1.10.2

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L’appartement de Theo se trouvait à quelques rues au nord de Gerrard Street. Alice découvrit la façade de brique noircie du Bistrot Parisien. Derrière ses grandes baies, on pouvait apercevoir l’intérieur lugubre et obstrué de tables du restaurant. Theo emprunta une porte contigüe à l’établissement et pénétra dans un couloir obscur au bout duquel se fondait dans les ténèbres l’escalier qui menait aux étages. Alice s’insinua à sa suite dans ce passage étranglé et inquiétant, presque suffoquant de remugles de renfermé et moisissure. Elle grimpa les marches aux grincements sinistres, à chaque pas, un peu plus angoissants. Quand, arrivé au dernier étage, Theo accota au mur sa bicyclette et sortit son trousseau, elle se figea, incapable d’avancer un pied de plus. Son frère demeurait un étranger, quelqu’un dont elle ne connaissait presque rien et chez qui elle s’apprêtait à entrer. Que se passerait-il une fois la porte refermée ? Terrorisée, elle fit volte-face et tenta de s’enfuir par les escaliers, mais le jeune homme l’empoigna avec force pour l’arrêter. Elle dérapa sur la première marche et aurait sûrement dévalé les escaliers sans ce bras raide aux veines saillantes qui, agrippé au sien, la retenait. Il la ramena d’un coup sec sur le palier. Étourdie de violence, Alice tituba. Theo ouvrit la porte et lui ordonna d’entrer. Comme elle hésitait, il la poussa sans ménagement à l’intérieur.

« Je ne vais pas te manger, idiote ! » lui cria-t-il.

Dans le vestibule décoré d’une tapisserie blanche à petites fleurs, Alice tomba nez à nez avec une reproduction de la Liberté guidant le peuple de Delacroix. Elle resta quelques secondes à s’ahurir devant cette femme aux seins nus, seule au milieu d’hommes armés qui brandissait un drapeau bleu, blanc, rouge, absolument pas anglais, puis Theo l’entraîna de force au salon. Alice découvrit avec une certaine stupeur l’endroit où vivait son frère. Loin de ressembler à la garçonnière crasseuse qu’elle s’imaginait, l’appartement la surprit par son aspect propre et feutré. Les meubles de bois apportaient à la pièce sa rusticité, tandis que l’énorme canapé en chintz avec ses roses printanières lui donnait une touche féminine de vieux boudoir. Un tapis en peau de mouton agrémentait le coin douillet, près de la cheminée et du piano droit, où il était installé. Il y avait dans les énormes coussins veloutés, les tentures pastel et les rideaux de voile, un sens tout maternel de la décoration. Un parfum nostalgique flottait dans la pièce et berçait avec tendresse ses occupants. Alice sentit aussitôt, au-delà du décor, la présence fantomatique et chaleureuse de cette famille qui avait jadis habité les lieux, et elle devinait avec une amère jalousie qu’elle représentait pour son frère son véritable foyer. Contrairement à elle, il avait toujours eu un endroit où retourner, et il l’avait fait le jour où il avait quitté Cliffwalk House.

« Pose ta valise près du canapé. Tu dormiras là, cette nuit. »

Theo sortit une bouteille de whisky du buffet et s’en servit une généreuse rasade. Il fulminait, mais essayait de garder son calme et éteignait le feu de son ire à grandes lampées d’alcool.

« Sur le canapé ? demanda Alice.

— Sur le canapé. Tu ne resteras pas longtemps, donc tu devrais pouvoir t’en accommoder.

— Je ne reste pas longtemps ?

— Bien sûr que non ! Qu’est-ce que tu crois ? Que tu peux débarquer à Londres et venir foutre ma vie en l’air comme ça ? explosa Theo fou de rage. Et qu’est-ce que ce pseudonyme stupide, Carole Liddell ? Tu aurais pu me dire ton vrai nom au lieu de le cacher !

— Te le dire ? J’ai fait comme toi, Liam. Je ne voulais pas que tout le monde sache comment je m’appelle et que les gens fassent le lien avec notre père. Et Carole Liddell, je l’ai utilisé parce que je pensais que toi, tu le reconnaitrais… Mais comment voulais-tu que je devine qui tu étais ? J’étais encore enfant quand tu as quitté la maison. Je ne me rappelais même plus de ton visage. Et pourtant, j’ai essayé ! Mais maman a effacé toute trace de ta présence au manoir. C’est à peine si je me souvenais que j’avais un frère et que nous avions vécu trois ans ensemble. Tu sais, plus de six années sont passées ! Comment pouvais-je deviner qui tu étais, sachant qu’en plus, tu te fais appeler Theo Hattier ?

