1.14.2

6 minutes de lecture

Ce fut dans le salon, sur la scène du crime où traînaient encore les plats saccagés, qu’ils furent interrogés. La grande salle constituait pour l’occasion un tribunal grandiose. Des lambris de bois sertis de larges glaces, trois hautes fenêtres à croisée drapées de rideaux à lambrequins lourdement passementés, un plafond stuqué de rosaces d’où pendaient des lustres aux myriades scintillantes de pampilles de cristal, et partout, sur les boiseries, les plâtres, le mobilier rococo, des moulures d’or chantournées : tous ces fastes palatins exaltaient la supériorité et la magnificence de l’Empire britannique à son apogée. On y entrait par la porte magistrale à deux battants, encadrée d’un marbre grave et imposant. Le duc prit place dans le salon de style Louis XV à tapisserie florale et s’installa sur le canapé ; la duchesse dans la marquise ; et les enfants dans des fauteuils à la reine disposés près des fenêtres.

Liam s’avança sur le tapis au centre de la pièce pour relater sans détour l’ensemble des faits. Fut-ce par accès d’orgueil, de rébellion précoce ou par une volonté cachée de protéger sa petite sœur et Dorothy, il s’autodésigna comme principal fautif et concentra sur lui la foudre parentale. Vaillant, quoique tremblant sur ses jambes, le garçon attendait la sentence, le regard franc levé vers son père. Le duc quitta les coussins du canapé et déposa son verre de scotch sur le manteau de cheminée en marbre où trônaient deux chandeliers d’airain. Il se retourna ensuite vers son fils et déclara d’un ton suffisant :

« William Theophile Wintersley, tu avoues donc avoir pris la responsabilité d’amener cette bête sous ce toit.

— Oui, Père, articula avec difficulté le jeune garçon.

— Ta mère est extrêmement contrariée. L’animal a compromis les préparatifs du bal pour lequel elle s’est donné tant de mal. La date approche, et je comprends sa détresse incommensurable face au désordre qu’il a causé. Ta sœur et toi avez pourtant parfaitement conscience de l’importance de cet événement. »

Le duc s’approcha du canapé où se trouvait son épouse et passa une main réconfortante sur son épaule, puis il lui dit :

« Je vous laisserai le soin, très chère, de la punition qui vous plaira. En ce qui me concerne, j’aimerais que nous réfléchissions, William, au sort de cette bête dont tu as pris la responsabilité et que tu nous as ramenée dans un élan de générosité. Dis-moi, penses-tu avoir les moyens de t’occuper d’un animal ?

— Je n’en sais rien… Je pensais seulement l’aider…, justifia avec un maladroit bégaiement le jeune garçon. Il avait l’air d’être perdu et d’avoir faim.

— Donc, si je comprends bien, quand tu vois une pauvre créature, tu la ramènes au manoir pour lui donner le gîte et le couvert, est-ce bien cela ?

— Non…

— Alors ? Qu’était-ce ? » interrompit le père, d’un ton cinglant et plein d’autorité.

Liam baissa la tête qu’il tentait depuis le début de l’interrogatoire de maintenir levée. Il avala à grand-peine sa salive, sans rien oser dire, ne trouvant pas de justifications plausibles. Son père reprit, toujours avec ce ton péremptoire qu’il empruntait à l’occasion des grands procès :

« Comptes-tu ramener tous les pauvres malheureux que tu croises dans cette maison ? Crois-tu que cela soit une solution ?

— Non.

— Qui donc, selon toi, va les nourrir et les loger ? Est-ce toi qui vas t’en charger ? Ou est-ce ta mère ? Ou est-ce moi ? Dis-moi ! Qui donc ?

— Je ne sais pas…

— Ah ! Tu ne sais pas ! s’exclama le père avec une railleuse ironie. Eh bien, sache, fils, que cette demeure et tout ce qui s’y trouve sont ma propriété ! En d’autres termes, tu prends la responsabilité d’une pauvre créature mais tu me l’apportes dans l’espoir que je la nourrisse ! Alors, dis-moi, si j’accepte de prendre celle-ci et que tu m’en ramènes encore une autre, un chien, ou un chat, ou un mendiant, que sais-je ? Crois-tu que je puisse me montrer magnanime envers chacun d’eux avec une juste équité ?

