Limnade ou la maîtresse des arbres

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  J’ai des cheveux rouges, des lèvres rouges, et une langue rouge, pleine de sang ; j’ai un jour heurté ma tête sur un rocher et je me la suis mordue, le rouge a jailli de ma bouche avec force, il a terni mon eau, et ma bouche avait la vigueur d’une source : j’avais de l’hémoglobine entre les dents et elle se déversait en discontinu pour venir nourrir les poissons. Mes yeux sombres, carmin, sont des gouffres. Quand on les regarde, on peut voir encore tout ce rouge débordé.

  Je vis dans un lac, un grand lac ténébreux. Mon monde est vert et mouillé, bruyant et grouillant, et de jour comme de nuit toujours ça bourdonne, gazouille et coasse, mes oreilles sont pleines à craquer. Quand je veux moins entendre je me mets la tête et puis tout le corps dans l'eau. Je m'entoure de vert foncé, illuminé vers le haut (la surface), et quand je n'ai pas trop peur je descends plutôt vers les fonds noirs et vaseux, où les algues lèchent mes bras et les poissons visqueux me frôlent. Tout ça, c'est comme les grandes feuilles de nénuphar gluantes qui se collent à ma peau quand je nage trop près : des sensations que les humains du monde sec trouvent dégoûtantes. Elles me sont familières.

  Mon lac est grand, ça me fait de l'espace pour étendre les jambes, les bras et les cheveux, faire flotter tout ça pendant un temps, dériver au fil du courant, glisser sur l'eau d'un point à un autre, en position d'étoile de mer, d'étoile de lac. Ce corps flottant, qui serait presque tout rouge s'il n'y avait pas le blanc de ma peau (mais celui là n'est pas pur, car j'ai des poils rouges comme des herbes folles sur les jambes, comme des pétales d’oeillet aux aisselles, et en buisson à baies sur le pubis), ce corps flottant est mobile même quand je ne bouge pas et j'aime laisser l'eau décider de ses déplacements, parce qu'elle peut toujours me surprendre. L'eau a un potentiel d'étonnement.

  Mon lac est bordé de terre. Sur cette terre l’herbe est sèche par endroits, plus haute, sauvage et dense ailleurs, du myriophylle pousse là, des roseaux ici, des iris à l’Est, des fougères au Nord, sous le couvert des arbres, dans l’ombre trouée de lumière, comme tachée. Les arbres sont hauts, ils cernent mon lac et je fus effrayée par cet écart immense entre tout le vide de l’air surplombant l’eau et la densité des cimes sombres et indistinctes, secrètes et éloignées, grondeuses, qui se dessinent à peine dans le ciel en contre jour et qui me cachent le Soleil. Le contraste me coupait le souffle. Et j’avais peur de leurs branches où fourmillaient mille bêtes dissimulées par les feuilles, produisant mille bruits sur lesquels je ne pouvais plaquer nulle autre image que celles produites par ma trouille, qui se représentait les oiseaux, les phasmes et les écureuils en les faisant rampants, voraces et cruels.

  J’ai appris dans mon lac à ne plus craindre ce qui se dérobait à mes yeux. Ses seules eaux sont si pleines de mystère et de vie invisible et pourtant palpable, qu’il m’a fallu m’en accommoder, si je voulais continuer à être nymphe. Je n’avais rien d’autre à être. Puis j’aimais cet endroit.

