1.11.1

7 minutes de lecture

XI

Vivre avec. Les souvenirs de la veille firent à Theo l’effet d’une douche froide au réveil. Alice avait débarqué à Londres, ils avaient couché ensemble, elle dormait dans son salon. Ce cauchemar, comme une indéniable vérité, il le vivrait tous les matins de sa vie à partir d’aujourd’hui. La dure réalité écrasa de tout son poids sa pauvre tête déjà endolorie par la gueule de bois. La situation étant ce qu’elle était, il fallait composer avec les faits. Theo se résolut à sortir de son donjon et descendit de sa mansarde au palier d’appartement. Les yeux encore collés, la bouche bien pâteuse et traînant les pantoufles, il ne brillait pas par sa forme olympique en ce début de matinée. Il aperçut par l’entrebâillement de la porte du séjour, enrobée de couvertures dans son canapé, une masse problématique qu’il s’empressa d’esquiver en bifurquant aussitôt dans la cuisine.

La migraine avait doublé de volume dans son cerveau en l’espace de quelques secondes. Il fallait encore allumer la vieille cuisinière à bois en fonte brute, noire et croûtée de graisses calcinées, dont les battants émaillés de crème s’écaillaient. Son usage ancestral avait laissé au fil des années son empreinte encrassée de gras et de suie au-dessus du dosseret carrelé, sur la partie blanche du mur. Theo prit le tisonnier, souleva d’un geste habile les plaques des évents et ouvrit la porte du foyer. À côté du poêle, se trouvaient un grand panier à bois, une poubelle remplie de charbon et une pile de vieilles revues de presse. Il prit des feuilles de journaux et un fagot de bois sec qu’il tassa au fond du fourneau avant d’y jeter deux pintes de charbon et une allumette. Il souffla une fois dessus et la flamme se mit à crépiter. Alors, il sortit le pain du placard et remplit la bouilloire, puis il agita le brasier d’un coup de tisonnier et calfeutra le foyer. Le jeune homme avait acquis l’expertise des années dans la maîtrise de cette antiquité, et il ne lui fallut pas plus de cinq minutes pour que le feu soit prêt.

« J’ai faim », déclara une voix féminine derrière lui.

Appuyée au chambranle de bois brun, Alice portait ce déshabillé diaphane avec un débraillement outrancier. Noué négligemment à la taille, il glissait sur une épaule et s’ouvrait avec provocation sur ses jambes déliées. Sous ce mince voile pellucide, Theo devinait sans peine ses sous-vêtements de satin blanc.

« N’as-tu pas une chemise de nuit ou un pyjama comme tout le monde ?

— Non. J’ai oublié d’en apporter dans ma valise.

— Tu as oublié de prendre une chemise de nuit, mais tu as ramené ce bout de tissu qui ne sert à rien ? s’effara le jeune homme, tandis qu’il mettait à frire dans du beurre les tranches de pain.

— Je le trouve joli, moi. N’aimes-tu pas ce genre de petites tenues ? Qu’est-ce qu’elle met ta petite amie ?

— Là n’est pas la question. Enfin, je tâcherai de te trouver quelque chose. Tu ne peux pas te balader chez moi comme ça. Veux-tu un œuf au plat ?

— Oui, s’il te plait ! Vas-tu cuisiner toi-même ? s’enquit la jeune lady en prenant place à table.

— Ai-je l’air d’avoir une cuisinière personnelle?

— Non, mais je suis sûre que tu serais adorable avec un tablier à volants !

— M’lady, puis-je vous suggérer d’éviter vos remarques désobligeantes si vous ne souhaitez pas préparer vous-même votre petit déjeuner… »

Theo dressa les assiettes et les apporta à table, où bayait aux corneilles sa jeune sœur. Elle ne savait ni cuisiner, ni faire le ménage, ni quoi que ce soit d’utile au quotidien. Dans ce monde oisif et fortuné d’où elle venait, un domestique l’avait toujours assisté dans ce qu’elle entreprenait, même pour s’habiller. Theo avait vécu lui-même quelques années dans d’égales conditions, mais, contrairement à elle, il n’était pas né ainsi et ne s’était jamais habitué à une assistance permanente et à ses nombreuses facilités.

« Ton pain frit est trop gras, se plaint la jeune lady. Je le préfère toasté. N’as-tu pas un grille-pain ? Et où est le bacon ? Je ne le vois pas. »

Ce n’était pas de sa faute si elle était la fille de leur père, si elle était née dans ce luxe abrutissant, ou même s’ils avaient couché ensemble, mais parfois, on n’a simplement pas le cœur d’excuser les gens, et là, en l’occurrence, il était trop tôt le matin pour que Theo ne souhaitât pas, à cet instant précis, l’étrangler pour de bon. Cette cohabitation promettait des longues heures à s’arracher les cheveux…

« Il n’y a ni grille-pain ni bacon. Alors, pour l’amour de Dieu, ferme ta bouche et mange ! Aujourd’hui, je suis invité à déjeuner chez un proche. Enfin, Jo est un très bon ami, et j’apprécie également toute sa famille. Ce sont les Horowicz. Je suis convié régulièrement chez eux au repas de dimanche. Pour aujourd’hui, je vais l’appeler et décommander. Il connait mon passé, il sait très bien que j’ai une sœur, donc je ne lui cacherai pas ta présence chez moi. Rassure-toi. C’est quelqu’un de confiance. Il n’a jamais ébruité quoi que ce soit sur notre père et pourtant, il est l’une des rares personnes qui soit au courant. »