— Non, non…

— Évidemment, je ne le peux pas. Je ne peux pas prendre sur moi toute la misère du monde, car si je le faisais, je deviendrais moi-même une part de cette misère. Ceci est une cruelle réalité, mais c’est la réalité qui fait aujourd’hui de toi mon fils, et non un enfant abandonné, un bâtard indésirable comme ce corniaud dégoûtant que tu as ramené ! As-tu compris ce que je viens de dire, William ? »

Son père prononça ces paroles d’un ton intransigeant qui tranchait chaque mot et en découpait chaque syllabe avec une précision chirurgicale. Tête basse, le jeune lord serrait les dents et respirait en ronflant comme un taureau pour retenir toute la rage et les sanglots que ce mot de bâtard soulevait en lui. N’était-il pas comme ce chiot, un orphelin au sang impur né d’une mère immigrante française que son père, noble aristocrate anglais, avait jadis rejetée ? Sa grand-mère paternelle et sa marâtre ne se privaient pas pour le lui rappeler. Il refusait de donner raison à ces deux femmes de l’humilier, mais reconnaître sa filiation, c’était reconnaître son père, se placer sous son patronage, se soumettre à son autorité. Liam cracha un « oui » dépité qui l’étrangla sur le fait.

« Bien, triompha son père froidement. Maintenant, réfléchissons, veux-tu ? Qu’allons-nous bien pouvoir faire de cette pauvre bête ? Après tout, tu es celui qui a décidé de la prendre sous ta responsabilité, mais possèdes-tu seulement les moyens de la prendre en charge et de lui offrir de quoi subsister ?

— Non…

— Alors que faisons-nous ? Nous la remettons dehors et nous lui disons gentiment de s’en aller. En voilà une belle idée ! Il ne fallait pas commencer à s’en occuper si c’était pour l’abandonner ! Sais-tu ce qui se passera une fois que nous l’aurons jetée dehors ? Eh bien, elle campera devant la porte d’entrée, parce qu’elle n’est pas idiote et qu’elle sait qu’à l’intérieur il y a de quoi manger ! Nous voilà bien ennuyés, n’est-ce pas ? Car à présent que nous l’avons sur les bras, nous ne pouvons plus nous en débarrasser. C’est cela, prendre une responsabilité ! Il faut aller jusqu’au bout de son devoir et le terminer. On ne peut pas s’en défaire avant de l’avoir achevé. Est-ce que tu comprends cela ?

— Oui…

— Maintenant en toute honnêteté, que ce serait-il passé si vous n’aviez pas ramené ce chien ici ? Que lui serait-il arrivé dans les bois où vous l’avez trouvé, orphelin, seul et perdu en plein hiver ? Je vais te le dire, moi, ce qui arrive en général dans ce genre de cas : la Nature s’en charge. Comme il ne peut pas survivre, il finit par mourir de faim ou de froid. Donc, ce que je te propose, c’est que nous tentions de rendre à Dame Nature ce que tu lui as pris, mais dont tu ne peux pas t’occuper. Mais, je te préviens, si la Nature ne le reprend pas, s’il revient vers toi, son maître qui l’a nourri une première fois, alors il faudra faire ce que la Nature ne peut plus faire elle-même. En d’autres termes, il faudra l’achever nous-mêmes. As-tu compris ? William ! Réponds ! »

La voix retentissante du Duc secoua le jeune garçon et lui fit crier par réflexe conditionné un « Oui, Père ! » militaire.

« Bien, conclut le père. Mr Finch, veuillez remettre cet animal dans les bois, je vous prie. »

Le majordome, digne représentant de sa race anglaise, sortit sans sourciller malgré le chiot qui jappait comme un beau diable, suspendu par la peau du cou au bout de ses gants. Depuis l’une des trois hautes fenêtres du salon, le jeune garçon l’observa remettre la petite boule de poils à l’un des fils Mutton sous la clef de voûte du porche. Le grand gaillard traversa le jardin, passa le portillon et s’engouffra dans les fourrés nébuleux du bois voisin. Le soleil brûlant du couchant enluminait la nue pâteuse de ses derniers rayons. Le Duc se rassit avec son verre dans le canapé et déplia un vieux journal.

« Maintenant, prions pour que cet animal fasse preuve d’un peu d’intelligence et ne revienne pas ici. »

Atterré, le jeune garçon n’osait imaginer ce qu’il se passerait si le chiot revenait. Son père le lui avait pourtant bien fait comprendre, mais son esprit refusait catégoriquement de se l’imaginer. Il percevait néanmoins l’ombre de l’épée de Damoclès planer au-dessus de la tête du chiot. La luminosité du jour déclinait, et bientôt les détails du jardin s’effacèrent dans l’obscurité. Liam n’osait plus regarder par la fenêtre de peur de voir ce qu’il redoutait se réaliser. Au contraire, sa jeune sœur, près de lui, fixait d’un regard terne les nébulosités insondables des bois. Elle soufflait sur la vitre de grandes traces de buée, en attendant le retour du chien. La petite boule de poil surgit d’une haie, se faufila entre les barreaux du petit portail et sauta joyeusement sur la pelouse.

« Le chiot est revenu ! » s’exclama Alice.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Ann Lovell ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0