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Big Ben sonnait midi lorsque la grosse patronne du Midnight Flowers, qui lisait, lunettes au nez, un exemplaire du Daily Mirror, vit la porte de son établissement s’ouvrir en grand et un jeune énergumène fumant de colère surgir dans l’encadrement. Son regard noir d’animosité se braqua sur les escaliers, et il se rua, tête la première, dans cette direction. Interrompue dans sa paisible lecture, Carmen sauta de sa chaise pour l’intercepter.

« Hé ! Toi ! Où tu cours comme ça ? » apostropha-t-elle.

Elle agrippa avec sa poigne de fer le bras de Theo et enraya son élan. Il se dégagea cependant d’un geste féroce, s’élança à nouveau, mais le gorille russe, alerté par les vociférations, arriva dans son dos, le souleva par les épaules et le laissa suspendu, les pieds dans le vide, à s’agiter en vain. Immobilisé, le forcené se débattait et lui hurlait comme un beau diable de le lâcher quand la vision d’une jeune blondinette sur le pas de l’escalier le médusa net. Elle portait une robe à boutons verte et un béret rouge. Au bout de son bras pendait une valise de bonne taille en cuir. Dès qu’elle le vit à son tour, elle chercha aussitôt à s’échapper, quitte à remonter à l’étage par ces mêmes degrés qu’elle venait à l’instant de descendre.

« Carole ! interpella Theo. Lâchez-moi ! Je dois lui parler !

— Hé, ma jolie ! Tu connais cet énergumène ? » demanda la patronne.

Alice renonça à s’enfuir sur le pas de l’escalier. Elle se retourna, d’un air embarrassé, puis répondit avec un sourire emprunté :

« Pas vraiment, je l’ai rencontré seulement hier, lors de la soirée…

— Alors qu’est-ce qu’on en fait ? On dirait un chien enragé. Qu’est-ce tu lui as fait ?

— J’ai emprunté un peu d’argent dans son porte-monnaie…

— Bon sang ! Alors rends-lui son pognon, et qu’il foute le camp d’ici ! s’exaspéra Carmen.

— Quel argent ? De quoi parles-tu ? interrogea Theo.

— Vous n’êtes pas revenu pour l’argent que je vous ai volé ? s’enquit la jeune lady.

— Bien sûr que non ! Je suis là pour la lettre que tu as laissée ! »

C’était la pire éventualité possible. Il savait tout. Alice observa derrière eux la porte encore ouverte par laquelle on entrevoyait quelques badauds curieux fureter à l’intérieur. Elle voulait y courir, la franchir et s’enfuir, mais Theo, l’hercule russe et Carmen lui barraient la route. Elle laissa tomber sa valise au sol. Son frère la dévisageait d’un regard plein de haine et de colère et, quand il comprit que, de surcroît, elle l’avait détroussé, il se révulsa de rage :

« Dîtes-moi que je rêve ! Espèce de garce ! Tu m’as volé ?

— Sale malotru ! gronda Carmen. Tu crois que je vais te laisser la voir alors que tu es pire qu’un animal ? Pavel, fous-moi cet énergumène dehors ! »

À sa demande, le grand Pavel traîna Theo pour le jeter hors de l’établissement. Effaré, le jeune homme jeta un regard furieux à Alice, demeurée impassible devant ses hurlements et sa colère. Son visage marmoréen considérait toute la scène d’un air las et glacé. Il lui hurla avec la rage du désespoir :

« Carole ! S’il te plait ! Arrête tes mensonges ! Je veux la vérité ! Tu m’entends ? J’ai besoin de l’entendre de toi ! De ta bouche ! Dis-leur de me lâcher ! »

Tandis que Pavel le traînait sans ménagement vers la sortie, Theo se débattit, plus forcené que jamais. Il écrasa d’un coup de pied celui de son adversaire, puis le frappa avec le coude aux côtes et agrippa férocement son oreille. La montagne russe, excédée, le jeta au sol et arma un poing colossal pour l’assommer. La voix retentissante d’Alice suspendit son bras.

« Attendez ! »

Elle posa sur Theo un regard désemparé et se pinça les lèvres.

« C’est mon frère, avoua-t-elle.

— Hein ? Celui que tu cherchais ? » s’abasourdit Carmen.