Après s’être douché, il sortit téléphoner et revint une dizaine de minutes plus tard, pour prévenir Alice, enfermée dans la salle de bain à faire sa toilette, qu’ils se rendraient quand même au déjeuner, car Jo était curieux de la rencontrer. Il fallait donc se dépêcher pour passer au marché et prendre le bus pour Hammersmith. Cette rencontre entre sa famille de substitution et sa véritable sœur inquiétait Theo. Il lui défendit de se maquiller, pratique qu’il jugeait outrancière et qui ne seyait guère une jeune fille de seize ans. Alice se présenta une quinzaine de minutes plus tard dans une mise parfaite. En petite robe noire, avec des manches cloches et un large col blanc, elle paraissait une adorable demoiselle, prude et polie comme on en trouve dans les couvents. Son visage sans les contours appuyés du maquillage recouvrait la douceur de ses traits originels. Un petit nœud enfantin ornait la coiffe sage de ses cheveux, qui, sans leurs frisettes factices, avait retrouvé leur tombé naturel. Elle faisait seize ans, ni plus ni moins et, avec son air de petit ange, elle charmerait à coup sûr Diana et Mrs Horowicz. Theo s’en réjouissait, quoiqu’à la voir si candide, un arrière-goût amer lui restait.

Ils se rendirent au hall floral et furetèrent parmi les pots de fleurs et les seaux de tiges coupées, à la recherche du bouquet de pois de senteur frais qui décorerait la table de Mrs Horowicz. Ils se baladèrent ensuite entre les étals du marché couvert. L’été abondait en fruits mûrs aux parfums entêtants. Alice voulut des pêches et des cerises, Theo opta pour des framboises parce que Diana les préférait. La jeune lady se vexa et demanda :

« Qui est Diana ?

— La fille de Jo. Elle a vingt ans. C’est la fille la plus gentille que je connaisse », répondit spontanément Theo, tout en payant le sac en papier de framboises que la marchande venait de lui remettre. « Tu verras. Elle adore la peinture et les beaux-arts. »

Alice se sentait déjà irritée avant de l’avoir rencontrée. Son frère l’avait évoquée avec un enthousiasme primesautier aux lèvres. Qu’avait-elle donc, cette Diana, pour mériter le titre superlatif de « la plus gentille fille qu’il connaisse » ?

« Est-elle jolie ? interrogea-t-elle.

— Oui, je suppose qu’elle a du charme, répondit-il d’abord sans réfléchir, puis devant la moue perplexe d’Alice, il ajouta : Je ne la vois pas de cette manière. Je l’estime énormément, bien plus que la majorité des femmes à vrai dire, mais mon amitié pour elle est uniquement platonique. Je ne crois pas non plus qu’elle me voie de cette manière. Je veux dire, je suis un peu comme son… Enfin, n’imagine rien de stupide, d’accord ? C’est une jeune femme respectable sous tous les rapports. Allez viens, nous ne sommes pas en avance. »

Theo s’élança sans attendre entre les étals de primeurs et se faufila d’un pas preste à travers les flots humains qui affluaient dans un sens ou un autre. Alice tenta de suivre son rythme, mais elle se sentait étrangement assommée comme si elle avait reçu un coup sur la tête. Elle ralentit pour reprendre ce souffle qui, soudain, lui manquait. Sa gorge serrée l’empêchait de respirer. Une vague de passants engloutit cet ourlet de pantalon beige qu’elle tentait en vain de rattraper. Son frère disparut complétement. Même son canotier ne surnageait plus au-dessus de la houle de gens. Alice sombra dans les abysses du marché. Blessée, seule, elle continua d’avancer, pas après pas.

« Ah enfin, te voilà ! Ne peux-tu pas faire un effort pour avancer plus vite ? Je te l’ai dit, il faut nous dépêcher ! »

Theo l’empoigna par le bras et l’extirpa des chemins fréquentés par une venelle cachée derrière des stands d’artisanat étranger. Ils rejoignirent l’arrêt de bus sur le Strand sous un soleil qui, triomphant dans le ciel, réduisait l’ombre à sa dernière extrémité. Ses rayons ardents brûlaient le crâne de la jeune lady qui alla se réfugier sous le ridicule couvert d’un lampadaire. Theo lui posa son chapeau de paille sans un mot sur la tête. Cette attention toucha Alice qui la ressentit comme une volonté tacite de s’excuser. Par bonheur, ils n’attendirent pas bien longtemps avant de voir le museau rouge de leur bus s’avancer.

Une fois installé sur la banquette avec Alice, Theo entreprit de lui présenter les Horowicz. Le professeur, éminent docteur en sciences sociale et politique, l’avait beaucoup soutenu depuis leur rencontre. D’origine juive polonaise, il était néanmoins athée et avait épousé par amour Mary, une catholique anglaise. Leur union faisait preuve d’une belle ouverture d’esprit, et Theo admirait entre eux ce lien tendre et complice encore plus solide avec les années. C’était Jo qui lui avait trouvé un emploi au London Weekly Herald et qui lui avait permis d’obtenir une bourse pour poursuivre ses études en dépit de ses difficultés financières. Sa famille, son épouse et sa fille, étaient des femmes « extraordinaires », des féministes reconnues pour leur militantisme et leurs actions sociales. Ce discours panégyrique agaça la jeune lady qui fit sans peine le parallèle entre leur père et Jo, sa mère et Mary, elle et Diana. Theo rejetait sa propre famille au profit d’étrangers, jugés plus méritoires à ses yeux. C’était injuste pour Alice dont le crime premier était seulement d’être sa sœur consanguine. Loin d’être dupe, elle perçut d’instinct que cet homme, ce professeur Horowicz, n’était pas étranger à l’éloignement définitif de son frère, l’année suivant leur fameuse rencontre.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Ann Lovell ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0