CHAPITRE XIX
De la venue du président don Juan de Borja, de l'ordre de Santiago, et de certaines affaires survenues sous sa gouvernance; de la venue de l'archevêque don Pedro Ordóñez y Flórez, et de sa mort; de la venue de l'archevêque don Fernando Arias de Ugarte.
Nous fit son entrée par la belle porte le temps où la toge de gouvernement du Nouveau Royaume de Grenade fut troquée pour une cape et une épée. Cet échange fut-il judicieux? Je ne me prononcerai pas. Dans la voix de la plèbe et les souhaits de l'homme du commun il n'y a point d'harmonie, car certains affirment que la toge doit être enterrée, et d'autres qu'elle doit être sauvée. Pour ma part, je me contenterai de relater la manière dont a été généré ce changement, qui fut comme suit.
Il y a deux voies par lesquelles notre Royaume communique et commerce avec celui du Pérou et le gouvernorat de Popayán. L'une passe par le Gouvernorat même, et l'autre par la vallée de Neiva, et elle est la plus rapide. Qui emprunte celle du Gouvernorat doit traverser le grand río de la Magdalena et le río Cauca.
En passant par la vallée de Neiva, on contourne ces deux fleuves par leurs sources, car ils naissent tous deux dans une même cordillère¹. Cette dernière, qui est une branche de la cordillère principale, s'étend du sud au nord pour mourir dans les plaines d'Ibagué, faisant un tortueux détour par l'ouest jusqu'à la ville de Cartago; du point où elle initie sa course, qui est la culasse qui tombe au dos des mines royales et de la ville d'Almaguer, jusqu'aux dites plaines d'Ibagué, il y a environ cent lieues.
1: Le Puracé, volcan au sommet éternellement enneigé, voisin de la ville de Popayán (département du Cauca), marque le début du grand Massif Colombien ou nœud d'Almaguer, où sur une superficie restreinte d'une demie lieue carrée, prennent leurs sources quatre grands fleuves: le río Patía, le río Caquetá, le río Cauca et le río Magdalena; les sources des deux derniers sont très proches l'une de l'autre.
La cordillère principale, de laquelle celle-ci se détache, naît à Caracas, dans le gouvernorat de Venezuela, et passe par de nombreuses provinces conquises ou à conquérir. Ainsi elle passe par quelques villes de ce Royaume, avant de faire son entrée dans les provinces du Pérou, parcourant un trajet de plus de mille lieues, entièrement sur la terre ferme. Tel un tronc d'arbre, elle envoie ses branches de différents côtés, qui parcourent différents lieux. Tenter la description d'une telle terre serait une entreprise interminable. Je traiterai donc seulement de celle à laquelle se réfère mon propos, qui est celle qui projette de son sein ces deux fleuves impétueux que sont le río Cauca¹ et le río Magdalena. Ce dernier naît sur le versant oriental, du côté où nous nous trouvons, et poursuit son cours vers le nord sans traverser province aucune, jusqu'à se jeter dans la mer. Le Cauca, lui, naît sur le versant occidental, et traverse certaines parties du gouvernorat de Popayán, ainsi que des provinces de Santa Fe et d'Antioquia; il passe tout près des mines royales de la ville de Zaragoza, au sud du bourg de Mómpox. Enfin, au village indien de Tacaba, il rejoint le Magdalena, qui a parcouru jusque-là plus de trois cents lieues; le Cauca, lui, en a parcouru près de cinq cents. Puis, ensemble, ils poursuivent leur cours jusqu'à la mer, s'y jetant entre les villes de Santa Marta et Carthagène, marquant la limite entre leurs juridictions respectives.
1: Les hypothèses quant à l'origine de ce nom de "Cauca" divergent. Acosta, dans son Résumé Historique, dit qu'il n'a pas trouvé de réponse à cette question. Cieza de León l'appelle "río de Santa Marta". Pedro Simón croit possible qu'il ait pris le nom d'un des caciques de ses rivages. Don Marco F. Suárez dit que "Cauca" fut le nom donné à une antique cité de Galice, où certains pensent que serait né l'empereur Théodose le Grand, et que l'on pourrait conjecturer qu'un des Espagnols qui explorèrent la région, baptisa ainsi le fleuve en hommage à sa patrie. Vergara y Velasco, dans sa Nouvelle Géographie, parle du "Cauca, c'est-à-dire le Magdalena occidental. On peut conjecturer que les Espagnols déformèrent le nom indigène, en en supprimant les deux syllabes finales, à l'image de ce qui se produisit avec de nombreux noms d'origine indienne, comme Suesca (Suesuca), Guasca (Guasuca)".
Pour en revenir aux sources de ces deux fleuves et à leur cordillère natale, je précise qu'elle abritait les nations indiennes suivantes: les Páez, nation belliqueuse; les Pijaos, Indiens caraïbes qui mangeaient de la chair humaine; les Aporojes, les Coyaimas, les Natagaimas, ceux de San Sebastián de la Plata, ainsi que d'autres nations originaires d'au-delà de Popayán et Almaguer.
Les Indiens coyaimas, natagaimas et aporojes, furent retirés de ce premier pointage qui se fit lorsque le maréchal Hernán Venegas conquit les Panches de Tocaima. Les Páez étaient naturels de cette cordillère-là; les Pijaos, eux, ne l'étaient pas, car tous les naturels disaient que leur nation était venue de la région du Darién, vaincue et en fuite. Ainsi, franchissant les nombreuses et âpres montagnes qui séparent ladite région de la cordillère en question, ce banc de langoustes arriva sur les terres où étaient établies les populations páez, avec qui ils nouèrent des liens d'amitié et de parenté; et étant de nature belliqueuse, ces gens étendirent leur domination sur la majeure partie de ladite cordillère. Ne m'en veuille point le lecteur de prendre le temps de ces relations, car il doit comprendre que j'ai passé des années de ma jeunesse sur ces terres, les parcourant au gré des campagnes guerrières menées par quelques capitaines de Timaná¹.
1: bourg colombien situé dans la haute vallée du río Magdalena (actuel département du Huila), fondé en 1538 par le capitaine Pedro de Añazco sur ordre de Sebastián de Belalcázar. Le nom de "Timaná" vient des Indiens timanás, premiers habitants de cette région.
