— Si cela vous rend l’agrément plus facile, alors je vous prie de croire que ceci n’est qu’une simple question d’urbanité, mais si votre cœur voulait y trouver un autre motif, alors je n’en serais que plus heureux de vous inviter. »

La première partie de la réponse la mit au désespoir, la seconde la remplit d’une joie extatique. En quelques secondes, par ce retournement magique, elle passa des larmes au rire. C’en fut trop pour son cœur. Elle tomba sous son charme.

« Quelle belle répartie… Vous êtes plus coriace encore que je ne m’étais imaginée... Se pourrait-il que je n’aie pas d’autre choix que de capituler ? balbutia-t-elle avec un tendre émoi dans la voix.

— Si cela vous plaît davantage, vous n’avez qu’à me l’ordonner, et ce sera à moi qu’il incombera de vous exaucer, lui déclara-t-il avec cordialité, puis il s’inclina et lui offrit son bras.

— Alors, je vous l’ordonne, emmenez-moi danser. »

Et, le cœur battant, elle prit son bras. Son corps sembla perdre toutes ses forces à ce moment-là et, tremblante comme la frêle jeune fille qu’elle ne voulait pas être, elle s’y appuya.

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