  Mes journées s’écoulent en rêves et en brasses. Je parle à mon monde, qui me répond dans sa langue que je n'interprète que quand je suis disposée à écouter. Parfois je ne veux entendre que ma voix. Je ramasse les galets dont les couleurs me plaisent. Je fais aussi un petit tas de galets que je trouve laids. Les beaux, je les perce par endroit - c’est ce qui prend le plus de temps - puis j’utilise des algues fines, ou bien mes cheveux parfois, qui sont longs et robustes, pour créer des guirlandes. Je les noue à intervalles irréguliers, puis je marche sur la berge jusqu’à trouver un arbre qui accepte d’être décoré. Une fois qu’il m’a donné son autorisation, j’accroche les guirlandes à ses branches les plus basses. Elles ont des longueurs différentes, le vent les agite tendrement, parfois les galets s’entrechoquent pour me jouer l’hymne lacustre. Il y a des arbres qui adorent être enguirlandés. Je ris de ces coquets, mais je suis bien contente qu’ils me permettent d’exhiber mes pierres. Les vilains, je les laisse en tas, mais je les dispose dans un repli de ma plage, là où je ne peux pas toujours les voir. Ceux-là sont mal lissés, parfois pointus, souvent hétérochromes : leurs couleurs sont désassorties et dysharmonieuses, leur grain inégal, ils paraissent tachés, voire atteints d’une sorte de maladie, on croirait que des éruptions de moisissures vertes, beiges ou grisâtres se répandent à leur surface et pourraient contaminer tout mon microcosme. Ils sont les fruits malheureux du hasard. Je les hais de ne pas être beaux. Quand le monde est trop hideux, quand la couleur du ciel ne s’accorde plus avec celle des arbres et qu’il y a trop de teintes d’herbes différentes dans les fourrés, quand même sous l’eau les formes floues m’apparaissent trop disgracieuses, et que pas même mes larmes ne parviennent à gommer les angles, à tout redessiner avec plus d’harmonie, alors je me précipite vers le tas de galets, je marche sur eux d’abord puis je saute, je saute aussi fort que je peux afin qu’à ma réception mon élan les fasse entrer dans la peau de mes pieds. Je continue jusqu’à ce que le rouge jaillisse puis s’étale. Jusqu’à ce qu’il recouvre tout.

  Une fois calmée, je plonge mes pieds dans l’eau ; mon lac finit toujours par me les soigner.

  Quand je ne flotte pas, ne cueille pas de pierres, ne suspend pas de guirlandes, ni ne saute sur des débris, cela signifie généralement que je suis disposée à percevoir. J’écoute le lac et son clapotis, mais l’eau n’est pas très bavarde - spontanée et volage, elle ne fait pas une très bonne camarade de conversation. Alors le plus souvent, je parle aux arbres. Je les escalade comme une araignée, je me loge dans leurs branches comme un écureuil, je m’allonge sur eux comme un chat sauvage, et dans ces instants suspendus de quiétude, je ferme les yeux et enfin j’écoute. J’entends leur respiration qui gonfle et dégonfle leur écorce, je sens leur placidité sous leur tronc, le mouvement paisible de leur sève qui circule et nourrit leur corps, leurs branches, leurs feuilles, et moi sur eux, petit bourgeon gâté. J’écoute les arbres les jours ensoleillés avant tout, pour jouir de leur ombre et boire un coup de lumière avec eux. J’aime d’amour le Soleil. Sa lumière est jaune, chaude, lourde, parfumée, nourricière et mordante. Il vient me chercher jusque sous les branchages, il nous recouvre tous avec une grâce particulière, de lumière et de chaleur il nous étreint et nous berce pour qu’on s’endorme au début de l’après-midi. Il nous joint les uns aux autres avec son dôme enveloppeur doré et transparent, et je suis émue d’être la camarade de soleil des cigales, des lucanes et des grillons ; des trèfles, de la guède et des joncs ; de la grue, du gorgebleue et du vanneau huppé.