Les terres de cette cordillère possèdent les caractéristiques suivantes: celles qui donnent sur le grand río de la Magdalena et la vallée de Neiva sont des terres rases, de savanes presque sans relief; celles qui descendent vers le gouvernorat de Popayán et le río Cauca, sont formées de montagnes abruptes et rocheuses; au centre de cette cordillère, se trouve un site qu'on appelle "Les Orgues", d'où s'élèvent des pics pointus et très hauts (certains plus que d'autres), raison pour laquelle on les appelle des orgues; deux soldats eussent parfaitement pu se parler, chacun sur un pic différent, tout en se comprenant, tandis que pour se rejoindre il leur eût fallu un jour entier de marche.
Sur cette rive du grand Río, du haut de la vallée de Neiva jusqu'à ce Royaume, s'étend une autre cordillère. Y résident les Duhos et Bahaduhos, et ces nations constituaient le gibier des Pijaos, qui partaient les chasser comme ici on part à la chasse aux cerfs. Or une fois il advint que nous menâmes un assaut sur le campement du cacique Dura, que nous trouvâmes désert de ses gens, car la sentinelle avait perçu notre présence et leur avait donné l'alerte; nous n'y découvrîmes que deux vieilles Indiennes qui n'avaient pu fuir, et, enfermés dans une cage, un groupe d'Indiens duhos, qu'ils gardaient là pour les engraisser, et les manger plus tard lors de leurs beuveries.
Cette cage était faite de très solides barreaux de bois de guayacán, et l'entrée était située sur le dessus, de sorte qu'il fallait gravir une échelle pour y accéder. Nous les en sortîmes et ils nous servirent quelques jours de porteurs, mais finalement ils se jouèrent de nous et s'enfuirent. Les bâtons formant la palissade entourant le campement du cacique étaient tous ornés de crânes humains. Les vieilles Indiennes dirent qu'ils provenaient d'Espagnols qu'ils avaient tués sur les chemins et des guerres passées. Au centre de la place il y avait une pierre très grande, comme une meule, avec des reflets dorés; elles nous dirent que là ils moulaient de l'or. Nous y trouvâmes aussi des mousquets aux canons fendus en leur milieu, transformés en faux; ils les coupaient avec du sable, de l'eau et un fil de coton. Les armes de tous ces gens étaient des lances de trente empans de long, des fléchettes, qu'ils lançaient avec une grande dextérité, des gourdins, et ils utilisaient également des frondes. Pijaos et Páez étaient en guerre, de même qu'ils le furent de tout temps contre Coyaimas et Natagaimas, bien que lorsqu'il s'agissait de s'en prendre à des Espagnols, et de les attaquer pour les voler ou les tuer, tous s'unissaient.
Ces gens, donc, pendant plus de quarante-cinq ans ont infesté ces deux routes, attaquant et volant les voyageurs, tuant hommes, femmes, enfants, prêtres, ainsi que les gens de leur service et autres personnes qui les accompagnaient. De nombreuses fois des capitaines menèrent contre eux des campagnes guerrières sur leurs propres terres; mais comme les repaires des Indiens bénéficiaient de la protection de ces deux puissants remparts que sont le grand Río et les montagnes, ces mesures ne demeuraient que de peu d'effet. Or la hardiesse de ces gens atteignit un tel degré d'impudence, qu'ils incendièrent et pillèrent trois villes: celle de Neiva, en l'an 1570, celle de Páez, en l'an 1572, et celle de San Sebastián de la Plata, en l'an 1577. Et pour finir ils ont attaqué la ville d'Ibagué, tel que je le relaterai en temps voulu. Si je me suis quelque peu attardé sur ces anecdotes, tel que je le referai sur les prochaines à venir, c'est pour permettre une meilleure compréhension des causes du changement de gouvernants; je poursuivrai donc mon récit sur ce qui advint en ces temps-là, tout en tâchant d'être concis.
Le capitaine Sebastián Quintero, conquistador qu'il fut du Guatemala, puis de Quito et du gouvernorat de Popayán, fonda un village dans une des provinces de cette cordillère, sur les versants qui tombent sur Popayán, et le baptisa San Sebastián de los Cambis. Parmi les premiers alcades qu'il y nomma, figurait Álvaro de Oyón, qu'il avait placé au sommet de la hiérarchie des alcades locaux, car en ces temps-là il s'efforça toujours de l'honorer et le favoriser en tant que compatriote, car tous deux étaient naturels du bourg de Palos, dans le comté de Niebla. Et en paiement de cette fidèle amitié, l'Álvaro de Oyón le tua, ainsi qu'un autre alcade, sien compagnon, se soulevant ainsi contre le Service Royal, aidé de soldats bannis de Gonzalo Pizarro, le tyran et usurpateur, et d'autres qui le suivaient plus de force que de gré.
Le capitaine et l'alcade morts, la première chose qu'il fit fut de vider de ses habitants le village de Los Cambis, d'où il marcha sur le bourg de Timaná, puis sur celui de Neiva, où il causa d'importants dégâts. De là il revint sur la ville de Popayán, où il fut arrêté avec certains des siens. Sur chacun d'entre eux fut rendue justice, en coupant leurs têtes et en les exposant sur la place de ladite ville, sur l'arbre de justice qui s'y trouvait.
Ce soulèvement d'Álvaro de Oyón causa du tort au licencié Juan de Montaño, à qui on imputa la rédaction de cette lettre, par laquelle il demandait quatre chevaux de bonne race; ses ennemis soutinrent qu'en réalité il ne demandait pas de chevaux, mais, d'une façon déguisée, des capitaines, pour fomenter un soulèvement en ce Royaume, et qu'il y avait là de flagrants relents de ces soulèvements qui se produisaient fréquemment à cette époque, tel ceux de Gonzalo Pizarro au Pérou, de Francisco Hernández Girón au Cuzco, des Contreras à Panamá, de Lope de Aguirre sur le Marañón ou río Orellana, et Álvaro de Oyón dans le gouvernorat de Popayán.
En ce Royaume il n'y a jamais eu de tyran, bien que certes se produisirent ces révoltes du licencié Monzón et autres, mais il s'agissait de tyrannies d'amours et de jalousies, dont le risque n'est pas non plus des moindres pour ceux qui s'y fourvoient. Et à présent qu'a été évoquée l'origine du changement de dirigeants, traitons à nouveau de ces gens et de leurs affaires.
À la mort du président don Francisco de Sandi, se retrouva à gouverner ce Nouveau Royaume le licencié Diego Gómez de Mena, en compagnie des auditeurs Luis Enríquez, don Luis Tello de Erazo, du licencié Lorenzo de Terrones et du licencié Alonso Vásquez de Cisneros. La prudence qui était la sienne ne donnait pas lieu à ce qu'il y eût de graves conflits entre les autres auditeurs, bien que les heurts ne manquassent points. L'auditeur Lorenzo de Terrones partit pour Mexico où il avait obtenu un poste identique. Des autres, j'ai déjà précisé les mutations. Le docteur don Luis Tello de Erazo partit pour Séville, sans prétendre à aucun poste, car il avait troqué la toge pour une dame, avec qui il s'était lié d'amitié et se maria; et, atteint du mal français, il mourut dans ladite ville.
