CHAPITRE XIV

30 minutes de lecture

De la suite des aventures de don Diego de Torres et Juan Roldán. De l'incarcération du visiteur Juan Bautista de Monzón. De la mort de don Fernando de Mendoza, son fils. Du grand risque que le visiteur courut de perdre lui-même la vie. Et d'autres événements contemporains de ceux-ci.

La nuit était déjà bien avancée; c'était une nuit sombre, ténébreuse et pluvieuse. Les cachots étaient fermés et silencieux, lorsque don Diego de Torres déballa l'empanada qu'il avait gardée pour dîner; il trouva à l'intérieur les deux poignards transformés en limes, et un papier contenant des instructions. Il scia ses entraves, et commença à retirer des briques du mur, juste sous la fenêtre, tandis que Roldán en faisait de même depuis l'extérieur de la cellule.

La forte pluie qui tombait aidait à ce que leur opération passât inaperçue. En un court laps de temps ils avaient percé un grand trou par lequel sortit don Diego de Torres. Juan Roldán l'emmena chez le visiteur à qui il dit: "Voyez-vous, Votre Seigneurie, que don Diego de Torres est libre?". Le visiteur s'adressa alors à son ami le cacique: "Don Diego, vous voilà à présent libre, et je continuerai à vous apporter mon aide; allez, et que Dieu vous garde".

Ils descendirent alors aux écuries où un cheval sellé et armé attendait don Diego, et sur le dos duquel il quitta la ville. Le visiteur félicita Roldán de son exploit, qui lui dit: "Voulez-vous, Votre Seigneurie, qu'au matin je fasse une farce à ces messieurs de l'Audience Royale?". "Faites comme il vous plaira; j'ai pleine confiance en toutes vos initiatives", répondit le visiteur. Le Roldán retourna chez lui où il sella la jument qu'il montait habituellement pour rassembler ses vaches, et s'éloigna dans la savane. Entre neuf et dix heures du jour, il revint en ville, et alla droit à la place.

À l'angle de la prison, là où avait été détenu don Diego de Torres, il y avait un important attroupement, tandis que le reste de la place était pratiquement désert. Juan Roldán demanda: "Messieurs, que se passe-t-il? Quelle est donc cette nouvelle agitation?". On lui répondit: "Ignorez-vous que don Diego de Torres s'est évadé?". Avec une grande émotion dans la voix il dit: "Grand Dieu! Don Diego s'est évadé! Par où s'est-il échappé?". On lui répondit: "Par un trou creusé dans le mur de sa cellule, par lequel pourrait passer un bœuf". Roldán s'exclama à nouveau: "Grand Dieu! Messieurs, ce matin, tandis que j'étais à la recherche de certaines de mes vaches qui s'étaient égarées dans les marécages du domaine du Zorro, où comme vous pouvez le constater je me suis crotté, j'ai vu surgir du cœur des roselières qu'il y a là-bas un homme monté sur un bon cheval, avec lance et bouclier; lorsqu'il me vit, il me menaça de sa lance, et bifurqua en direction des haciendas du Zorro. Mais je n'ai pu le reconnaître".

C'est ce qu'était en train de conter Roldán, quand, sur ordre de l'Accord, on l'arrêta et on le mit en prison; il fut enfermé dans le cachot blindé, où se trouvait déjà Juan Prieto Maldonado.

Le contrôleur Orozco descendit de l'Accord pour enregistrer sa déclaration, sur le fondement de laquelle il fut décidé qu'il serait soumis à la question, ou tourment (toi qui voulais plaisanter). Le même samedi dans l'après-midi, on le mena dans la salle de tourment. Là étaient présents l'auditeur Pedro Zorrilla, le contrôleur Orozco et le secrétaire Juan de Alvis, Biscaïen de la Chambre Royale.

On plaça Juan Roldán sur la poulie, et à peine avait-on commencé à la lever qu'il cria: "Descendez-moi de là! Je vous dirai la vérité!". Et il se mit effectivement à la dire, commençant par les amours du contrôleur Orozco, et expliquant qu'elles étaient à l'origine du faux soulèvement. Il fit une foule de révélations à ce sujet; et dans certaines d'entre elles il impliquait l'auditeur Pedro Zorrilla, qui dit au secrétaire: "Assez, Monsieur le Secrétaire, n'écrivez plus". Mais celui-ci, en bon Biscaïen, répondit: "Secrétaire du Roi, secrétaire fidèle! Parle, Roldán, j'écrirai tout". Et le Roldán de poursuivre avec ses vérités; c'est sur cette déclaration-là que je me fonde pour vous narrer ces faits.

Le secrétaire récusa le contrôleur, et lui ordonna de sortir de la salle de tourment. On actionna à nouveau la poulie et Roldán hurla: "Aïe! Aïe!". De derrière la porte le contrôleur lui lança: ""Aïe! Aïe!" Vous vous plaignez de bien peu". Roldán lui rétorqua depuis la poulie: "De peu? Vous aurez bientôt l'occasion d'occuper cette place, et nous verrons si vous supportez le quart de ce que je supporte".

Et on leva encore davantage la poulie. L'état de santé du patient se dégrada rapidement; sa tête tomba sur le côté et il commença à vomir une mousse blanche. On s'écria: "Il se meurt! Il se meurt!". L'auditeur, affolé, cria: "Détachez-le prestement!". Et on dénoua si prestement la corde qui retenait son corps, qu'il tomba au sol de tout son poids, et ne montra plus réaction aucune. Du sang s'écoulait de ses oreilles, de son nez et de sa bouche. L'auditeur envoya alors chercher le licencié Auñón, médecin. Mais il était introuvable; on se rabattit alors sur le docteur Juan Sánchez, qui n'était que chirurgien, et qui ne devait son titre de docteur qu'à l'auditeur Cetina, qui le lui avait attribué après que le Sánchez lui eut procuré un remède qui l'avait soulagé d'un mal passager.