  Un matin m'est venue l'idée de me noyer. Je me suis demandé si moi, limnade, pouvais trouver la mort à l'endroit où je devais vivre. Mon lac était mon lit, ma vasque et mon foyer, j'ai voulu le faire tombe. J'ai préparé ma mort avec beaucoup d'attention, car j'avais du respect pour ce lieu et qu’il ne s’agissait pas de le désacraliser, juste de tenter l'expérience de disparaître. Il fallait y mettre les formes. J'ai plongé pour aller cueillir des algues, elles s'enroulaient autour de mes avant bras quand j'essayais de les saisir au plus près de leur implantation avant de tirer d'un coup sec, aussi vif que me le permettait l'épaisseur collante de l'eau. J'ai sélectionné plusieurs espèces, ai varié les formes et les couleurs et les textures, suis restée ainsi sous l'eau une petite heure, picorant les fonds. Je suis remontée toute mouillée, les bras chargés de verteries que j'ai déposées sur la berge. Je les ai triées minutieusement, en brute minutieuse, avant de m'appliquer à les tresser ensemble. J'ai ainsi créé une belle couronne bigarrée et luisante, pleine de verts, de turquoises et de mauves. Ça rendait bien sur mon rouge. J'ai aussi ramassé des pierres, j'en ai choisi des grosses tapissées de mousse, et je m'en suis servi pour dessiner des lignes vertes et brunes sur mon corps : je les ai pressées sur mes cuisses, mon ventre et mes seins, puis sur mes tibias et mon front. Des serpents aux silhouettes ondulées ont alors sinué sur ma peau. Enfin, motivée par la volonté de laisser ma trace sur ce site qui m’avait vu exister; je me suis consacrée à l’ultime préparatif, celui qui m’assurait une certaine postérité. J'ai songé que s'il fallait abandonner au lac une part de moi-même, ce devait être ma couleur, alors je lui ai donné un peu de mon rouge. Je me suis accroupie sur un petit rocher, une pierre aiguisée à la main. Je l'ai utilisée pour percer ma langue ; penchée sur mon reflet, gueule ouverte, langue pendante, j'ai laissé le sang couler et l'eau m'a bue avidement. Puis je me suis arraché deux cheveux, longs comme des racines, et je les ai déposés à la surface. Ils ont flotté d’abord, mais le lac avait faim, alors il les a doucement sucés, aspirés puis avalés. J'étais encore sur le rocher. Près de moi, un petit tas de galets. Je les ai tous gobés. Lourde de pierres, j'ai plongé. Et coulé.

  Toute la nuit, j'ai habité les fonds du lac. J'y étais allongée, le dos dans la vase, les yeux tournés vers la surface. Les poissons, les têtards et les morceaux de bois flotté passaient indolemment au-dessus de moi. Je les voyais sous la Lune qui me regardait dans l’eau. J'aime d'amour la Lune. Sa lumière est amène, électrisante, blanche, noire, scabreuse et magique. Elle me tient compagnie durant la nuit, me séduit autant qu'elle me berce. Elle m'enchante en me rassurant. Mais je ne sentais pas la peur. Les galets étaient en train de gonfler dans mon ventre. Je ne sais pas si c'était la Lune qui produisait cet effet, mais mon ventre devenait terriblement rond, et je me suis demandé si c'était comme ça que j'étais née, des entrailles de la dernière suicidée. La Lune m'a empêchée de mourir parce qu'elle était trop belle pour que je ferme les yeux et m'abandonne à la nuit. Je restais éveillée pour la voir. C'est en tout cas ce que je me suis dit, d'abord, parce que je n'avais pas l'impression de parvenir à partir. J'étais peut-être éternelle, j'étais peut-être née il y a des siècles, j'avais dû oublier sûrement. Avant de devoir avouer que mon expérience était un échec, je me suis accordé un ultime plaisir : je me suis tout de même déclarée morte ; désormais je serai spectre. Puis j’ai plongé mes doigts dans mon oesophage et vomi mes galets avant de nager vers le disque bleu et brillant dans ma nouvelle peau de fantôme.

  Malgré l’échec de l’opération, j’ai pu observer chez moi quelques étranges effets secondaires, qui m’ont permis de tirer la conclusion suivante : essayer de mourir m’avait refilé la conjonctivite. D'aucuns auraient affirmé que c’était une jolie conjonctivite - merci, aurais-je répondu, si je savais converser avec des mots, mais vous savez c’est plutôt douloureux. Jolie en effet parce que si l’on se penchait sur moi, si l’on me regardait de près, si l’on observait mes yeux, l’on pouvait remarquer une éruption de petites émeraudes taillées en coussins et disposées de façon aléatoire sur le bout de mes cils. Douloureux parce que j’ai le regard qui brûle, les paupières enflammées, et le clignement difficile. Ces pierres ont poussé toutes seules sans me demander la permission et je n’aime pas bien ces façons d’envahir les petites extrémités de mon corps. Puis elles sont bruyantes. A chaque fois que je cille, elles cliquettent. Mes paupières sont lourdes, c’est dur de ne pas garder les yeux fermés. Parfois je n’essaie même pas.

