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XIV

À l’époque, décembre était un mois très animé à Cliffwalk House. À l’anniversaire d’Alice Rose Wintersley, succédaient le bal de charité de lady Annabel et le réveillon de Noël. La petite lady venait de fêter ses huit ans quelques jours auparavant et la duchesse de Twynham, sa mère, était fort occupée à préparer la réception prévue pour ce samedi afin de rassembler des fonds pour les orphelins de la paroisse, en compagnie du prêtre, individu patibulaire et grand ami de son mari. Le manoir en branle-bas de combat accueillait un renfort de domestiques qui allaient et venaient avec quantité de décorations, de nourritures et de linges nécessaires à l’événement. Mrs Mutton, la gouvernante, bien trop accaparée à diriger les nouvelles recrues dont les fréquentes étourderies horripilaient lady Annabel, avait laissé les enfants livrés à eux-mêmes avec pour seule consigne de ne pas gêner les préparatifs à la maison. William Theophile Wintersley, douze ans et son amie Dorothy Mutton, treize ans, profitaient de cette liberté complète pour vadrouiller à leur gré dans les bois abandonnés de la propriété.

Ces fourrés qui couvraient les falaises en bord de mer, loin de ressembler aux sveltes forêts émeraude de conifères, avaient l’aspect à la fois sauvage, malade et désolé d’un repaire de sorcières. L’hiver dépouillait ses pauvres bois déjà faméliques de leurs rares feuillages et rendait encore plus morbide la façon dont leurs carcasses sèches et biscornues agitaient leurs longs bras squelettiques. Les plus grands fûts maigres et hâves s’élevaient en faisceau de rameaux hirsutes comme autant de balais à l’envers, tandis qu’en sous-bois, les arbustes buissonneux enchevêtraient leurs tiges revêches et épineuses. Les lianes et le lichen grimpaient partout et ornaient de leurs bizarreries végétales les troncs encore debout et les chablis gisant au sol. La terre sépulcrale pleine de fanes en décomposition et de branches osseuses était bourbeuse. Le coin engorgé d’humidité comportait quelques étangs aux allures marécageuses dont l’eau croupie était particulièrement dégoûtante en cette période de l’année, avec le gel saisonnier qui constituait à leurs surfaces une pellicule de débris organiques verglacée.

Les enfants aimaient venir jouer dans cet endroit étrange, et pour le moins hostile, qui se prêtait volontiers à leurs incroyables épopées de chevaliers, de dragons et de magiciens. Malgré la froidure et la poudreuse tombée récemment, ils couraient tous les jours dans ses méandres inextricables, se faufilaient entre les troncs drus et enjambaient d’un bond les souches mortes. À chaque fois, à leur grand dam, la jeune Alice, avec ses placards rouges aux joues et sa morve au nez, les y suivait. Le nombre de fois où Dorothy et son frère tentèrent de l’égarer dans la forêt était désormais incalculable, mais avec une sotte opiniâtreté, toujours, elle y retournait.

Ce fut lors d’une de ces journées banales d’hiver que débuta l’affaire du chiot. À l’occasion d’une énième partie de cache-cache, les deux compères, pour se débarrasser de l’importune, avaient déserté avec malice les bois où celle-ci continuait de les chercher. Ils avaient rejoint la plage, terrain de jeu moins agréable en cette saison, mais qui au moins, leur laissait un peu d’intimité. Cependant, la nuit tombait vite, et au bout de deux heures, inquiets de ne pas la voir revenir comme à l’accoutumée, avec sa mine boudeuse et ses bouts d’oreilles écarlates, Dorothy et le jeune lord retournèrent la chercher, craignant les ennuis que sa disparition leur causerait. Quelle ne fut pas leur surprise quand ils découvrirent la petite lady qui, sous prétexte de jouer à la maman, était en train de bercer comme une de ses poupées, un petit sac à puces bel et bien vivant.

Les deux grands prirent aussitôt la situation en main. La bête grelottante semblait mal en point. Ils l’emmitouflèrent dans l’écharpe de laine du jeune lord et retournèrent au manoir, ou plus exactement dans ses cuisines, où Dorothy déroba à sa grand-mère un morceau de poulet du dîner. Alice contestait le protectorat qu’avaient instauré les deux grands sur le petit animal qu’elle avait, elle-même, découvert et revendiqua sa légitimité à en être la principale en charge. À l’issue d’une longue séance de délibérations, les jurés statuèrent en faveur du partage. Alice tenta bien de faire appel, mais impossible de réviser le verdict prononcé par les plus grands juges. Alors, ils tirèrent à la courte paille le premier qui s’en occuperait. Le hasard désigna Liam.

Les enfants introduisirent en catimini le bébé chien au manoir. Malgré les jappements inattendus et des gigotements intempestifs, ils déjouèrent la surveillance des domestiques et montèrent à l’étage. La chambre du jeune lord, enrobée dans un de ces papiers peints pâlichons aux feuilles d’acanthe, se trouvait contigüe à celle de sa sœur. Il déposa le chiot sur le tapis bleu nuit aux arabesques fleuries et lui apporta de quoi se sustenter. Les enfants jouèrent avec lui jusqu’à ce que le jeune lord soit appelé pour le bain. Il expulsa alors sa sœur, ferma la porte et sortit. Malgré la rapidité avec laquelle il fit sa toilette, il ne put empêcher le pire. Dès qu’il eut le dos tourné, Alice prit le chien dans sa chambre. Dans l’insouciance la plus totale, elle lui présenta ses jouets préférés : Teddy, l’ours en peluche, et ses poupées, la jolie Bella toute en porcelaine et l’hideuse Penny toute en chiffon qu’elle avait installés autour de sa dinette apprêtée pour le thé. Lorsque Mrs Mutton, sa gouvernante, vint la chercher sur ordre de sa mère, elle cacha le chien dans un carton sous son lit, abandonna en l’état tous ses invités et, en sortant d’un pas preste, en oublia la porte qui resta entrebâillée.

Le drame survint lorsque la bête naïve s’échappa de sa boîte et fila au salon où s’amoncelaient nombre d’ornements destinés à la décoration des tables de bal. Il y saccagea, non sans amusement, quelques compositions florales, tout cela afin de mettre le nez dans un plat de dégustation dont Lady Annabel avait dû juger des hors-d’œuvre les plus dignes de figurer au menu. Au contraire de la Duchesse, le chiot les trouvait parfaitement à son goût et se gavait encore quand une domestique le surprit en flagrant délit, un petit four dans la gueule. Elle poussa alors un cri strident qui alerta toute la maison. La bête effarouchée s’enfuit avec son larcin dans le vestibule où le Duc discutait avec son ami l’ecclésiastique, et poursuivit sa course en direction de la salle à manger où il passa à vive allure devant les yeux effarés de lady Annabel escortée de sa fille et de Mrs Mutton. S’ensuivit une évidente course-poursuite qui sollicita tous les efforts de toute la domesticité. Lorsqu’enfin l’animal en cavale fut capturé et appréhendé, les parents se braquèrent vers les deux enfants pour trouver le complice présumé.

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