— Eh bien sache que je me nomme ainsi : William Theophile Hattier. C’est le nom qui est inscrit sur le registre civil, en toute légalité. Theophile a toujours été mon second prénom. C’était celui de mon grand-père maternel. Je préfère l’utiliser… Pardonne-moi si je n’ai pas envie qu’on m’appelle William comme cette ordure que tu appelles papa ! Mais je n’ai pas menti, contrairement à toi.

— Crois-tu que je t’aie menti intentionnellement ? Si je l’avais su, je n’aurais pas couché avec mon… »

Theo la bâillonna de la main avant qu’elle n’achève sa phrase.

« Ne dis rien ! lui somma-t-il. Il ne s’est rien passé. Compris ?

— Comme si je pouvais l’oublier en un claquement de doigts ?

— Débrouille-toi ! Mais n’en parle pas. C’est autant dans ton intérêt que dans le mien ! Tu prendras le premier train demain pour Cliffwalk-On-Sea. Je vais aller téléphoner à notre père pour l’avertir que tu es ici, décida-t-il d’un ton ferme tandis qu’il se dirigeait vers le vestibule pour prendre sa veste sur le porte-manteau.

— Ne fais pas ça ! Je t’en supplie ! Liam ! s’écria Alice en s’accrochant désespérément à son bras.

— Tu ne peux pas rester ici ! Tu n’as pas la moindre idée des ennuis que ta présence chez moi va m’attirer ! Je n’ai pas envie que tu ruines toute ma vie juste sur un coup de tête ! Et j’aimerais bien que tu m’expliques pourquoi sa ladyship a dû fuguer de chez elle !

— J’ai mes raisons ! Mais je ne peux pas t’en dire plus pour le moment…

— Penses-tu que cette réponse me suffise ? J’en sais assez sur toi pour savoir à quel point tu peux être déraisonnable, Alice ! Notre père me tuera s’il apprend que tu es ici ! Mais je te tuerai avant, tu peux me croire ! »

Theo revêtit sa veste de gabardine grise et se coiffa de sa casquette plate en tweed. Alice comprit qu’il ne plaisantait pas. Il mettrait sans délai leur père au courant et il se débarrasserait d’elle à la première occasion. Sans doute la gardait-il ici pour s’assurer par lui-même qu’elle repartirait sans créer de problèmes. Peu importaient ses soucis, son frère ne s’en préoccupait pas. Il ne pensait qu’à sa petite vie égoïste sur Londres, celle qu’il avait construite loin d’elle et de Cliffwalk House, dans l’insouciance la plus totale. Il avait ses amis, son travail et son petit appartement confortable ici. Ah oui ! Et les filles aussi, sa baby Baby et toutes ces catins qu’il forniquait juste pour une nuit ! Il fallait protéger tout ça, quitte à sacrifier ses chances à elle de connaître une existence pareille. Au jeu du chacun-pour-soi, on se débrouille seul pour se faire une place au soleil, mais qu’à cela ne tienne, Alice n’avait pas dit son dernier mot. Elle était prête à descendre dans l’arène !

« Je reviens vite. Reste sagement ici, lui ordonna Theo.

— Tu peux toujours courir ! » rugit Alice.

Son pied atterrit d’un coup sec en plein dans le mille. Theo poussa un petit cri, surpris, puis il tomba à genoux, les mains serrées au niveau de son entrecuisse. Alice se saisit aussitôt de son sac à main qui pendait au porte-manteau. En dernier recours, afin de la retenir, son frère encore à l’agonie accrocha sa cheville lorsqu’elle passa devant lui pour sortir. Sans pitié, la jeune lady lui écrasa le bras de son épais talon rouge et s’abîma dans les ténèbres de l’escalier. Elle était déjà bien loin quand Theo se releva enfin du terrible coup qu’elle lui avait asséné. Il tituba jusqu’au salon où il se resservit un verre de whisky avant de s’écrouler au milieu des roses du canapé, la tête en arrière sur le dossier moelleux comme dans un oreiller. Quelle furie ! Elle s’était échappée sans réfléchir. Sa valise oubliée gisait sur le tapis devant la cheminée. Harassé par tous ces événements riches d’émotions depuis la veille à aujourd’hui, Theo n’avait plus le cœur de lui courir après. Son esprit se diluait, liquéfié par l’alcool qui coulait dans ses veines comme une panacée. Le vide lui vint enfin, vaste et blanc comme le plafond du salon où voguait son regard absent. Il en perdit la notion du temps et s’enterra petit à petit, comme un corps mort, dans la bourre du canapé.

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