En septembre de l'an 1605, vint comme président de cette Audience Royale don Juan de Borja, petit-fils du duc de Gandie, qui fut religieux et préposé général de la Compagnie de Jésus. Il fut choisi par le Roi comme soldat et non comme lettré, car il était bon étudiant, discret et de saine intention, afin qu'il pacifiât les Indiens pijaos et sécurisât les deux routes du Pérou, sur lesquelles ils faisaient peser un danger permanent de par leurs constantes attaques, comme il a déjà été dit.
Le président, tel le grand gentilhomme qu'il était, gouvernait ce Royaume avec grande prudence, maintenant toujours sur lui paix et justice. Sa condition était aimante et sa chaleur humaine celle d'un gentilhomme chrétien, et tous l'aimaient, le respectaient et lui obéissaient. Or ayant reçu les ordres que j'ai dits plus haut quant à son action gouvernementale, il s'occupa de la guerre. Il nomma donc des capitaines, expédia des troupes de soldats, et les fit entrer sur lesdites terres pour les quadriller; et il alla personnellement à la guerre, et établit son camp sur le plateau d'El Chaparral, où nous le laisserons pour le moment, car nous appellent les visiteurs qui vinrent à cette période, et d'autres faits qui se produisirent en ces temps-là.
Suite à la mort du licencié Salierna de Mariaca, visiteur, pour finaliser la visite de l'Audience Royale qu'il avait laissée inachevée et pourvoir le poste qu'il avait laissé vacant, le Roi, notre seigneur, lui envoya en remplacement don Nuño Núñez de Villavicencio, qui venait d'achever sa présidence à l'Audience de Las Charcas. Il prit ses fonctions en cette ville en septembre de ladite année 1605, juste après le président; et la visite étant en cours, il mourut la suivante année de 1607.
À sa place vint comme visiteur le licencié Álvaro Zambrano, auditeur de l'Audience Royale de Panamá. Il poursuivit la visite et la conclut. Il exerça une forte pression sur le comptable Juan Beltrán de Lazarte, qui l'était de la Caisse Royale, pour avoir occulté des biens; et pour en savoir davantage il lui infligea le tourment; et il en fit de même avec Gaspar López Salgado, ami du comptable, et Pedro Suárez de Villena, à qui il reprochait d'avoir en leur possession une grande quantité de monnaie dudit comptable.
Avec le Gaspar López on alla jusqu'à le faire dénuder, et tandis qu'on lui déboutonnait sa tunique, il dit: "Jusque-là peut aller un ami pour un autre". Et il déclara la monnaie qui était en sa possession. Le Pedro Suárez de Villena, pour sa part, n'opposa pas la moindre résistance, et il déclara rapidement tout l'argent qui lui provenait du comptable Lazarte. Le visiteur envoya donc ce dernier en Espagne, où il réussit à arranger ses affaires fort honorablement; j'ai moi-même, à ce propos, lu une lettre sienne, que me montra le portier Nicolás Hernández, dans laquelle il décrivait la manière dont son cas avait été jugé par le Conseil Royal. En fin de comptes, il expliquait qu'une fois cette affaire terminée en ce qui le concernait, il avait employé quarante mille pesos de huit, ce qui montre bien que la visite ne l'avait pas appauvri. Certaines personnes allèrent chez le visiteur Zambrano, pour traiter avec lui de certaines choses, mais elles ne l'y trouvèrent pas, car il était déjà sur la route de Lima, où il avait été promu alcade de Cour.
Parmi les hommes qui vinrent avec le visiteur Álvaro Zambrano, figurait Francisco Martínez Bello. Il épousa en cette ville doña María de Olivares, fille de Juan de Olivares, lui-même neveu de María Blasa de Villaroel, la femme du marchand Diego de Afaro. De ce mariage, la doña María donna naissance à une fille, ce qui eut le don de fâcher grandement le Francisco Martínez Bello, qui importunait régulièrement sa femme pour qu'elle tuât la créature. Intention cruelle d'un homme sans âme, et sur qui n'a plus d'emprise (si l'on peut dire) la main de Dieu. Comme si la mère et la fille eussent eu une quelconque part de culpabilité dans cet engendrement et cette naissance! La femme, donc, refusant d'accéder à la requête de son mari, il y avait entre eux des tensions.
Or la María Blasa de Villaroel, tante du Juan de Olivares, tomba malade, et comme sacramentaire on lui apporta un crucifix de la sacristie de Santo Domingo, pour orner un autel. Les sacrements lui ayant donc été administrés, au bout de deux ou trois jours, le sacristain vint récupérer son Christ. La doña María de Olivares était assise au chevet de la malade; entra le frère, et il s'assit à côté d'elle (ce frère vit toujours aujourd'hui, et tout au long de sa vie, n'a jamais été perçue la moindre faiblesse de sa part de ce côté-là). Ce fut alors qu'entra le Francisco Martínez Bello, et voyant le frère assis aux côtés de sa femme, il s'emporta de rage, et on raconte que ce fut là le point de départ de la mauvaise action qu'il commit. Le Francisco Bello recherchait une occasion de faire sortir sa femme de Santa Fe, afin d'exécuter son plan diabolique; et ce fut le temps qui, après une période d'attente, la lui apporta sur un plateau.
Au prétexte qu'il devait se rendre dans la vallée d'Ubaté pour affaires, et qu'il devrait y demeurer un certain temps avant de revenir, il rassembla tout l'argent qu'il avait ainsi que les bijoux de sa femme, et avec elle, leur petite fille et une négresse qui la portait, il quitta Santa Fe en direction de ladite vallée; et ayant passé la brèche de Tausa, il s'éloigna du chemin et emprunta un itinéraire à l'abri des éventuels regards, à travers un talus. Il descendit de cheval, aida sa femme à descendre, ils déballèrent la nourriture qu'ils avaient emmenée et s'assirent pour manger. Le Francisco Martínez Bello donna sa ration à la négresse et l'envoya cheminer plus loin, afin qu'il pût demeurer seul avec sa femme. Qui pourra, ô Seigneur souverain, se prémunir d'un traître insoupçonnable, partageant votre toit, et portant un masque d'ami? Seule Votre Majesté peut prévenir une telle félonie. La trahison est une perversion, injuste et préméditée, dirigée contre une victime innocente et libre de toute traîtrise.