Juan Sánchez entra et l'auditeur lui dit: "Voyez cet homme". Il lui prit la main pour lui examiner le pouls. À cet instant Roldán agrippa la main de Juan Sánchez, lui implorant miséricorde. Le Juan Sánchez tourna alors la tête et le regarda dans les yeux. L'auditeur lui demanda: "Comment va cet homme?". Il répondit: "Mal, mais pas si mal". Le secrétaire Juan de Alvis sauta brusquement du fauteuil où il était assis et s'écria: "Va au Diable, médecin indien ! Tu nous dis qu'il va mal, mais pas si mal! Va au Diable, Indien médecin!".

La rage du secrétaire était telle, que ni l'auditeur ni le contrôleur ne parvenait à l'apaiser. Ce fut alors qu'on annonça l'arrivée du licencié Álvaro de Auñón, ce qui ramena le calme. Le médecin entra et prit le pouls de Roldán, qui fit la même chose qu'avec le Juan Sánchez. Il dit à l'auditeur: "Monsieur, cet homme se meurt, et si on n'y remédie à temps, il poussera bientôt son dernier soupir". "Que faut-il faire?", demanda l'auditeur. Le médecin répondit: "Amenez un drap mouillé de vin, un brasier, du feu, et des vêtements pour le couvrir".

L'auditeur sortit furieux de la salle; il appela le contrôleur, et tous deux ils montèrent à l'Accord, et en revinrent avec le drap, le vin, le feu, un matelas et des couvertures. Auñón entra dans la salle de tourment accompagné de deux assistants; ils mouillèrent le drap de vin, le firent chauffer, y enroulèrent Roldán, qui semblait déjà mort, et le posèrent sur le matelas.

Les cloches de l'église principale annoncèrent l'heure; après avoir fait une prière, le licencié Auñón ferma la porte et les fenêtres de la salle, et partit visiter un autre malade en emmenant les clés, disant qu'il reviendrait après huit heures du soir.

De l'échoppe de Martín Agurgo on avait rapporté quatre barres de fer pesant trente livres chacune, pour administrer le tourment à Juan Roldán, en les lui suspendant aux pieds.

Le temps qu'Auñón fît l'aller-retour chez l'autre malade, Roldán en profita pour se lever, défaire les coutures du matelas, y placer les quatre barres de fer, et se recoucher enroulé dans son drap trempé de vin.

Depuis l'Accord on envoya quelqu'un prendre des nouvelles du malade; mais les gardes n'avaient pas la moindre idée de son état, puisque le licencié Auñón avait emmené les clés. Le médecin revint entre huit et neuf heures du soir. On en avisa l'Accord, qui à nouveau demanda comment se portait Roldán; Auñón répondit que très mal.

On dressa un procès-verbal de remise de Juan Roldán à Julián Roldán, son père, pour qu'il l'emmenât chez lui. Julián Roldán était dans le patio de l'édifice royal, où il avait fait un scandale, hurlant à tout rompre; lorsqu'on lui notifia la décision de lui remettre son fils, il s'irrita encore davantage et protesta de plus belle, disant qu'il n'avait pas à emmener son fils si on ne le lui rendait pas en bonne santé. L'Accord décida donc de remettre Juan Roldán en prison, en attendant de voir l'évolution de son état. On le transporta sur le même matelas où on l'avait laissé allongé dans la salle de tourment; les alguazils qui le portaient, constatant qu'il était très lourd mais ignorant le secret des barres de fer dans le matelas, pensèrent qu'il était mort. Ils le placèrent dans le même cachot où était prisonnier le capitaine Juan Prieto Maldonado, qui fut fort attristé de voir Roldán en un si piteux état.

Ces messieurs de l'Accord et les autres rentrèrent tous chez eux. La prison et les cachots étaient fermés, et l'alcade alla se coucher. Il avait laissé un petit bout de chandelle allumé dans le cachot où était Roldán, qui, une fois qu'il fut entièrement consumé et que la prison fut silencieuse, se leva du matelas et s'approcha de la couche du capitaine Juan Prieto Maldonado, qui était endormi; Roldán l'appela et le réveilla. Le capitaine dit: "Qui m'appelle?". "C'est moi, Roldán". "Mon frère! Comment vas-tu?". "Je vais bien, mais je suis mort de faim. Avez-vous quelque chose à manger?". « Oui », répondit le capitaine. "Il y a des biscuits et du vin". Et il lui en donna. Et tandis qu'il mangeait, Juan Roldán demanda à Juan Prieto: "Savez-vous ce que je vous amène?". "Que pouvez-vous donc me ramener d'un tourment que vous avez subi?". Roldán répondit: "Quatre bonnes barres de fer, pour que vous installiez des grilles neuves à Tunja".

Il les sortit du matelas et les cacha sous le lit de Juan Prieto Maldonado. Et ce fut tout le bénéfice qu'il obtint en faisant cette farce aux messieurs de l'Audience Royale; mais à dire vrai il gagna autre chose: deux ans de prison. Il demeura incarcéré jusqu'à ce que le libérât le visiteur Juan Prieto de Orellana, lui et tous les autres impliqués dans la procédure à l'encontre du visiteur Juan Bautista de Monzón, tel que nous le verrons plus avant.

