Mehdi

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Moment 2

Le soleil brulant s’approchait du zénith quand Medhi décida de déjeuner au pied de son étrange ami, un sycomore sec et noueux, centenaire et mort depuis des années. Le vent et le sable avaient creusé des sillons hélicoïdaux et tortueux de la base du tronc vers le sommet. Sa silhouette avait impressionné le garçon lors de son premier périple dans la vallée pour garder le troupeau d’Amina. De jour en jour, d’ombre menaçante, il était devenu un simple arbre puis s’était transformé en balise géodésique, point de repère inamovible sur le grand canevas monotone du désert syrien. Il sortit de sa besace la partie principale de son repas enveloppé dans un al-Watan encore plus ancien que celui qui trônait sur le vieux meuble vermoulu près de l’entrée. Un pita garni d’un Tzatziki composé d’un yaourt de chèvre épais, de concombre râpé accompagné d’oignons blancs et d’ail frais. L’odorat subtil du pâtre fut émoustillé par le mélange raffiné de l’huile d’olive, la menthe, l’aneth, ensemble assaisonnant le mets. Medhi fronça un instant des sourcils, puis se ravisa en trouvant ce qui manquait pour parfaire la dégustation de ce délice : quatre baies sombres cachées dans un recoin du pain. Une bouteille d’Al-Shark accompagnait le plat unique, Medhi achetait au prix fort cette bière venue d’Alep chez un revendeur clandestin installé dans le hameau malgré une fabrication contrôlée par le gouvernement. Sa sustentation terminée, il marcha un peu, regarda où se situait le troupeau d’ovinés et revint auprès de son arbre mort, seul compagnon dans le morne paysage.

Medhi releva la tête brusquement, un souffle chaud au-dessus de lui. Il s’était endormi quelques minutes, les chèvres se trouvaient maintenant autour de lui. Cette situation ne rassura pas le garçon. Quelque chose, quelqu’un ou un animal sauvage avait fait refluer le troupeau vers leur gardien. Il compta rapidement les bêtes, aucune ne manquait. Regardant vers le hameau, puis vers le sud, ensuite la route et enfin le fond de la vallée vers le nord, il ne vit rien de spécial sur l’instant, mais une ombre noire à l’horizon l’intrigua. La forme se mua en silhouette, qui se changea en homme, puis devint Arabe, marcheur vers la Mecque, pèlerin poussiéreux, exilé volontaire vers la cité du dieu des musulmans. Medhi comprit rapidement que rien ou si peu n’était à craindre de celui que le désert amenait vers lui. L’inconnu traversa paisiblement le troupeau de chèvres, caressa l’une, taquina les oreilles d’une autre en leur parlant doucement. Il se planta devant le garçon et resta silencieux de longues minutes, le souffle court avec un énigmatique sourire aux lèvres comme s’il était libéré d’un poids, enfin arrivé à destination. De son côté, Medhi considéra l’homme au turban, barbu, sale, puant la sueur et vêtu d’une Twab défraîchie et usée. Était-il un vrai Hâdim ou un vagabond comme tant sur les routes, pauvres hères chassés par les exactions de Daech et leurs complices zélés ? L’inconnu leva son avant-bras droit, se pencha un peu en frappant par deux fois sur sa poitrine au niveau de son cœur. « Béni soit Allah, je te salue, Mehdi » le garçon rendit le geste tout en se demandant pourquoi un pèlerin chiite se trouvait dans la région. L’individu s’approcha tout près, quémanda une cigarette. Medhi sortit de son paquet blanc et rouge un cylindre de papier écru et or qu’il alluma avec un antique briquet en métal. L’homme regardait le pâtre en hochant la tête, satisfait de lui-même, savourant la blonde Américaine.

─ Comment sais-tu mon prénom ?

L’inconnu chassa la fumée et cessa de sourire.

─ Je le sais, c’est tout ce qui importe. Écoute-moi bien : dans trois jours, va au Massaya café à Al Salamīyah. Tu dois t’y trouver à midi précise, quelqu’un viendra et il te dira pourquoi tu es ici. N’oublie pas, dans trois jours au Massaya café.

L’homme s’éloignait déjà quand Mehdi l’interpella.

─ Hé, toi !