Quand le Francisco Martínez vit que la négresse s'était suffisamment éloignée, il servit du vin dans un verre et l'offrit à la femme. Celle-ci, portant le verre à ses lèvres pour boire, découvrit son cou d'albâtre; et ce fut alors que ce traître masqué la frappa avec une machette très affûtée, qu'il avait prévue des jours auparavant, tel qu'en attestent ses aveux. Suite à ce coup, l'innocente créature demeura égorgée et sans vie dans ce désert.
Un tel homme, si ce fût possible, soit-il effacé de la mémoire des hommes, ou du moins ne soit-il pas appelé homme, mais fauve cruel et infernal, puisqu'il donna la mort à qui ne lui devait rien, et que selon les lois divines et humaines il était tenu de protéger et de défendre. Ai-je parlé d'effacer cet homme de la mémoire des hommes? Cela ne pourra être, car abonde le matériel acté sur cette affaire, qui fit couler beaucoup d'encre. On dit que comparativement et par excellence, semblable traître est plus cruel que le tigre d'Hyrcanie, le lion de Gétulie, l'ours de Libye, et même davantage que la cruauté elle-même.
Néron était d'une nature si cruelle, qu'il n'était capable de compassion envers personne; parmi les nombreuses et exécrables cruautés qu'il commit, en figure une particulièrement atroce: il fit assassiner sa propre mère Agrippine, car tel était son bon plaisir. Il fit aussi incendier la ville de Rome, sans respecter chose sacrée, prohibant à quiconque d'éteindre le feu ou de protéger ses biens; ainsi la ville brûla sept jours et sept nuits durant, et lui se réjouissait de voir ce spectacle en sa patrie. Il fit également tuer une infinité de gens, et fut le premier à persécuter les chrétiens, donnant ainsi lieu à la première et notable persécution que subit l'Église.
Parmi les cruels célèbres on compte Hérode, roi des Juifs, qui après avoir massacré cent quarante-quatre mille enfants innocents, dont les siens propres, pensant ainsi tuer le Sauveur du monde, voulut l'être aussi après la mort; et tandis qu'il sentait celle-ci venir, il convoqua toutes les personnes d'importance de Jérusalem et les fit enfermer dans une salle; puis il ordonna à sa fille que lorsqu'il serait mort, elle les fît tous tuer; il prit cette décision, car il savait combien ils l'aimaient peu, et aussi pour que tout le monde pleurât les morts et ressentît de la tristesse à la sienne, bien que de force.
La négresse portant la fillette avait cheminé prestement et était entrée dans une auberge pour y attendre sa maîtresse, lorsqu'elle vit venir le Francisco Martínez Bello, seul. Elle se cacha pour qu'il ne la vît pas, et attendit qu'il fût passé; et, ne voyant toujours pas venir sa maîtresse, elle en alerta les gens de l'auberge, qui prirent l'affaire très au sérieux. Malgré l'heure tardive, donc, on en avisa l'alcade de la confrérie, qui cette année-là était Domingo de Guevara, et qui se trouvait justement dans les parages; il se rendit immédiatement à l'auberge pour prendre connaissance de l'affaire, et le lendemain, guidés par la négresse, tous allèrent sur les lieux où elle avait laissé ses maîtres, et où ils trouvèrent la pauvre dame égorgée. Ils emmenèrent donc son corps pour lui donner une sépulture.
L'alcade expédia des caporaux et leurs hommes à la poursuite du meurtrier, à qui avait pu échapper la négresse, qu'il avait également l'intention de tuer ainsi que la fillette, conformément à ce qu'il avoua lui-même; mais Dieu la gardait, et nul ne pouvait l'offenser. Aujourd'hui cette dame vit toujours, et très honorablement; elle est en effet mariée à Luis Vásquez de Dueñas, receveur de l'Audience Royale.
Le Francisco Martínez, n'ayant pu tuer la négresse, s'éloigna de la route principale pour emprunter des raccourcis et sentiers peu fréquentés. La rumeur du meurtre se propagea à travers la ville de Santa Fe. L'Audience Royale nomma des juges pour diriger l'enquête relative à la plainte qu'avait déposée le Juan de Olivares, père de la défunte. Grâce aux informations obtenues çà et là, on avait une idée des parages dans lesquels se trouvait l'assassin.
Le Bello avait recruté un guide contre paiement. Ils arrivèrent au río Chicamocha qui était en forte crue, et qu'il fallait traverser au moyen d'une tarabita¹. Le guide passa le premier et dit au Francisco Martínez Bello de le suivre, mais il n'osa pas, car un traître consommé a définitivement perdu toute assurance, et la mort du cruel est toujours cruelle; et comme toute chose et œuvre de Dieu Notre Seigneur a sa justification, Il juge les hommes à l'aune de leur propre jugement. Bien que le guide traversât à nouveau le Río pour revenir sur la rive où se trouvait le Bello, et insistât pour qu'il se décidât enfin à entreprendre cette traversée, il refusa; le guide franchit donc une dernière fois le Río et poursuivit son voyage, laissant là le Francisco Martínez, qui gravit une colline avoisinante, où il s'endormit. Un des caporaux qui était à sa poursuite, et qui depuis le début avait su suivre efficacement sa trace, l'arrêta en ce lieu et le ramena en cette ville de Santa Fe, où, sous la pression sur lui exercée, il formula des aveux très circonstanciés de son crime. Une fois la cause instruite, l'Audience Royale le condamna à la mort par pendaison, et la sentence fut exécutée. Puisse Dieu accorder Son pardon aux défunts, et à nous tous Sa sainte grâce pour que nous Le servions.
1: Corde épaisse sur laquelle on déplace une chaise ou une caisse d'une rive à l'autre d'un cours d'eau, pour transporter des personnes ou des marchandises.