Grand est l'aveuglement que produit la passion amoureuse, d'autant plus lorsque le sujet qui en est atteint en vient à perdre la raison, cheminant constamment au bord de précipices, jusqu'à tomber dans l'abîme de la disgrâce.

Le contrôleur, privé de l'objet de ses passions exaltées, vivait dans un océan de tourments, ce qui lui faisait perdre le goût de toute chose. Et à cette frustration s'ajoutaient les tracas qu'il avait en sa maison, nés de la furieuse jalousie de sa femme, et les craintes liées aux révélations qu'avait faites Roldán tandis qu'il recevait le tourment. Sa situation était donc extrêmement préoccupante, et pour y remédier il emprunta le chemin suivant.

Au cours de l'année 1581, le contrôleur organisa une confrontation entre l'auditeur Pedro Zorrilla et le visiteur Monzón. On commença par se notifier mutuellement des cédules royales. La fuite de don Diego de Torres arguait en faveur de la version du soulèvement, qui elle-même jouait en défaveur de Monzón. Tous les faits et gestes de l'auditeur étaient guidés par les sentiments du contrôleur, à qui la passion ne laissait plus la moindre opportunité de faire usage de la raison; ils accordèrent donc de faire arrêter le visiteur. Ils consultèrent toutefois leurs partisans, ceux chez qui la visite avait nourri un fort ressentiment, à qui l'idée d'emprisonner le visiteur semblait parfaitement indiquée, et qui par conséquent l'approuvèrent.

Le contrôleur et l'auditeur décidèrent de charger de l'arrestation le capitaine Diego de Ospina, qui était à Marequita et était capitaine du Sceau Royal. Ce capitaine fut donc mandaté par l'Accord Royal pour exécuter cette mission, et le contrôleur, qui en était un ami intime, lui recommanda par écrit de venir bien accompagné.

Le capitaine obtempéra, partit de Marequita à la tête de trente soldats arquebusiers, et marcha jusqu'à la ville de Tocaima, par laquelle à cette époque passait le chemin reliant Santa Fe à Marequita; seulement de nombreuses années après on ouvrit celui de La Villeta, qui est celui qu'on utilise toujours aujourd'hui.

Arrivé à Tocaima, le capitaine Ospina entretint de son négoce son ami le capitaine Oliva, et le pria de l'accompagner; l'Oliva accepta et se joignit à son compagnon avec dix autres arquebusiers. Tous ces gens arrivèrent à l'hôtellerie qu'on appelait alors d'Aristol, où peu avant étions arrivés moi et un de mes beaux-frères, nommé Francisco Antonio de Ocallo, un Napolitain, dont le fils, mien neveu, devint plus tard le père Antonio Bautista de Ocallo, et qui est aujourd'hui curé de la paroisse d'Une et Cueca.

L'Ospina et l'Oliva étaient de grands amis de mon beau-frère Francisco Antonio; et comme nous venions de la ville de Santa Fe et allions vers celle de Tocaima, pour un négoce que nous avions à régler là-bas, l'Ospina lui demanda des nouvelles de notre ville. Francisco Antonio lui répondit qu'elle était sens dessus dessous, en raison du conflit entre l'Audience et le visiteur. L'Ospina dit alors: "C'est là-bas que je vais, car on y a fait appel à moi; et à toute fin utile j'emmène avec moi ces gens. Qu'en pensez-vous?". Et ils s'écartèrent pour poursuivre cette conversation en privé.

Le Francisco Antonio, vieux vétéran des campagnes d'Italie, affirmait s'être trouvé présent aux côtés de l'empereur Charles Quint lors de l'expédition d'Alger, qui se solda par une défaite. Il dit au Diego de Ospina: "Si notre amitié souffre le moindre conseil, et que par mon âge et mon expérience je peux le donner, je vous le donnerai". L'Ospina lui répondit que s'ils s'étaient éloignés des autres et que cette conversation était privée, c'était justement pour qu'il lui donnât ce fameux conseil, ce que fit le Francisco Antonio: "Il m'est avis, Monsieur le capitaine Diego de Ospina, que Votre Grâce ne devrait pas laisser entrer ses hommes dans Santa Fe, et qu'ils ne devraient pas aller plus loin qu'ici; en effet, hormis eux, nul en ce Royaume n'est armé; et il serait fâcheux que leur venue causât des troubles auxquels on ne puisse remédier, et que Votre Grâce dusse payer les conséquences de ce qui a été causé par d'autres".

Et il n'y avait là nulle tromperie, car effectivement cette drôlerie coûta au capitaine sept mille pesos de bon or, qu'empocha le visiteur Juan Prieto de Orellana; et si plus tard, du temps du président don Francisco de Sandi, il n'eût fait preuve d'autant d'ingéniosité pour s'échapper de prison, il lui en eût coûté la tête, entre autres bagatelles.