Pavel referma la porte de l’hôtel. Theo se releva et fit face à Alice. Pour la première fois depuis longtemps, il la considéra comme sa sœur. Dans son cœur, les bourrasques qui soufflaient avec fureur, s’apaisèrent et laissèrent place à une averse glaciale qui s’abattit de tout son poids sur ses épaules.

« Liam…, murmura-t-elle, mal à l’aise. Ça fait longtemps… »

Theo frissonna. Personne ne l’avait plus nommé ainsi depuis cinq ans, par ce sobriquet dont on l’avait affublé pour le différencier de son père ; et elle, elle n’avait rien perdu de sa façon insupportable de le prononcer, appuyant de sa voix chantante de petite peste sur la première syllabe au point de la redoubler presque. Cette accentuation qu’il avait abhorrée jadis le ramenait aujourd’hui onze ans en arrière, ce fameux jour d’orage estival où, arrivé dans la plus totale indifférence à Cliffwalk House, il rencontrait pour la première fois sa belle-mère Annabel et sa demi-sœur Alice Rose Wintersley, âgée de cinq ans et demi. Intimidé dans cet énorme manoir lugubre avec, les jours de pluie, des airs de cathédrale hantée, le petit garçon de dix ans trouva à peine les mots pour se présenter. D’un haussement de sourcil, sa marâtre lui expliqua pendant une heure les règles et les horaires de la maison avant de s’en aller en donnant à Mrs Mutton, la gouvernante, les dernières recommandations pour la soirée. Il demeura seul avec lady Alice, une fillette capricieuse et pleurnicharde qui allait rapidement lui attirer ses premiers ennuis dans sa nouvelle demeure. On lui avait collé cette petite sœur qu’il n’avait pas désirée, et il l’avait presque tout de suite détestée, parce qu’avec ses grands airs, elle incarnait la parfaite petite princesse, la fille chérie de leur père le Duc, son héritière légitime et bien née. Durant les trois ans qu’il vécut au manoir, leurs disputes incessantes avaient rythmé son quotidien. Alice signifiait beaucoup pour lui, mais elle lui rappelait sans cesse le lien, ce père qu’ils partageaient, et cette douloureuse période de sa vie qu’il exécrait. Il ne pouvait la regarder sans se remémorer. Alors, encore aujourd’hui, il la haïssait, elle, pour tout ce qu’elle représentait. Theo s’avança et attrapa sa sœur au poignet. Le jeune homme releva la tête. Son regard ténébreux donna des sueurs froides à Carmen.

« Alice, prends tes affaires. Je t’amène chez moi, déclara-t-il d’une voix grave, chargée d’autorité.

— Eh ? Que crois-tu faire, mon garçon ? s’interposa la patronne. Tu ne la forceras à aller nulle part.

— C’est ma sœur. Je la prends avec moi. De toute façon, elle ne peut pas rester éternellement ici, n’est-ce pas ? »

Theo tira Alice avec rudesse, et cette rudesse la secoua. Il ne restait plus rien de la tendre galanterie avec laquelle il l’avait prise par la main, la veille, pour la ramener au Midnight Flowers. Toute cette merveilleuse soirée s’était évaporée en fumée comme si elle n’avait jamais existé. Le retour à la réalité lui paraissait d’autant plus brutal qu’il détonnait avec le doux rêve de la nuit passée. Où était-ce un cauchemar qui commençait ? Son cœur se serrait. Elle commençait déjà à le regretter, cet hôtel minable. C’était le premier toit qu’elle avait trouvé sur Londres, et elle s’y était tout de suite attachée, parce qu’au fond, elle s’y sentait chez elle et en sécurité, bien plus que dans la demeure où elle était née.

« Laisse-moi au moins dire au revoir. »

Elle s’arracha de son poing pour aller aussitôt serrer avec ferveur la main chaude de Carmen.

« Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi. Vraiment.

— Tu peux rester encore un peu, tu sais ?

— Il faut que j’y aille.

— Reviens nous voir de temps en temps. Allez va et prends soin de toi, ma jolie. »

La patronne relâcha sa poignée chaleureuse, et Alice rejoignit son frère d’un pas résigné. Sans un mot, Theo prit sa bicyclette et se mit à marcher à côté. Sa fureur n’avait pas disparu : elle s’était seulement assourdie, le temps d’une accalmie, tranquillité funeste qui précède la tempête. L’air entre eux était électrique, et Alice craignait le moment où une étincelle viendrait tout embraser.

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