Pour en revenir à notre président, que nous avons laissé à El Chaparral avec ses capitaines et soldats, il est une anecdote qui permet de bien saisir la perversité et l'audace de ces Indiens, et qui fut comme suit. Tandis que les Espagnols, avec à leur tête le président, les pourchassaient sur les terres d'El Chaparral, une nuit ils attaquèrent la ville d'Ibagué et l'incendièrent en partie, volant et tuant de nombreuses personnes, tant parmi les naturels que les résidents, et enlevant certaines femmes; la partie du village qui avait été épargnée par les flammes se défendit mieux, et sut leur résister jusqu'à ce qu'ils se retirassent. Le capitaine général, informé de l'affaire, entreprit d'importantes diligences, dont la majeure fut de négocier la paix et une alliance avec les Coyaimas et Natagaimas; et ceux-ci, tel deux pointes de la même charrue, fendirent la terre accompagnés des Espagnols, et ensemble ils allèrent éradiquant les Pijaos et les vestiges qui subsistaient des Páez, dont ils étaient les ennemis. Ils les firent payer pour les gens qu'ils avaient enlevés à Ibagué, et cette terre demeura purifiée de cette pestilence de Pijaos, à tel point qu'aujourd'hui leur présence, insoupçonnable, est devenue insignifiante. Ils jurèrent obéissance au Roi, notre seigneur, et se replièrent sur leurs villages; ainsi les chemins demeurèrent apaisés, la terre plus sûre, la ville de Neiva fut repeuplée, et dans la région s'établirent de nombreuses et importantes fermes d'agriculture et d'élevage. Le président, laissant tout en bon ordre, revint en cette ville de Santa Fe accompagné de ses capitaines et soldats. Je n'entre pas dans les détails de cette guerre, car je tiens pour établi que d'autres écrits la relatent déjà.
Je dirai seulement que durant toute cette campagne il n'y eut pas une seule bataille rangée, mais une succession d'embuscades et d'assauts par surprise. Ainsi l'ennemi fut battu à son propre jeu, cette tactique étant l'éternelle manière dont ils menaient eux-mêmes la guerre. Et bien que le président fît tout ce que l'on peut attendre d'un bon soldat, ne manquèrent point les langues fourchues pour murmurer que cette campagne avait été grandement surévaluée à son profit, au point même de la qualifier de guerre au rabais. Je puis pourtant affirmer qu'elle fit couler davantage de sang que l'ensemble de la conquête du Nouveau Royaume de Grenade, et qu'il y avait déjà eu auparavant des campagnes qui coûtèrent le prix fort en sang humain. Mais, hélas, prêcher la vérité en présence de différentes parties aux intérêts divergents, revient à vouloir cloisonner une étendue en rase campagne avec une simple porte.
Parmi les contrariétés qu'expérimenta le président don Juan de Borja durant sa gouvernance, il y en eut une qui fut comme suit. Parmi ses gens il comptait Antonio de Quiñones, hidalgo noble, et Juan de Leiva. Le président donna à l'Antonio Quiñones le corregimiento de Toca, près de la ville de Tunja. Or l'encomendera de ce village était doña María de Vargas, veuve du capitaine Mancipe, jeune, riche et belle dame, maîtresse de sa volonté et liberté.
Laisse-moi, beauté, toi qui t'amuses tant de croiser mon chemin à chaque pas, et puisque tu me cherches alors que je suis vieux, c'est certainement pour me narguer, mais qu'il en soit ainsi. La beauté est un filet, qui, lancé par celle qui a reçu ce don, permet d'attraper presque n'importe quel poisson, car c'est un filet balayeur de volontés et d'œuvres. La beauté est un don de la nature, qui avec une grande force attire à elle les cœurs et bienveillances de ceux qui la regardent. La beauté et la chasteté vont rarement de pair, comme le dit Juvénal.
D'un côté, la jeunesse, l'élégance et la courtoisie d'Antonio de Quiñones, et de l'autre, la douceur de doña María de Vargas et sa beauté, qui risquait de se faner si elle n'en usait pas, ainsi que l'amabilité des rapports qui s'étaient tissés entre eux, permirent, quand l'occasion s'en présenta, qu'ils nouassent tous deux de forts liens d'amitié. Fut même donnée parole de mariage, sans réaliser que les promesses n'engagent que ceux qui les croient, surtout si leur formulation est sibylline, tel l'oracle d'Apollon à Delphes, qui répondait aux gens du peuple delphique qui venaient le consulter "Ibis redibis non morieris in bello", les trompant grâce à l'ambiguïté de l'adverbe "non", permettant la double interprétation suivante: "Vous irez, vous reviendrez, vous ne mourrez pas à la guerre", comme "Vous irez, vous ne reviendrez pas, vous mourrez à la guerre". De la même manière, les promesses de mariage ont entraîné l'arrachage de nombreuses fleurs, et la perte de grands honneurs, bien que leur résultat puisse également être parfois heureux. En conclusion, sur la foi de cette parole donnée, sans obtenir de quelconque licence ni attendre que le curé les mariât, ces deux amants veillèrent l'un sur l'autre avec des bougies de suif.
Le Juan de Leiva, compagnon de l'Antonio de Quiñones, avait connaissance de ces amitiés, et souvent en était même l'entremetteur. Après un certain temps, vint le jour où la doña María de Vargas réclama à l'Antonio de Quiñones qu'il tînt la parole qu'il lui avait donnée, quant à sa promesse de mariage; le Quiñones accepta, mais ajouta une condition: il tiendrait parole, mais devait d'abord rendre compte au président, son seigneur. Il lui fit donc part de ses prétentions, et le président lui dit de ne pas se marier; le Quiñones alla donc tenter sa chance ailleurs, et la doña María de Vargas, offensée, s'éloigna de son amitié, de sorte que cessa toute communication entre eux.
Le Juan de Leiva, voyant éteint le feu qui avait embrasé la passion des deux amants, nourrit le projet d'épouser la doña María de Vargas. Mais il se trompait, car ces braises qu'il tenait pour éteintes, ne l'étaient pas, sinon qu'elles étaient seulement recouvertes des cendres de leurs volontés respectives, et n'attendaient qu'un souffle pour s'embraser à nouveau; or, le souffle de la privation est extrêmement puissant. Le Juan de Leiva fit donc part de ses intentions à l'Antonio de Quiñones, lui expliquant que puisque son mariage avec la María de Vargas n'aurait finalement pas lieu et que leur amitié était terminée, il était lui disposé à l'épouser; aussi il le pria de l'aider à réaliser ce dessein.
Le Quiñones s'engagea à faire tout ce qu'il pourrait, et envoya des gens pour traiter avec la doña María, les chargeant de promouvoir auprès d'elle la personne du Juan de Leiva, et d'insister sur sa noblesse, pour qu'elle acceptât l'offre.