Le capitaine Ospina remercia le Francisco Antonio pour son conseil, et, puisque les tables étaient dressées, ils allèrent manger. Après le repas l'Ospina tint à ses soldats le discours suivant:

"Messieurs les soldats, je vous suis infiniment reconnaissant de la grâce que vous m'avez accordée en voulant bien m'accompagner, et je vous en serai obligé jusqu'à la fin de mes jours. Mais les entreprises qui sont menées impulsivement, sans avoir été mûrement réfléchies, le plus souvent échouent, et ces échecs génèrent de notables préjudices; or des rumeurs inquiétantes, desquelles je n'ai pas été informé comme je l'aurais dû, courent en la ville de Santa Fe; je me suis donc résolu à donner la priorité à la sécurité de vos personnes et de la mienne, car je ne souhaite pas que, pour avoir agi de manière irréfléchie, nous arrive une quelconque disgrâce, alors que nous pouvons dès à présent l'anticiper. Je vous supplie donc de respecter scrupuleusement la consigne de ne pas aller plus loin qu'ici. J'irai seul à Santa Fe, accompagné de mes deux amis monsieur le capitaine Juan de las Olivas et l'alguazil Pedro Hernández. J'irai à l'Audience Royale, lui demander de clarifier ses ordres à mon égard. Je vous prie donc de tous retourner à Marequita, où vous pourrez demeurer en ma maison, où vous seront assurés gîte et couvert, et où tous vos besoins seront assurés jusqu'à mon retour".

Personne ne voulut contredire une demande aussi juste. Mais il leur dit aussi que si certains souhaitaient aller à la ville de Santa Fe pour négoces, ils pourraient le faire à la condition de ne pas y aller en troupe. C'est dans cette licence-là qu'on trouve l'origine de la plupart des dégâts qui furent à déplorer ultérieurement. Forts de cette résolution, le capitaine Ospina et ses deux compagnons partirent pour Santa Fe, mon beau-frère et moi-même pour Tocaima, et les autres soldats demeurèrent à l'auberge. Certains d'entre eux retournèrent à Marequita ou à Tocaima; et d'autres entrèrent dans la savane, pour se diriger vers Santa Fe. Ils allaient en troupe, contrevenant ainsi à l'ordre que leur avait donné le capitaine Ospina. Ils arrivèrent à l'hôtellerie d'Alcocer, où ils mangèrent fort bien et burent mieux encore. Ainsi, bien échauffés, ils allèrent faire une promenade dans la savane, avec leurs mousquets chargés. Il leur parut alors fort divertissant de tirer des coups de feu en disant à haute voix: "Celui-ci est pour untel, et celui-là pour tel autre. Avec celui-ci je prends sa fille à untel, et avec celui-là je prends son coffre à tel autre".

Et ils n'hésitaient pas à prononcer ouvertement les noms de leurs victimes fantasmées. Ils faisaient tout cela sans la moindre discrétion, et l'auberge avait d'autres clients, qui n'étaient pas sourds. Ils mémorisèrent donc leurs paroles, et furent plus tard témoins dans les informations judiciaires.

Ces fines plaisanteries eurent de lourdes répercussions financières lors de la visite du licencié Juan Prieto de Orellana, qui avait été dépêché pour résoudre le conflit opposant l'Audience au visiteur Monzón, et finaliser la visite de ce dernier, bien que jamais il ne la finalisât. Elles coûtèrent donc, comme je l'ai déjà dit, sept mille pesos de bon or au capitaine Diego de Ospina; et tous les autres qu'on put prendre le furent grâce à un efficace travail d'investigation. Et ainsi revenons à l'Audience Royale et au visiteur, qui ont engagé une lutte à couteaux tirés.

Du fait de la jalousie de la contrôleuse, qui n'avait pour arme pour se venger que sa langue, et de ce que révéla Juan Roldán au cours de son tourment avec la sienne, l'air de la ville était comme vicié, et un de ces murmures infectés parvint finalement à l'oreille du capitaine de cavalerie, mari de la dame à l'origine de tous ces troubles. Cela se produisit tandis que le capitaine et ses hommes étaient en manœuvre dans la campagne, où tous parlaient et répétaient ouvertement là ce qu'ils avaient entendu ici, et peut-être même en l'amplifiant et le déformant; et ce fut ainsi que s'initia le processus qui coûta directement la vie à la pauvre dame, tel que je le détaillerai plus avant.

L'âme du contrôleur, qui avait naturellement toutes les raisons d'être inquiet, se consumait peu à peu dans un feu infernal. Bien qu'il eût l'habitude de manipuler l'auditeur Zorrilla pour obtenir de lui tout ce qu'il voulait avec une grande facilité, il sentait que cette fois il ne serait pas si aisé de lui faire prendre parti contre le visiteur. Il lui dit donc que le visiteur avait l'intention de suspendre tous les membres de l'Audience Royale; et sur ce point il ne le trompa pas, car effectivement le visiteur Monzón avait déjà dressé le procès-verbal afférent à ladite suspension; et le fait qu'il n'eût pas encore pris effet n'était dû qu'au manque de réactivité du visiteur, qui permit également à l'Audience de remporter de justesse cette bataille contre lui.

Après que les deux parties se furent notifié réciproquement moult cédules royales, modernes comme anciennes, l'Audience Royale accorda de faire arrêter le licencié Monzón. Ils déléguèrent l'aspect pratique de cette opération à Juan Díaz de Martos, alguazil supérieur de Cour; les membres de l'Audience lui remirent donc le décret qu'ils venaient d'émettre accompagné d'une cédule royale, et l'envoyèrent arrêter le visiteur Juan Bautista de Monzón. L'alguazil supérieur, accompagné d'autres alguazils, se rendit donc à la demeure du visiteur. Là il monta seul les escaliers jusqu'à l'étage où logeait Monzón; mais au terme de quelques brefs instants, on le vit redescendre précipitamment ces mêmes escaliers, avec Monzón à ses trousses armé d'une pertuisane et lui en lançant des coups tout en l'injuriant copieusement, lui, et tous ceux qui l'accompagnaient. Les alguazils décidèrent donc de s'en retourner à l'Accord, bredouilles, pour y rendre compte à leur hiérarchie.