  Le plus grand souci que me cause cette conjonctivite est le suivant : l’émeraude filtre les images comme un kaléidoscope qui ne fonctionnerait pas très bien, mais qui tinterait quand même le monde de vert et me fait tout percevoir dans cette teinte. J’aime cette couleur, et c’est vrai qu’elle prédomine par ici. Mais il n’y a plus de nuances, de détails ni de contrastes, tout est plat et uniforme et vert. Est-ce ma punition pour ne pas avoir été sensible à l’harmonie de cet endroit, par moments, auparavant ? Quand je me détruisais les pieds à coup de soubresauts sur les laids galets ? Maintenant plus rien ne ressort, plus rien n’accroche ni n’agace l’oeil (ormi au sens propre, ces pierres me démangent souvent, mais je ne peux pas me gratter : elles me taillent les doigts). Je suis dans une bulle verte. Un bulle suffocante qui m’aveugle et me ternit. Je voudrais me crever les yeux. Et en même temps, je ne voudrais pas que ceci soit mon dernier souvenir oculaire.

  Les humains du monde sec mesurent le temps. Moi je n’ai pas d’église ni de montre, ni de cadran solaire, et j’évite même de regarder les étoiles et la forme de la Lune, je m’en moque de savoir quel jour nous sommes. Ce qui compte encore peut-être, ce sont les saisons, les changements de couleurs et les variations dans la température de l’eau. Je ne sais pas à partir de quand cela fait longtemps, j’ignore si je devrais me plaindre ou être prise en pitié ; moi je suis entourée d’arbres centenaires et je me demande depuis quand je vis, alors même si j’avais gardé mes yeux émeraudes dix ans, ça n’aurait impressionné personne. J’ai peut-être vu vert un mois. J’ai marché, hagarde, cliquetante des paupières, défigurée par des petites étincelles couleur de feuille, aveuglée par un monochrome. Je ne voyais plus mon rouge, même si je me saignais les pieds contre les rochers les plus tranchants, et même si je m’arrachais les cheveux pour les étaler sur la plage où je devais pouvoir les contempler. Je ne faisais plus de guirlande, puisque je ne pouvais plus distinguer les beaux galets des vilains. Durant cette période j’ai aimé la nuit où le noir recouvrait presque le vert, mais je ne pouvais plus contempler mon amante la Lune, sa lumière avait perdu de son intensité bleue. Même le Soleil ne m’était d’aucun réconfort.

  J’ai visité mes voisins les arbres de plus en plus souvent. Monter dans leurs bras, m’entourer de leurs feuilles, cela me permettait d’oublier ma vision tordue. Quand je les regardais, le vert n’était pas anormal, et je pouvais oublier un peu, presque croire que si je m’essayais à observer les pissenlits qui ceinturaient leurs troncs, du jaune allait m’exploser aux yeux. Je me suis endormie une fois sur l’une des branches basses et épaisses d’un frêne que je connaissais un peu, mais mal, et qui n’avait jamais voulu de mes guirlandes. J’aimais la régularité de ses feuilles, j’aimais essayer de me couper en passant le bout de mes doigts sur leur bout à elles, pointu, mais toujours trop tendre pour me faire mal. Le frêne me laissait jouer avec lui sans me blesser. Je passais mon doigt dans les creux sinueux de son écorce, je lui redessinais toute une branche, puis tout le tronc, avec mes mains curieuses ; je palpais sa rugosité, toute son histoire épaisse et couverte de lichen. Il demeurait calme, patient, toujours il me laissait faire, me laissait l’explorer, me permettait de voir des mains plutôt que des yeux pour être moins triste et oublier un peu, ce que je m’étais fait, une nuit, au lac. La fois où je me suis endormie sur lui, bercée par le Soleil que je boudais un peu, le frêne m’a offert un rêve. Allongée à plat ventre sur sa branche, bras refermés sous ma tête et jambes ballantes, j’ai fermé les yeux pour me laisser partir, et ma peau gorgée de chaleur m’a été couverture.