Quand je considère ce négoce, m'apparaît flagrante la fragilité humaine, dont les appétits ferment l'esprit à la raison et à l'entendement. Cette dame ne pouvait avoir oublié que le Juan de Leiva était connaisseur de ses faiblesses, puisqu'il y avait lui-même pris part en tant qu'entremetteur. Avec quelles excuses excuserai-je ces deux parties, ou avec quelle cape les couvrirai-je? Quant à savoir si la nouvelle situation changea les volontés, je ne me risquerai pas à donner des ordres dans la maison d'autrui; et je ne trouve aucune cape, et nul ne souhaite en fournir, au prétexte que la déchirera le taureau, car ce fut ainsi que termina cette affaire, et que ses protagonistes reçurent le paiement de leur audace. Le désir cupide de devenir encomendero précipita la chute du Juan de Leiva, qui ignorait, de même que les autres, la peste qu'apporte avec elle cette encomienda, qui, ayant été fondée au prix d'une sueur tierce, rend le Ciel jaloux.
Maudite sois-tu, cupidité! Éponge et harpie affamée, précipice dans lequel de nombreux justes sont tombés, et piège ayant causé des millions de malheurs! Tu naquis en Enfer où tu fus élevée, et à présent tu vis parmi les hommes, où tu tiens pour très élégants les habits tintés de rouge sang dont tu te pares; et à ton cou tu portes fièrement la chaîne de la tromperie, ta parente, dont les maillons sont des vipères et des basilics; et le joyau d'ornement qui y pend est à l'effigie du Démon, ton père; ainsi tu vas de par les rues, places, tribunaux, salles et palais royaux, sans toutefois réserver les humbles chaumières des pauvres, car tu es la semeuse de leurs récoltes. Maudite sois-tu, cupidité, et ta malédiction soit-elle éternelle! Tu t'immisças dans l'esprit de Juan de Leiva et lui fit convoiter avidement l'encomienda du village de Toca et ses annexes, aveuglant son esprit et le fermant à la raison; et grâce à la facilité offerte par la situation de solitude de la dame se conclut le mariage, et ils vinrent finalement vivre en cette ville de Santa Fe. Mais, on peut aisément l'affirmer, où il y eut de l'amour il ne peut y avoir d'oubli.
Les deux amants communiquaient tant par écrit qu'oralement. Le Juan de Leiva, blessé et attristé par certaines choses qu'il avait vues et certains papiers qu'il avait interceptés, à bout de patience, demanda au président don Juan de Borja, son seigneur, d'ordonner à l'Antonio de Quiñones de ne plus mettre les pieds chez lui, et de cesser de solliciter sa femme, car il jurait devant Dieu qu'il devrait le tuer; et pour preuve de ce qu'il avançait, il lui montra les billets et papiers qu'il avait interceptés.
Le président ne négligea pas cette requête et convoqua l'Antonio de Quiñones, car l'un et l'autre étaient serviteurs de sa maison. Il le somma, sous peine de perdre la grâce dans laquelle il le tenait, de ne plus entrer dans la maison de Juan de Leiva, et de ne plus solliciter sa femme. Ainsi le Juan de Leiva vivait-il constamment sur le qui-vive, mais il ne pouvait prévenir toutes les occasions qui s'offraient aux amants, d'autant plus que privation et frustration augmentent la puissance du désir envers la chose aimée. Le Juan de Leiva ne ménageait donc pas sa peine pour pister chaque pas du Quiñones, afin d'intercepter les papiers et billets de sa correspondance secrète. Mais finalement il céda à la pression de l'honneur, si l'on peut parler d'honneur à propos d'un homme qui savait ce qu'il savait, et se maria malgré tout de la manière dont il se maria; enfin, il se détermina à tuer les deux amants, et mit son plan à exécution de la manière suivante.
La passion de la jalousie aidant, il vivait avec une notable précaution, épiant jour et nuit, et souvent lui apparaissaient des visions, tel Saint Pierre en prison, sauf que dans son cas nous parlerons d'illusions démoniaques, ou encore de géants de son imagination; sa perception de la réalité et son jugement se trouvaient donc grandement altérés, car ce sont là les gains de ceux qui suivent de mauvais chemins. Rendu furieux, donc, par cette imagination trompeuse, il lui arrivait souvent, de jour comme de nuit, pensant que l'Antonio de Quiñones était avec sa femme, d'entrer chez lui en grimpant par le mur, armé et escorté de deux nègres équipés de hallebardes, et de se diriger sans être perçu jusqu'au lit de sa femme, où il faisait brusquement irruption; puis il fouillait tous les recoins de la maison, avant d'en ressortir sans avoir dit un seul mot à la femme. Celle-ci en résulta si intimidée et craintive, qu'elle se détermina à se retirer dans un couvent de nonnes; et plût-il à Dieu qu'elle mît à exécution une si louable intention, épargnant ainsi des vies humaines, et évitant de grands dommages. Mais comme je l'ai déjà dit, lorsque Dieu Notre Seigneur permet qu'une personne s'égare, Il permet également qu'elle ne fasse cas d'aucun conseil qu'elle reçoit, obnubilée par ses jugements secrets.
Cette idée en tête, la doña María de Vargas sortit de chez elle pour aller chez le président don Juan de Borja, qu'elle supplia de favoriser la réalisation de son dessein, lui disant qu'en demeurant en le pouvoir de Juan de Leiva ses jours étaient comptés, et elle lui conta la situation qu'elle vivait avec lui. Le président la tranquillisa, et s'engagea à lui permettre de retrouver la quiétude; il se trompa, certes, mais il croyait, à tort, que c'était la solution la plus sage. Il réconcilia donc ces gens au nom du lien qui les unissait en tant que domestiques de sa maison, et qui avaient fait avec lui le voyage depuis la Castille jusqu'aux Indes; et il admonesta particulièrement, bien qu'en secret, l'Antonio de Quiñones, lui prohibant formellement l'entrée de la maison de Juan de Leiva, ainsi que tout contact avec sa femme. Le Quiñones se détermina donc à aller s'établir au Pérou, et œuvrait aux préparatifs de son voyage. Le Juan de Leiva envisagea alors de le surprendre sur le chemin et de l'y tuer, car c'est là l'aboutissement du rageur mal de jalousie.
La jalousie est une éternelle angoisse, une perpétuelle inquiétude, un mal qui ne finit pas avec moins que la mort, et un tourment qui jusqu'à la mort dure. L'homme généreux et maître de son entendement doit accorder à sa femme une telle valeur, que même par l'imagination il ne doit l'offenser; et son estime de lui-même doit être telle, qu'elle lui suffise comme garantie de ne jamais lui infliger semblables affront et offense. Ce que l'on obtient en étant jaloux, est que, si la jalousie est infondée, on ne sorte jamais de cette funeste erreur, jusqu'à s'y consumer entièrement; et si elle est fondée, l'amertume de l'avoir vérifié est telle, que mieux vaut demeurer dans le doute. En voici un exemple: lorsque Vulcain attrapa dans son filet sa femme Vénus et Mars, il appela tous les dieux pour qu'ils les vissent; et le résultat fut qu'il se déshonora lui-même, et que redoubla l'intensité de l'amour entre les deux amants, à tel point qu'après cela ils ne prenaient même plus la peine de se cacher de lui; et ainsi le boiteux Vulcain s'en repentit amèrement.