Juste après cet incident (qui eut lieu à plus ou moins dix heures du jour), on en informa monsieur l'archevêque don fray Luis Zapata de Cárdenas. Il fit appeler le trésorier don Miguel de Espejo, qui était la personne qui habituellement l'accompagnait et l'assistait dans son entreprise d'apaisement des passions chaque fois que le Royaume était en ébullition, tant pour ses grands talents de juriste que pour ceux de canoniste. Montés sur deux mules ils se rendirent donc chez le licencié Monzón. Ils l'appelèrent à la fenêtre de sa chambre, par laquelle il sortit la tête; après les politesses d'usage, l'archevêque lui demanda de lui faire la grâce d'accepter une invitation à manger chez lui. Le visiteur s'excusa de ne pouvoir accepter, mais monsieur l'archevêque insista, et le visiteur s'excusa à nouveau, et Sa Seigneurie finit par le laisser, et elle s'en retourna chez elle.

Entre onze heures et midi, le même jour, le contrôleur Orozco, envoyé par l'Accord Royal, se rendit chez le visiteur accompagné d'alcades ordinaires, d'alguazils supérieurs et subalternes de Cour et de ville, du capitaine du Sceau Royal et de plus de cent hommes.

Le visiteur disposait en sa demeure de trois hommes courageux pour assurer sa sécurité personnelle: le premier était Juan López Moreno, le second Untel Gallinato, et le troisième un jeune métis du Pérou. Lorsque le visiteur expulsa de chez lui l'alguazil supérieur à coups de pertuisane, ils se trouvaient tous les trois chez lui. Mais après cet incident, en soupçonnant des conséquences funestes, ils partirent. Ainsi ils ne se trouvaient plus présents chez le visiteur au moment de son arrestation, à l'exception du métis.

Tout le monde entra dans la maison du visiteur. Le premier à en grimper les escaliers fut le capitaine du Sceau Royal Diego de Ospina, accompagné d'un certain Pedro Hernández, sien alguazil à Marequita. À cet instant apparut dans le couloir un neveu du licencié Monzón, sans autre arme que la cape qui l'enveloppait, et il leur dit: "Que se passe-t-il donc, Messieurs? Quelle est la cause de cette agitation? Que signifie cette trahison?". Ce fut alors que le capitaine du Sceau Royal dégaina un pistolet à deux canons et lui dit: "Il n'y a point de traîtres ici sinon vous autres". Et il actionna la gâchette. Voulût Dieu qu'il ne fît pas feu, mais il l'atteignit entre les deux sourcils, le laissant étendu à ses pieds.

Pendant ce temps-là, un combat d'épées s'était engagé contre le métis du Pérou, qui lutta vaillamment contre plus de cent épées. En vérité il avait suscité la sympathie de certains des alguazils, qui, admiratifs de son courage, le frôlaient de leurs coups et déviaient les pointes de leurs épées, jusqu'à ce qu'il pût gagner la porte de la rue et fuir vers le cloître de San Francisco. Toutefois, tandis qu'il traversait le pont, un des hommes l'atteignit d'un coup d'épée à la tête, pour qu'il pût emporter de quoi se distraire.

Au cours de cette agitation, le contrôleur, les alcades et alguazils étaient entrés dans la chambre du visiteur, et après un moment ils le firent sortir dans le couloir, où il s'agrippa au mur tout en continuant à protester et à invoquer son bon droit; le contrôleur se contentait de lui répondre d'avancer, mais le Monzón s'obstinait à résister et à protester, jusqu'à ce que le contrôleur ordonnât: "Empoignez-le, empoignez-le!".

Ils le soulevèrent en position assise, le maintenant par les jambes et les bras, et commencèrent à lui faire descendre les escaliers dans cette posture. Ce fut alors que Juan Rodríguez de Vergara, un honorable hidalgo, résident de Tunja, nota que la tête du visiteur penchait dangereusement en arrière; il plaça donc son épée sous son aisselle, la maintenant contre son corps avec son bras, se libérant ainsi les deux mains pour pouvoir maintenir la tête de Monzón. Mais tandis qu'ils descendaient l'escalier, son épée glissa, et pour éviter qu'elle ne tombât sur la tête du prisonnier et ne le blessât au visage, il dut lâcher sa tête, qui heurta violemment une marche de l'escalier. Plus tard, dans la rue, le visiteur Monzón s'évanouit à l'angle de la maison de Juan Sánchez, le chirurgien. Quand il fut revenu à lui, on le tira par les pieds jusqu'aux édifices royaux, où on l'enferma dans la pièce où se trouvait l'horloge.

Cet emprisonnement plut beaucoup à ceux qui avaient été gênés dans leurs négoces par la visite; et les dépassionnés le regrettèrent. Certains disaient que le visiteur avait subi de mauvais traitements, d'autres qu'il avait été traîné au sol. Ces rumeurs parvinrent aux oreilles des membres de l'Audience Royale, qui s'efforcèrent de communiquer le plus massivement possible l'information qu'il avait été arrêté tout à fait honorablement. On enregistra la déclaration de Diego Romero, le conquistador qui avait été témoin de la scène, dans laquelle il dit: "S'il est vrai, Messieurs, que, comme le dit le proverbe, "qui traîne quelqu'un au sol l'honore", j'affirme qu'il a été arrêté très honorablement".