  Dans mes rêves, je ne quitte jamais mon lac, car je ne connais que lui, à moins de me retrouver dans des espaces abstraits, flous, géométriques, qui ne sont que milieux, et que je peux sentir et non examiner. C’est donc sans surprise que je me suis trouvée dans mes eaux, nageant une brasse lente pour le plaisir du mouvement, et parce que je voulais encore voir le ciel plutôt que plonger.

  Il y avait un corps étranger sur mon lac. C’était haut et large, carré, tendu de draps de soie vieux rose, avec des voilages qui bougeaient dans l’air que je ne sentais pas sur ma peau mouillée. Et puis inhabité, tiré proprement comme si personne n’était jamais monté dedans. Comme s’il attendait qu’on l’escalade et qu’on s’y étale paresseusement ; or j’étais le seul être parmi les poissons, les algues et les moustiques qui pouvait se glisser dans ce lit à baldaquin flottant. Il trônait devant moi, au loin, avec les reliefs qui se fondent en vallée pour dévoiler le ciel bleu en toile de fond, comme une petite île flottante rose. C’est là que ça m’a interpellé. Le rose, le bleu. J’ai empoigné mes cheveux puis j’ai regardé frénétiquement ce que j’avais à la main : dans le rêve ils étaient secs malgré l’eau, et leur rouge vermillon m’a brûlé les rétines tant ils flamboyaient avec force devant mes yeux, jurant sur les reflets verdâtres de l’eau vaseuse dans laquelle j’évoluais. Des larmes au bord de mes cils. J’aurais pu couler tellement je pleurais, lourde de chagrin qui éclate pour devenir soulagement. Ce n’est pas tout de suite que j’ai pu m’avancer vers le lit-île. Finalement, de plus près, j’ai pu observer la solide structure de bois qui reposait sur un espèce de monticule de potamot - ce qui expliquait sa flottaison. Dessus reposait un épais matelas qui transparaissait sous les draps fins et tirés : la matière semblait douce, j’ai voulu la toucher tout de suite, je n’osais presque pas. Je me suis finalement hissée, araignée d’eau devenue scorpion posé dans les draps. L’eau n’a pas ruisselé, n’a rien taché, le rêve m’a maintenue sèche, et j’ai pu goûter la caresse de la soie sans l’abîmer.

  Le matelas s’affaisse un peu sous moi avec la même tendresse que le sable frais piétiné au soir, mais en moins granuleux et irritant, infiniment plus doux. Je m’enfonce dans toute cette douceur robuste, je suis accueillie et repoussée à la fois, parfait équilibre de moelleux solide. Je me laisse absorber par ce lit, je m’y allonge sur le ventre, le côté et enfin le dos. Mes pieds et mes bras glissent sur les draps pour le simple plaisir de goûter leur fraîcheur câline, je m’étire en tous sens, féline, je soupire d’extase onirique. Puis immobile, les bras en croix, la colonne vertébrale amoureusement réceptionnée par le lit, les jambes un peu écartées, respiration ralentie, reposée. Je contemple le plafond du baldaquin et son encadrement de bois, richement brun. Mais ce qui me fascine le plus, c’est le tissu rose, assorti aux draps, qui est tendu dans ce grand châssis.

  Le tissu est soudain percé de bourgeons : des petits boutons roses piqués sur des extrémités de tiges apparaissent puis se développent, tout pousse et grossit jusqu’à ce que les bourgeons se gorgent à n’en plus pouvoir se contenir et explosent soudain en grandes fleurs charnues. Je n’en avais jamais vu de telles. Leurs pétales sont larges, longilignes, couverts de petites taches de roseur et gracieusement courbés pour découvrir une forêt d’anthères que je voudrais croquer à pleines lèvres, tous pressés autour du pistil central. Les tiges des fleurs se développent encore jusqu’à couvrir la distance qui me sépare du plafond du baldaquin. Je les sens se presser sur mon visage et, frémissante, je ferme les yeux. Elles sont légères et lourdes à la fois, mais surtout infiniment douces, et leur parfum est si riche que je ne peux m’empêcher de le chercher frénétiquement en enfonçant mon nez dans leur fraîcheur, cambrée de curiosité, je me presse contre leur chair fine. Elles me modèlent en recouvrant tout mon front, le creux de mes orbites, l’arrête de mon nez, les monts de mes pommettes et et de mes lèvres, jusqu’à mon menton, elles m’écrasent le visage délicatement, m’étouffent doucettement – de ma vie, on ne m’avait encore jamais traitée avec tant de ménagement. L’une d’elle se glisse enfin dans ma bouche. Explosion de parfums rencontre explosion de goûts et de textures, et moi haletante, découverte, recouverte, remplie, pleurant de joie, crispant mes muscles, empoignant les draps ...