Tandis que l'Antonio de Quiñones, donc, préparait son voyage au Pérou, il advint qu'il fut question du mariage de doña Juana de Borja, fille du président don Juan de Borja et de doña Violante de Borja, sa femme légitime, qui à ce moment-là était déjà morte, avec l'auditeur don Luis de Quiñones. La noce devait être célébrée en la ville de Nuestra Señora de la Concepción, que fonda le gouverneur Diego de Ospina dans la vallée de Neiva; il devait donc escorter la mariée jusqu'à ladite ville, où devait la rejoindre l'auditeur, qui était au Pérou, sur le point de prendre la route.
L'Antonio de Quiñones renonça donc à son voyage pour accompagner le président, à la demande de celui-ci; et le Juan de Leiva perdit l'occasion qu'il attendait, car ils devaient y aller en troupe, et dut par conséquent chercher une autre voie pour accomplir son forfait.
Or la doña María de Vargas avait écrit des lettres à ses parents à Tunja, dans lesquelles elle leur contait les contrariétés qu'elle vivait avec le Juan de Leiva, et leur disait combien elle était déterminée à se retirer dans un couvent de nonnes et à tenter d'annuler son mariage. Les parents considérèrent ce négoce, et ils accordèrent d'envoyer à Santa Fe Antonio Mancipe, beau-frère de la doña María, et de la mettre dans un couvent de nonnes, pour ensuite déposer la demande de divorce. Depuis Tunja, toujours, ils écrivirent au Juan de Leiva pour l'informer de leur décision, et du fait que l'Antonio Mancipe était déjà en route pour Santa Fe. On lui remit les lettres sur la place de cette ville, où il les lut. Était avec lui un sien cousin, nommé Bartolomé de Leiva, qu'il avait fait venir de Toca, où il l'employait dans ses haciendas, pour qu'il l'aidât à exécuter ses intentions.
Les lettres lues, le Juan de Leiva décida de tuer le Quiñones le jour même; d'une part, parce que le président était sur le point de se mettre en chemin pour se rendre au mariage de sa fille, et d'autre part, parce qu'arriverait bientôt l'Antonio Mancipe, pour mettre sa belle-sœur au couvent et déposer le contentieux. Et sur la place même, les deux cousins s'accordèrent sur le modus operandi pour tuer l'Antonio de Quiñones; ainsi le Juan de Leiva se chargea de le faire sortir de chez le président, et de le conduire jusqu'à l'abattoir. Le cousin alla se poster, pour commettre le fait, sur les lieux, qui n'étaient autres que les maisons de la demeure de la doña María et du Juan de Leiva. Ce dernier entra donc chez le président, et y trouva le Quiñones en train de vêtir son seigneur, détail qui plus tard affecta profondément le président, et stimula grandement son zèle pour arrêter le Leiva; en effet, qu'il l'eût fait sortir de sa propre chambre pour le tuer, d'une manière aussi fourbe et perfide, l'indignait horriblement.
Fut-ce à proprement parler une trahison? Les opinions divergèrent à ce sujet, donnant lieu à de discordants débats. Mais je m'avancerai sur un point de droit, qui est le suivant: de subalterne à subalterne, il n'y a point de privilège; et il en va de même de traître à traître. Ainsi prend là tout son sens ce dicton qu'on entend souvent: "à traître, traître et demi". Le Leiva dit au Quiñones que son cousin était venu de Toca pour lui rendre des comptes relatifs à l'hacienda dont il avait la charge à Toca, et qu'il savait combien celui-ci était de caractère difficile, et que lui voulait éviter des tracas; par conséquent il le pria de lui accorder la grâce de l'accompagner chez lui, pour l'aider à faire les comptes. L'Antonio de Quiñones lui concéda cette faveur, mais prévit tout de même des armes pour se rendre là-bas, même s'il n'eut pas la prudence suffisante, puisque l'appelait un ennemi aussi connu et déclaré. Le Quiñones emporta donc son épée et un pistolet. Le Leiva ne portait pas d'épée pour endormir sa méfiance, et commettre ainsi plus facilement son acte.
Dans la rue ils croisèrent le Juan de Otálora, orfèvre, qui cherchait le Juan de Leiva pour lui présenter la note de quelques bijoux qu'il lui avait faits. Il lui dit: "Allons chez moi et nous ferons tous ces comptes". Ils partirent donc tous les trois ensemble, entrèrent dans la maison, le Quiñones allant devant. Ils avaient prévu un nègre pour qu'il fermât la porte à clé, à peine seraient-ils entrés. Lorsque le Quiñones arriva à hauteur du Bartolomé de Leiva, celui-ci, d'une estocade, lui causa la première blessure. Il cria alors: "Ils m'ont tué!". Et arriva le Juan de Leiva, qui lui enleva son épée de sa ceinture, et avec elle lui infligea d'autres blessures, avant de le laisser à son cousin, pour qu'il terminât de le tuer. Puis il partit à la recherche de sa femme, qu'il pensait ne pas trouver en raison du bruit qui avait été fait; et en effet elle avait eu le temps de sauter par une des fenêtres, qui étaient basses. La pauvre dame était donc sortie, alertée par le bruit; dehors elle tomba sur son mari, qui la transperça d'estocades. Les deux amants moururent de leurs blessures deux jours plus tard. Notre Seigneur fut servi qu'ils eussent eu le temps de recevoir les sacrements. Le Juan de Otálora, qui était entré avec eux et avait vu ce qu'il s'était passé, se réfugia dans l'écurie, car il n'avait pas d'épée, et il se cacha dans le fourrage des chevaux.
Le Juan de Leiva avait sellé d'avance un cheval bai, que depuis des jours il avait exercé à monter et descendre ce chemin qui mène à la première croix située sur la cordillère de cette ville. Il prit le pistolet et l'épée du Quiñones, et monta à cheval. Le cousin était parti devant, et l'attendait au couvent des Carmes déchaux où le rejoignit le Juan de Leiva qui le fit monter en croupe, et ils prirent le chemin de la croix.