On dit que cette citation a été remarquée bien plus tard au Conseil, à la lecture des procès-verbaux. Juan Rodríguez de Vergara fut tenu pour responsable de l'accident survenu à la tête du visiteur Monzón, et il dut s'acquitter d'une amende de mille cinq cents pesos de bon or, qu'empocha le visiteur Prieto de Orellana, successeur de Monzón.

Suite à l'évasion de don Diego de Torres, cacique de Turmequé, et à l'emprisonnement du licencié Monzón, l'agitation fondée sur les rumeurs de soulèvement cessa totalement. Le don Diego s'exila en Espagne où il poursuivit ses négoces et se maria; il mourut là-bas. On raconta que Philippe II, notre roi et seigneur, le payait quatre réaux par jour, qui lui assuraient son pain quotidien, pour exercer les fonctions de piqueur aux écuries royales; d'être si grand cavalier lui permit de s'intégrer aisément à la bonne société espagnole, dans laquelle il poursuivit le cours de sa vie jusqu'à la terminer.

Une fois le visiteur Monzón prisonnier, le contrôleur élabora le projet de lui ôter la vie. Il avait rallié à sa cause l'auditeur Zorrilla, jouant sur ses peurs des conséquences des actes qu'ils avaient commis, et avec l'argument que "les morts ne parlent pas". La première action qu'ils entreprirent à cet effet fut de dresser un procès-verbal pour notifier à don Fernando de Monzón, fils du visiteur, qui se trouvait alors avec sa femme doña Jerónima de Urrego, qu'il avait interdiction d'entrer en cette ville de Santa Fe, sous peine d'être reconnu traître au Roi et de se voir confisquer tous ses biens. Huit jours après avoir reçu cette notification, le pauvre gentilhomme mourut, de la peine causée par l'emprisonnement de son père, et d'une fièvre qui le prit et qui ne le lâcha plus jusqu'à ce qu'il en mourût. Ce fut la volonté de Dieu, car Lui seul possède les clés de la vie et de la mort, et sans Sa volonté nul ne vit ni ne meurt.

En prison le licencié Monzón refusa toujours de manger la nourriture qu'on lui donnait, même quand la lui apportait une personne de grande confiance. Il ne s'alimentait que de la main du frère Juan de Perquera, frère lai de l'ordre de Saint François, qui lui apportait dans la manche de son habit du pain et des œufs grillés ou bouillis, ainsi qu'un peu de vin et d'eau. Ces aliments constituèrent toute sa sustentation durant les plus de quatorze mois qu'il demeura prisonnier, au cours desquels ses ennemis s'acharnèrent à tenter de lui ôter la vie par divers moyens; ils le firent par exemple battre à coups de gourdins dans sa cellule, ou bien encore pendre par la fenêtre avec un drap, pour faire croire à un suicide.

Le bruit se répandit donc qu'en prison la vie du visiteur courait un grand danger, et à l'origine en était un moine de San Francisco, qui l'avait lui-même appris au cours d'une confession, et avait accepté la charge d'y remédier. Il fit donc part de ses préoccupations à l'intendant Nicolás de Sepúlveda, qui lui assura qu'il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour garantir la sécurité du licencié Monzón. L'intendant se concerta donc avec le maréchal Hernando Venegas, le trésorier Gabriel de Limpias, qui l'était de la Caisse Royale, et le capitaine Juan de Montalvo, qui cette année-là était alcade ordinaire. Ces messieurs allèrent consulter le moine dans son cloître, afin d'en obtenir de plus amples informations, ce en quoi ils obtinrent satisfaction. Puis tous se réunirent dans leur cabildo, où ils rédigèrent une requête adressée à l'Accord Royal, dans laquelle ils demandaient la garde du prisonnier Monzón jusqu'à sa remise à la Cour en Espagne, présentant de nombreuses garanties.

L'alcade Montalvo se rendit aux édifices royaux, où vivait le licencié Pedro Zorrilla, grand ami sien, et il lui fit part de ladite requête. Ce fut là l'occasion d'une nouvelle brouille. En effet l'Accord Royal envoya quérir le maréchal Venegas, qui s'excusa de ne pouvoir honorer la convocation, et suggéra qu'on s'adressât plutôt au trésorier de la Caisse Royale; celui-ci redirigea les alguazils vers l'intendant Nicolás de Sepúlveda; et ce dernier se trouvait chez lui, alité, souffrant du mal de la goutte à une jambe, ce qu'il invoqua comme motif pour ne pas se rendre à l'Accord, qui décida donc de le faire prisonnier et de l'amener de force. Quand les alguazils se présentèrent devant les portes de la maison de l'intendant, il refusa de leur ouvrir, ce qui occasionna de nouveaux heurts. Les alguazils tentèrent alors d'enfoncer les portes, violence dont elles portent toujours aujourd'hui les stigmates, les traces des nombreux coups de pertuisanes qu'elles reçurent en cette occasion étant encore visibles.

L'intendant fut finalement transporté jusqu'à l'Accord, où il fut sévèrement réprimandé; on lui dit qu'au vu de la gravité des faits dont il s'était rendu coupable, la décapitation était un châtiment clément. Le Nicolás de Sepúlveda écouta très patiemment tous les reproches qu'on lui adressait, avant de demander licence pour répondre. Le contrôleur souhaitait ardemment que cette licence lui fût niée; l'intendant allégua que ce qu'il avait à dire était dans l'intérêt de Sa Majesté et de ce Royaume, de sa quiétude et de sa conservation. On lui accorda donc la licence.

