1.9.3

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Theo passait la porte du Weekly Herald tout en se promettant à lui-même, comme on se promet d’arrêter la cigarette, de se trouver une douce et mignonne demoiselle à épouser, plutôt qu’une de ces vamps aussi belles que cruelles. Alors qu’il filait à l’étage, il entendit des murmures dans le secrétariat. Il y reconnut sans peine la voix de Dickie Dick, claire et sonore comme celle d’un acteur de théâtre. Le jeune homme frappa d’un coup sec à la porte entrebâillée et pénétra dans la pièce où ses amis discutaient en compagnie de miss Kelly. Dickie Dick occupait la chaise en face du bureau de la secrétaire. Le géant écossais servait le thé.

« Theo, bonjour. Veux-tu une tasse ?

— Le réveil a-t-il été difficile ? Tu arrives bien tard, remarqua le jeune métis tout en l’accueillant avec une accolade amicale.

— Parfum de rose ? railla d’un ton coquin miss Kelly dès qu’il fut à portée. Vous êtes passé voir une jolie dame ! C’est pour ça que vous êtes en retard ! »

On se moqua gentiment de lui, mais Theo feignit la timide discrétion et évita les bavardages hasardeux sur le sujet. Il prit une tasse de thé et s’adossa contre l’un de ses casiers métalliques qui décoraient les murs du secrétariat. O’Neill comme à son habitude s’assit sur le rebord du bureau de miss Kelly. Ses amis commentaient la soirée de la veille.

« Eh bien moi, je suis d’accord avec Mrs. Bourgeois, déclara la secrétaire. Cette pimbêche, je ne peux pas la piffer ! Comme ça ? Elle a vingt ans ? Elle s’est fichue de vous, Dickie Dick !

— J’avoue que je ne sais pas quoi en penser, opina O’Neillen touillant d’un air pensif son thé. Au Ritz, le portier l’a saluée et l’a laissée entrer… Il n’aurait pas réagi avec tant de déférence, si elle lui était inconnue…

— Comme je te l’ai dit, c’est étrange, mais elle n’est pas sur le registre de l’hôtel, répéta d’un air agacé le jeune métis.

— Plus j’y pense, plus je crois qu’elle nous a donné un faux nom.

— Pourquoi ferait-elle une chose pareille ? laissa échapper Theo que cette conversation autour de sa mystérieuse amante embarrassait.

— Je n’en sais rien. C’est peut-être lié à cette lettre qu’elle a laissée, suggéra O’Neill en sortant le pli scellé de sa veste.

— Pensez-vous qu’il y ait un lien avec cette famille d’aristocrates ? s’enquit miss Kelly, pétillante de curiosité derrière ses lunettes en corne. Le Duc a bien une fille, c’est sûr ! Il parait qu’elle est jolie. Il paraît qu’il a un fils aussi, mais les rumeurs disent qu’il n’est pas légitime. Enfin, j’aime bien les cancans de la haute, mais ce n’est pas vraiment une famille qui aime s’exposer.

— Possible. J’y pense, Theo, tu travaillais déjà là, il y a cinq ans, je me trompe ?

— Plus ou moins. En tant que coursier et pendant les vacances scolaires, je donnais un coup de main en remplacement… Pourquoi ?

— Carole était venue aux bureaux pour trouver quelqu’un qui aurait travaillé ici, il y a cinq ans. Un certain Wintersley… Liam Wintersley, précisa O’Neill en lisant le nom sur l’enveloppe qu’il tenait.

— De quoi parles-tu ? Qui est venu ? Pourquoi ? » bredouilla Theo.

Le souffle lui manquait. Une pression s’appesantissait sur sa poitrine et gênait sa respiration.

« Je viens de te le dire. Carole est venue au bureau pour trouver un certain Liam Wintersley et elle a laissé cette lettre à son attention. En fait, plus je réfléchis, plus cela me semble évident qu’elle a utilisé un nom d’emprunt. Ce nom, Carole Liddell, on dirait une combinaison. Le nom de famille, Liddell, est le même que celui de la petite fille qui a inspiré l’héroïne de Caroll Lewis…

— Alice…, coupa Theo le visage livide.

Alice aux pays des Merveilles, c’est exact, confirma O’Neill en tenant son menton, d’un air pensif. C’est une coïncidence trop heureuse de s’appeler Carole Liddell…

— Oh, mais oui ! Maintenant je m’en souviens ! Elle s’appelle Alice, la fille du duc ! s’écria miss Kelly.

— Te sens-tu bien, Theo ? » s’inquiéta soudain Dickie Dick.