  Réveil brusque. Cadeau-rêve consommé. Secouée d’un frisson électrique, me rappelant où je m’étais endormie, je me redresse et je ramène les jambes sous moi. Je me rends compte avec horreur que j’ai répandu toute mon odeur sur la branche du frêne. Je déguerpis pour aller me cacher dans l’eau. Plongeon tonitruant d’une honte brûlante. Dans mon empressement je n’ai même pas remarqué que ma capacité à voir les couleurs avait transcendé mon rêve et que les émeraudes avaient fondu, laissant sur ma joue des traînées vertes et chaudes. Je m’en suis voulu plus tard de ne pas avoir remercié l’arbre qui m’avait rendu mes yeux.

  J'ai commencé d'aimer le frêne et de vouloir lui rendre visite tous les jours. Je ne me présente pas toujours physiquement à lui mais quotidiennement je tends mon esprit vers le sien, espérant une rencontre dans l’espace impalpable qui nous sépare, à mi-chemin. Je pense à lui et désire être en sa présence même quand je ne me le permets pas. Les arbres sont des amants redoutables car plus vieux et plus patients que les nymphes. Je ne veux pas être mouche pour lui. Lui rendre visite tous les jours serait s’assimiler à un insecte. Il me faut être plus rare.

  La vue hétérochrome retrouvée, je peux m’adonner à mes anciens plaisirs, et je jouis à nouveau du ciel, des fleurs et des galets. J’observe. Je regarde le frêne avant tout. Le coeur en bouton d’or, mais ouvert comme un cosmos, je contemple ses branches, je rêve ses racines. J’entends par la pensée en me les remémorant nos conversations silencieuses ; ces conversations de végétaux qu’on ne peut avoir qu’en entrant dans l’espace proche d’une plante et en s’ouvrant à elle pour laisser se déverser dans notre conscience son flot continu d’être. Depuis mon lac, accoudée à la berge et les hanches dans l'eau ; ou bien alors assise à ses racines, adossée à son tronc, collée à lui sans lui faire face ; enfin hissée dans son corps de branches, cachée sous ses feuilles, enveloppée ; je lui tiens compagnie. Je ne garde pas mes distances tous les jours. Quand le quota d'absences me semble rempli, je lui adresse à nouveau la parole. J’écoute ; je lui parle souvent, je me tais parfois - quand sa voix est plus faible. Nous discutons beaucoup, du ciel, de la nuit, de la mort, et de la terre. Je l'aime parce qu'il est humble pour un arbre.

  Mon frêne a pour voisin un orme. Il se joint parfois à nos conversations. Comme je suis nymphe, et que je dois dormir régulièrement, alors qu'eux sont arbres, les conversations que nous commençons à trois se terminent généralement à deux - ils me racontent, à mon réveil, le cheminement de leur pensée partagée. L’orme avait été jusque là assez insignifiant pour moi. Je le redécouvre quand je le regarde depuis le point de vue du frêne. Quand j’habite ce dernier un instant, après l’avoir escaladé, je me tourne vers l’autre pour mieux le toiser, et il m’apparaît différent : je vois la courbe de son corps qui le fait paraître ratatiné depuis la berge, alors qu’ici il est beau en étant penché. Le frêne regardait le ciel comme un oiseau manqué, l’orme regardait la terre - je ne sais pas ce qu’il y cherchait. Dans ma curiosité pour lui j’ai trouvé de l’amour aussi. Quand l’orme parlait, le frêne frémissait ; vibration transmise de ses branches à mes pieds. Bruissement commun.