Il révéla donc ouvertement les liaisons adultères du licencié Orozco, affirmant qu'elles étaient la cause des troubles qui avaient tant affecté le pays et fait tant de victimes innocentes, tels ceux qui s'étaient vu accusés à tort de ce faux soulèvement. Il accusa donc directement le contrôleur d'avoir causé tous ces troubles et scandales, dont avaient résulté tant de dégâts, mu par ses passions et son égoïsme. Et il ajouta qu'existaient des preuves de ce qu'il avançait, car dans la maison du capitaine Untel se trouvait une très grande quantité d'armes, telles que des mousquets, des épées, des lances, des pertuisanes, des pistolets, de la poudre et du plomb, et encore d'autres armes, rassemblées là sur ordre du contrôleur. L'intendant assura qu'il était disposé à informer l'Accord Royal de tout ce qu'il pouvait jusque dans les moindres détails, à la condition que lui fût accordé le statut de témoin pour garantir sa sécurité personnelle. Il précisa que s'ils persistaient dans leur volonté de lui couper la tête, il en prendrait son parti, laissant ainsi à ses enfants l'honneur et le privilège d'avoir un père mort en loyal vassal de son roi et seigneur, et que si cela dût arriver, ses révélations servissent au moins à soulager sa conscience. Il expliqua également que l'objectif de la requête, qui avait été rédigée pour demander la personne du licencié Monzón, était de garantir la vie de ce dernier, qui se trouvait en grand danger, ses ennemis tentant de le pendre ou de le battre à mort à la moindre occasion; or qu'un tel négoce fût mené à son terme eût pu porter préjudice au Cabildo de l'intendant; c'était donc la raison pour laquelle lui et l'un de ses régisseurs, l'alcade Juan de Montalvo, le maréchal Hernando Venegas et le trésorier de la Caisse Royale avaient rédigé cette requête. Il termina en insistant sur le fait que leur prétention se limitait à remettre le prisonnier à la Cour afin que justice fût rendue et que cessassent troubles et scandales qui causaient de si grands torts à ce Royaume, tant concernant sa république que ses finances, et qu'il n'y avait par conséquent point de défiance à avoir quant à leurs intentions.

Ce fut alors que l'auditeur Pedro Zorrilla se leva et embrassa l'intendant, lui disant que si le Cabildo eût compté davantage d'hommes comme lui, les dégâts eussent pu être considérablement limités. Puis il adressa une remontrance au contrôleur, lui signifiant combien il était pessimiste quant à son sort. Il prit congé fort chaleureusement de l'intendant, le remerciant encore et encore pour ses révélations. Le contrôleur Orozco dut donc taire ses prétentions pour quelques jours, tandis que se poursuivaient les recherches pour retrouver don Diego de Torres, dont la capture constituait dorénavant la clef de voûte de son salut. Et comme l'auditeur était seul, son pouvoir d'action était très limité, tandis que le contrôleur comptait de nombreux partisans, principalement parmi ceux dont la visite du licencié Monzón avait gêné les négoces. Mais le don Diego de Torres ne fut point découvert; en effet, vêtu d'une chemisette de laine avec une couverture sur les épaules, et arborant une longue chevelure, il gardait les champs de ses Indiens, chassant les oiseaux qui voulaient en manger les semences. Il advint même que ceux qui le recherchaient parlassent directement avec lui, mais sous cette apparence ils ne le reconnurent point; il demeura ainsi caché quelque temps jusqu'à sa fuite vers l'Espagne, précédemment référée.

L'esprit inquiet du licencié Orozco ne lui laissait pas un instant de répit. L'objet de sa passion et de son amour était à présent hors de sa portée, ce qui représentait naturellement pour lui une grande frustration; mais le pire de son point de vue était qu'à toutes ses lettres elle lui répondait de manière très détournée, achevant ses écrits par un éternel "Le passé appartient au passé". Et la pauvre dame de son côté vivait avec son mari, qui à la campagne avait entendu parler de ce qui se racontait en ville, une situation terriblement désagréable et angoissante; car où sont passées l'offense et la jalousie, il n'y a plus de secret qui vaille, si toutefois l'on peut qualifier de secrets les faits référés. Ce fut donc habité d'un grand désespoir que, je ne sais comment, l'Orozco tenta de tuer l'intendant Sepúlveda pour ce qu'il s'était passé à l'Accord et les révélations qu'il y avait faites.

Une nuit il se mit en besogne d'exécuter son funeste dessein; mais en tentant d'enfoncer les portes de la maison de l'intendant, sa présence fut sentie, et il ameuta tous les voisins de la rue. Il fit des tentatives similaires envers quelques autres qu'il considérait comme ses ennemis, mais elles échouèrent toutes. Roldán disait depuis la prison où il était détenu: "Quelle bonne chose que de m'avoir placé dans cette forteresse du Roi, qui me protège d'un tyran"; et il y tenait également quelques autres propos, mais qui ne sont pas dicibles ici.