L'information circula des lieux du crime à la place, jusqu'au président et à la Justice. On se lança à la poursuite des délinquants, qu'il était d'autant plus facile de suivre, que depuis la place et les rues alentours on les voyait fuir en montant la côte. Celui qui montra le plus de zèle à les poursuivre fut l'auditeur Lorenzo de Terrones, accompagné de l'alguazil Lorenzo Gómez.
Le Juan de Leiva et son cousin gagnèrent le sommet et ils descendirent de cheval pour se reposer, car ils voyaient la distance qui les séparait de leurs poursuivants. Le Juan de Leiva avait emmené une soutanelle de deuil, il la découpa au-dessus de la taille et en couvrit la croupe du cheval, pour qu'y montât son cousin.
L'auditeur et le Lorenzo Gómez aperçurent bientôt le cheval. Ils avaient vue sur sa croupe, et il leur semblait noir avec des reflets roux, or celui de Leiva était bai. De plus bas derrière eux on leur cria: "Il est par ici! Il est par ici!". Ainsi l'auditeur rebroussa chemin. Ce fut là la diversion de ceux qui montaient en suivant l'auditeur, car ils étaient bien conscients de la détermination du Juan de Leiva, qui sans nul doute préférait se faire tuer plutôt qu'arrêter, et vendrait sa peau le plus chèrement possible. Ils savaient qu'il avait l'avantage du pistolet, et qu'ils avaient affaire à des hommes dont le courage et la témérité étaient ceux des gens qui n'ont plus rien à perdre. Ce fut pourquoi ils s'accordèrent pour rebrousser chemin et dévier l'auditeur d'un tel risque.
Le Juan de Leiva et son cousin abandonnèrent le cheval et se cachèrent dans le maquis. Le Leiva avoua plus tard que depuis ces hauteurs il avait vu les deux enterrements. L'affaire étant quelque peu apaisée, ils descendirent par la gorge de San Francisco et allèrent à San Diego, d'où, de nuit, ils gagnèrent San Agustín.
Le cousin était peu connu en cette ville. Avec les diligences entreprises pour les arrêter, ils n'avaient de lieu sûr où demeurer. Le Juan de Leiva alla donc se cacher chez le chanoine Alonso de Bonilla, où sa présence fut également sentie. Allèrent pour l'y arrêter les deux auditeurs don Francisco de Herrera et Lorenzo de Terrones. Le chanoine en fut avisé peu de temps avant; il permit au Leiva de s'enfuir avec un habit d'ecclésiastique, et entre les mains du docteur Osorio et du père Diego de las Peñas, ses neveux. Ils descendaient par la rue d'où venaient les auditeurs, que par chance ils n'avaient pas encore traversée, et ainsi les deux groupes ne se croisèrent pas de trop près. Descendait de chez lui Alonso de Torralba, receveur de l'Audience Royale, qui reconnut le Leiva et lui dit: "Vous êtes donc là à présent? Par là vient l'Enfer tout entier". Il croisa les auditeurs qui lui demandèrent qui étaient ces ecclésiastiques. Il leur répondit que c'étaient le docteur Osorio et le curé Diego de las Peñas, et qu'il n'avait pas reconnu le troisième. Les auditeurs allèrent donc chez le chanoine, où ils cherchèrent et ne trouvèrent rien.
Quatre ou six jours plus tard, le président partit pour la vallée de Neiva, au mariage de sa fille. Il passa la nuit au village de Fontibón, où il avait fait halte, et ne manqua point qui lui dît que ce même soir le Juan de Leiva avait été vu sur la place de ce village, parlant de son affaire avec les pages du président; cela n'était pas étonnant de la part de l'homme téméraire et désespéré qu'il était à ce moment-là. Il avait donc pris le risque de déambuler dans ce bourg ce soir-là, et, avec l'argent qu'il avait, lui et son cousin gagnèrent le port de Honda pour y embarquer. Mais ils s'y virent en grand danger, et optèrent pour retourner au couvent de San Agustín, sur le terrain duquel le père Barrera les cacha de nombreux jours dans une grotte. Mais leur présence y fut également suspectée, puisque l'Audience Royale y envoya Lorenzo Gómez, alguazil de Cour, avec des hommes pour les arrêter. Et les deux fugitifs furent une nouvelle fois chanceux, car la nuit où le Lorenzo Gómez vint à leur recherche, ils étaient partis en ville à l'aube pour y chercher à manger.
Cette nuit-là, donc, le Lorenzo Gómez parla avec le père Barrera, qui lui affirma que les hommes qu'il cherchait n'étaient pas là. Il passa la nuit au couvent, et le lendemain le frère dut veiller avec une attention particulière à ce qu'il ne vît ou ne croisât le chemin des fugitifs. Ainsi, lorsqu'il les vit venir, il coupa à travers une aire de blé pour aller à leur rencontre, et put les prévenir à temps. Peu de jours après il organisa leur fuite au Pérou, d'où ils gagnèrent la Castille. De là-bas le Juan de Leiva écrivit au président, son seigneur, pour l'informer de comment il allait à Lucena, sa patrie, où il allait épouser une riche veuve; il conclut sa lettre de la manière suivante: "Plaise à Dieu, Monsieur, qu'elle soit meilleure que la première".
Plus tard il se dit en cette ville de Santa Fe que le Juan de Leiva avait été brûlé, pour avoir été reconnu coupable dans une affaire de fausse monnaie. Ce qui est certain, c'est que Dieu juge les hommes à l'aune de leur propre jugement, ne laissant de mal sans châtiment ni de bien sans récompense.
À la mort de l'archevêque don Pedro Ordóñez y Flórez, fut élu à la tête de l'archiépiscopat de ce Nouveau Royaume le docteur don Fernando Arias de Ugarte, évêque de Quito, et naturel de cette ville de Santa Fe. Et puisque je rends compte des prélats de cette sainte église métropolitaine, veuille me pardonner le lecteur que je m'attarde davantage sur celui-ci, plus que si j'étais son fils, car ses grandes vertus en firent presque son époux. Il la servit dès son enfance comme acolyte; et ayant commencé à étudier la grammaire, son père l'envoya en Espagne un peu avant qu'il n'eût quinze ans, où il étudia le droit jusqu'à obtention du diplôme. Et alors qu'il officiait comme avocat, il fut nommé auditeur général des désordres du Royaume d'Aragon, chargé d'enquêter sur la fuite de Madrid du secrétaire Antonio Pérez. Puis il fut nommé auditeur de Panamá, où nous le laisserons pour le moment, afin que puissent se reposer le lecteur et le nécessiteux.

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