Blanc d’effroi, le jeune homme haletait. Sous l’oppression de sa poitrine, son rythme cardiaque et sa respiration s’emballaient. Le malaise le suffoquait. Ses oreilles pressurisées se bouchèrent, leur vrombissement terrible, comme dans une caisse de résonnance, s’intensifia, puis soudain, le son se modula en un strident sifflement qui lui vrilla les tympans. Des vertiges l’étourdirent. La tasse de thé tomba de ses mains tremblotantes, tinta au sol et se brisa en multiples carillons de porcelaine. Le liquide encore fumant se répandit entre les bris de céramique blanche et assombrit d’une flaque noire le parquet brun. Les jambes flageolantes de Theo flanchèrent sous son poids. Il s’écroula le long du casier de métal jusqu’au sol où il demeura en état de choc profond. O’Neill, Dickie Dick et miss Kelly s’agitèrent autour de lui, mais son esprit absent ne les percevait pas. On le souleva et on le fit asseoir dans le fauteuil du secrétariat, puis on lui parla, on le gifla, on le secoua, mais son cerveau refusait de fonctionner.

Il ne savait même pas pourquoi il était comme ça. Il revit cette petite fille détestable, le visage empourpré, les yeux révulsés, les lèvres écumantes de hargne, cette peste qu’il étranglait soudain dans un accès de rage ; puis il revit cette jeune femme délicieuse, les traits brouillés de sang, les yeux rêveurs, la gorge étouffant de plaisir, cette amante qu’il étranglait soudain dans un accès de passion. Et tour à tour, leurs images se succédèrent, jusqu’à ce qu’elles se superposassent. Toutes deux se ressemblaient, de véritables poupées aux airs angéliques, derrière lesquels se cachait une nature démoniaque, perverse, machiavélique ! Adulte ou enfant, Alice était Alice. La dernière fois qu’il l’avait vue à Cliffwalk House, elle devait avoir neuf ou dix ans : un visage poupin, des joues roses, de grands yeux bleus, un corps gracieux de chérubin : il s’en souvenait très bien, mais pour lui, elle n’avait jamais grandi. Elle ne pouvait pas devenir une femme, et surtout pas cette femme. C’était tout bonnement impossible. Carole était Carole, Alice était Alice. Qu’est-ce qui lui prenait donc d’imaginer une chose pareille ? Theo se tordit de rire dans son siège.

« Ridicule ! »

Et il eut envie de hurler. Son regard égaré se posa sur la lettre au bord du bureau, celle que tenait O’Neill tout à l’heure et que Carole avait soi-disant oubliée. Theo tendit un bras aimanté et la récupéra. Il y lut rapidement : « Pour Liam Wintersley, de la part de Carole Liddell. » Alors, il la décacheta. Dickie Dick lui criait d’arrêter, O’Neill tentait de le raisonner, mais il ne les entendait pas. Le bourdonnement dans ses oreilles l’assourdissait. Il sortit le message, une demie page à peine d’une calligraphie replète :

« Cher Liam,

J’ignore si tu recevras un jour cette lettre, et ce que tu en penseras. Tant d’années se sont écoulées, cinq ans depuis que tu as quitté la maison, six ou sept ans depuis que nous ne nous sommes parlé. Enfin, nous n’avons jamais vraiment discuté, sauf pour nous quereller, et l’existence a achevé de nous séparer, chacun poursuivant sa route de son côté.

Beaucoup de choses se sont passées. J’ai décidé de partir moi aussi. Je ne supporte plus la vie à Cliffwalk House. J’espère que tu me comprendras pour avoir vécu ce que tu as vécu là-bas. Je suis arrivée à Londres jeudi et je loge actuellement au Midnight Flowers, un hôtel sur Gerrard Street.

Je sais que nous ne nous sommes jamais entendus et je ne m’attends pas à ce que tu te réjouisses de me revoir, mais j’ai besoin d’une aide temporaire et je n’ai personne d’autre vers qui me tourner. J’espère que tu consentiras au moins à me rencontrer.

Cordialement.

Ta sœur, Alice. »

Il relut le nom sur l’enveloppe et celui de la signature, encore et encore, jusqu’à ce qu’il puisse les assimiler dans son esprit, tentant de résoudre l’équation impossible : si la Carole qui avait laissé cette lettre était Alice, alors qui était la Carole avec laquelle il avait couché cette nuit ? Pouvait-il y avoir deux Carole ? Des flashs de cette nuit de débauche le harcelaient et s’entrecoupaient de visions cauchemardesques où il se voyait baiser une petite fille. Theo en avait des haut-le-cœur. Il devait demander des explications à Carole : il y en avait forcément une qui pourrait tout éclaircir. Elle seule pouvait la lui fournir. Il froissa la lettre et la fourra dans la poche de sa veste, puis il déclara le regard obnubilé :

« Je dois y aller ! »

Et il repoussa d’un geste plein de hargne et de brutalité les bras de ses amis qui tentaient de l’arrêter. Il frappa de toutes ses forces un poing dans le mur à l’entrée, avant de passer la porte du Weekly Herald d’un pas forcené. Une idée fixe l’habitait : la retrouver.

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