Finalement l'Orozco opta pour une autre voie: il donna, comme on dit, du temps au temps, et parvint à rallier la majorité de ses opposants à sa cause, chacun étant avant tout désireux de protéger sa propre vie, et pour ce faire, d'avoir le moins d'ennemis possible. Quand il vit que les tensions s'étaient apaisées, il réussit à persuader nouvellement l'auditeur Zorrilla grâce à l'argument le plus récurrent de son habituel sermon: "Les morts ne parlent pas". L'auditeur, lui-même fort préoccupé pour son propre sort du fait de son implication dans tant de troubles et obscures manœuvres, était, certes, réceptif à l'argumentation du contrôleur, mais d'un autre côté il était fort tourmenté par sa propre conscience; de plus il n'était pas non plus insensible à l'influence contraire de sa femme, qui tentait constamment de le convaincre de se dévier de ce mauvais chemin, et de fuir les dangereux conseils du licencié Orozco. Finalement il céda à l'insistance de ce dernier, et, nul ne vivant libre de tout péché, à ses propres craintes, et ils convinrent de se réunir à l'Accord pour une ultime séance, à l'issue de laquelle ils devraient avoir clairement défini, comme on dit, leur mode opératoire, que ce fût à l'intérieur ou à l'extérieur de la prison. Ils fixèrent l'heure d'exécution du plan entre onze et douze heures du soir. La date fatidique tomba, et après le coucher du soleil, l'auditeur était demeuré dans son bureau. Sa femme qui lui avait préparé le dîner, voyant qu'il n'arrivait pas, alla au bureau et l'interrogea: "Monsieur, il est déjà tard, dînerez-vous?". Il lui répondit: "Oui, Madame, je dînerai dans un instant; allez-y et je vous rejoindrai". L'auditrice laissa donc seul son mari, qui appela un page.

L'auditrice demeura un moment à attendre à l'extérieur du bureau, pour savoir ce qu'il lui ordonnerait. L'auditeur dit au page: "Guette par la fenêtre et préviens-moi de l'arrivée du contrôleur". Puis il sortit, et l'auditrice lui demanda: "Pourquoi donc le contrôleur doit-il

venir?". "Il me semble, Madame , répondit le page, qu'il y aura ce soir une réunion à l'Accord". Ce fut en effet de la bouche même de l'auditrice qu'on sut tout ce qui s'était passé cette nuit-là. Elle dit donc au page: "Écoutez, si le contrôleur vient effectivement, c'est moi que vous devrez prévenir la première; avant mon mari". Puis elle gagna l'Accord Royal, où elle trouva le portier Porras, de qui elle obtint une collaboration plutôt satisfaisante.

L'auditeur dîna et regagna son bureau, et l'auditrice revêtit une jupe de velours et se fit belle. Après un moment d'attente, le page entra et lui dit que le contrôleur venait par la place avec deux cierges allumés. Elle alla à l'Accord et dit au portier: "Laissez-moi entrer et ne dites rien à personne, je répondrai de tout ce qui puisse vous arriver". Elle pénétra donc dans la salle et s'y cacha dans un coin derrière une tapisserie. L'auditeur, son mari, et le contrôleur entrèrent à leur tour dans l'Accord.

S'ensuivit une longue discussion au cours de laquelle le contrôleur se montra si persuasif, jouant fort habilement sur les craintes de l'auditeur, que ce dernier finit par lui concéder tout ce qu'il voulait. Ils sonnèrent alors une clochette pour appeler le portier, et lui ordonnèrent d'aller chercher le bourreau dans le plus grand secret et la plus grande discrétion. L'auditrice, qui avait tout entendu, sortit soudain de sa cachette, et, embrassant son mari, elle lui dit: "Monsieur, prince de mon cœur, veuillez bien considérer ce que vous entreprenez. Par Dieu je vous conjure de ne point vous rendre responsable d'une telle abjection". Le contrôleur la prit donc directement à partie, lui assurant qu'il "convenait d'agir ainsi, pour sa propre sécurité, son honneur, ceux de son mari et leurs vies à tous deux". L'auditrice haussa alors le ton: "Allez vous-en, Monsieur le licencié Orozco! N'impliquez pas mon mari dans vos affreux négoces! Car il n'a pas plus à s'en mêler que je n'ai à les approuver. Allez vous-en, je vous le répète, et sortez de cette pièce!". Elle lui dit tout cela en poussant de hauts cris, comme le font les femmes lorsque éclatent leur colère et leur ressentiment.

Des gens de monsieur l'archevêque et du Cabildo de la ville, ainsi que des officiers royaux, en raison des récents troubles, veillaient sur la ville en permanence, à l'affût du moindre désordre susceptible de l'embraser. Certains d'entre eux, donc, ouïrent les cris provenant de l'Accord et donnèrent l'alerte. Accoururent alors officiers royaux, alcades ordinaires et autres régisseurs, de telle sorte qu'au bout d'une heure, les édifices royaux étaient cernés par plus de deux cents hommes.

Monsieur l'archevêque fut informé de la situation. Il arriva sur place avec ses prébendiers et de nombreux ecclésiastiques, car le bruit qui courait dans toute la ville s'était emballé, et on disait même que Monzón avait été pendu. Quand Sa Seigneurie arriva à la porte de l'Accord, il s'exclama: "Ouvrez donc là! Moi aussi je fais partie du Conseil". De l'intérieur on lui répondit: "Qui parle?". Et Sa Seigneurie de reprendre: "L'archevêque de ce Royaume". Et l'auditeur dit: "Portier, ouvrez à l'archevêque du Royaume".

De son intervention il résulta qu'on assigna quatre gardes du corps au licencié Monzón pour assurer sa protection. Et ils allèrent tous se coucher pour dormir le peu de temps qu'il restait jusqu'à la fin de la nuit; et d'ailleurs moi aussi je souhaite prendre du repos. Quant au sort du licencié Monzón, patientez encore un peu, car bientôt viendra qui le sortira de prison et le sauvera d'un si grand péril.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Totovich ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0