  Les arbres sont faits pour regarder et être regardée. Il n’y a rien de semblable à la sensation d’un arbre qui vous voit de tous les angles à la fois, car il est autant feuille que tronc et racines. Et si la Lune m’a appris une chose, c’est que je ne vivais que pour être vue. Alors j’ai offert un spectacle d’un nouveau genre à mes attachés - comme en remerciement pour le rêve et le lit et les yeux. Montée dans le frêne, observée par lui et son voisin l’orme, sur une branche vieille, solide et plutôt dépouillée, pour ne rien leur cacher. Hissée. Mon nectar de nymphe coule entre mes jambes, je sais qu’ils suivent sa traînée le long de ma cuisse et qu’ils voudraient se faire colibris pour venir me butiner. En imagination je peux les sentir me cueillir et me puiser mon sucre ; je rêve de leur faim ; je me dévore seule.

  Une nuit de début d'automne une forte pluie s'est abattue sur la région. Je suis dans l’eau quand l’orage éclate, sans abri au-dessus de ma tête - mais une nymphe ne s’abrite pas, elle se fond avec ce qui l’agresse. Je reste plantée comme un jonc, nuque brisée, à la regarder tomber, et les gouttes m'écrasent les orbites quand elles visent bien, mais je n'ai plus du tout mal aux yeux, donc je les garde grand ouverts sous l’assaut. C’est l’eau de ciel qui pénètre l’eau de lac : fondant d’eaux, miroitement en cercles, rencontre d’eaux douces par la force, nuages dégorgés réfléchis sur une surface précédemment plane, désormais agitée. Remuée comme mon eau, mais intérieurement, je suis. Immobile dans tout ce déluge. Debout, de l’eau jusqu’aux épaules, cheveux flottants autour de mon dos, je fixe le frêne et son ami l'orme. Je les aime tellement que du trèfle pousse sur ma nuque et perce le voile de mes cheveux, s'abreuvant d'eau de pluie ; et une fine pellicule d'herbe apparaît sur mon crâne. Je pousse de toute cette eau.

  Je ne suis pas la seule à pousser. Quelque chose se produit. Ça a la vitesse d’un chat sauvage, ça passe presque inaperçu, il fallait que je sois en train de les regarder, ou bien je ne l’aurais sans doute pas vu. L’orme et le frêne se joignent. Leurs branches les plus proches se tendent l’une vers l’autre. Elle s’allongent, elles s’étirent, elles se développent en accéléré, elles sont soudainement brusquées : elles s’articulent dans l’air avec un effort visible pour parvenir, enfin, à se toucher. Elles s’enroulent l’une sur l’autre, forment comme une liane que viennent renforcer d’autres branches ; le lien végétal s’épaissit et se stabilise au-dessus du sol, les branches, les brindilles, les tiges qui le forment s’enroulent et se nouent les unes autour des autres, torsion, attachement, effort - l’orme et le frêne se délivrent en union. J’assiste à ce prodige, haletante, sentant avec eux la force prodigieuse à laquelle ils doivent avoir recours pour parvenir, avec leur pauvre enveloppe de vieil arbre, à réduire un travail long de plusieurs décennies à cette seule nuit. Leur tiraillement s’arrête bientôt et elle trône là entre eux, faisant partie d’eux, la branche neuve, ni orme ni frêne. Je ne sais pas depuis combien de temps ils s’aimaient. On la contemple tous les trois, hébétés. La pluie s’arrête. Alors, timidement, ils tendent vers moi deux petits brins fins, jeunes et verts, qu’ils approchent de l’eau comme s’ils avaient soif. Ils ont besoin de s’abreuver, après cet effort titanesque, et malgré toute cette pluie tombée c’est mon eau à moi qu’ils sollicitent. Je quitte mon lac une dernière fois. Je les escalade religieusement. J’essore mes cheveux, l’eau ruisselle sur leurs écorces ; je m’essuie sur eux, leur rugosité griffe ma peau qui devient rouge ; ils boivent mon sang et le mêlent à leur sève. Je m’étends sur leur branche commune, fatiguée et apaisée. J’y reste allongée si longtemps que je me change en mousse.

  Devenue verte.

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