Quand l’Arabe se retourna, Medhi lui lança son paquet de cigarettes, mais il garda le briquet, cadeau posthume de son grand-père. L’inconnu filait à marche rapide, l’étui de tabac à la main. Au bout de quelques minutes, Mehdi ne distingua plus que le ghutrah blanc tenu par l’agal sombre contrastant sur le fond sable du désert syrien. Comme à son arrivée, il redevint silhouette, puis un trait fin à l’horizon et plus rien. Le gardien des ovidés rassembla le troupeau et rentra chez sa grand-mère.

Au repas du soir, Amina trouva son petit-fils bien silencieux, il n’avait pas repris de fatouche, sa salade de crudités composée de pourpier, tomates, concombres, radis, oignons, relevés par du sumac, épice d’un gout acidulé surprenant. Le garçon restait dans ses pensées, l’esprit torturé par les propos de l’homme rencontré dans le désert. Il n’avait jamais rien caché à sa grand-mère et encore moins imaginé passer un séjour aussi long chez elle. À son arrivée, Mehdi avait tout raconté de l’attentat dans l’abribus, les cris des filles qui tombaient foudroyées par la rafale de mitraillette, les brulures des balles dans son épaule et le genou. Les agents du Hezbollah libanais à sa sortie d’hôpital pour l’amener ici, lui demandant d’attendre leur retour pour rentrer à Damas. Personne n’était venu, sauf l’inconnu du désert, qui avait dit que dans trois jours, il lui faudrait rejoindre Al Salamīyah. Comment annoncer son départ à celle qu’il considérait un peu comme sa mère depuis que sa génitrice avait disparu dans les geôles sombres et maléfiques de la police secrète de Bachar el Assad. Dans la voiture noire qui l’avait amené ici, aucun des hommes n’avait dit pourquoi ils agissaient ainsi, même la simple raison de cette singulière protection ne lui avait pas été signifiée. Mehdi se demandait souvent si ce n’était pas une erreur sur la personne, une méprise. Un « bug » selon ses amis quand les ordinateurs du centre universitaire se mettaient parfois à diffuser en boucle un discours du chef de l’État ou des images de propagande du parti présidentiel. Le nomade en haillons avait balayé ces possibilités faciles. Mehdi était maintenant convaincu qu’il faisait partie d’un plan, un rouage, une pièce essentielle à protéger à tout prix, la suite se trouvait à soixante kilomètres au nord du pays. Il regarda sa grand-mère se mouvoir dans son éternelle tunique noire, tête nue uniquement à l’intérieur de la maison. Mehdi restait persuadé de sa grande beauté d’antan. Il s’intéressa à sa coiffure, au chignon compliqué qu’elle dénouait chaque soir et refaisait au matin, patiemment, comme un rite sacré.

─ Mina, pourquoi es-tu blonde alors que maman était très brune ?

La vieille femme fronça les sourcils, rangea quelques instruments de cuisine et vint s’asseoir près du jeune homme.

─ Vois-tu, mon enfant, mes parents étaient français, mais je suis née à Bagdad. Quand je me suis mariée avec ton grand-père Ali en mille neuf cent soixante-huit, j’ai pris la nationalité irakienne, puis sont arrivés ton oncle Muhammad et Zarah, ta mère.

─ Muhammad ? Maman m’a dit qu’il est mort en mille neuf cent quatre-vingt-dix, pendant la guerre du Golf.

Amina poussa un long triste et soupir.

─ C’est exact, Ali ne s’en est jamais vraiment remis, c’était son préféré.

Un silence s’installa dans la maison. Au loin, un chien aboya à la lune, pleurant une compagne, sa liberté ou autre chose que seul Allah sait en ces terres musulmanes. Ce qui devait arriver vint, Amina le redoutait depuis longtemps.

─ Mina, parle-moi de mon père

Les yeux gris perle de l’ irakienne plongèrent dans ceux de l’enfant syrien.

─ En fait, j’ai peu de choses à te dire, ta mère restait très secrète sur sa vie, là-bas en Irak. Elle m’a raconté un jour que c’était un homme de pouvoir, puissant et riche, un peu plus âgé qu’elle et qui l’aimait beaucoup, ses obligations l’empêchaient de prévoir une union.

─ Quelles obligations ?

Le visage fermé d’Amina servit de réponse au jeune syrien.

─ Au fait, comment pourrais-je me rendre à Al Salamīyah après-demain ?

La vieille faillit lâcher son plateau avec le thé fumant.

─ Al Salamīyah ? Je ne vois qu’une seule solution, le camion de Mahmoud.

─ Qui c’est celui-là ?

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