Comment je pris mon nom

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"Observe cette carcasse, et dis moi ce que tu vois".

Voici ce que me dit mon maître, un jour où nous nous étions retrouvés face à un cadavre de boeuf des plaines, les yeux révulsés et le ventre gonflé par le soleil. En ce temps, je n'étais qu'un apprenti impatient et simple de pensée, et je répondis bêtement :

- Une carcasse pleine de mouches.

La massue de Shagra vint s'écraser contre l'arrière de mon crâne dans un bruit sourd. C'est de cette manière que l'on inculquait des leçons aux jeunes orcs. J'essayai alors, affinant ma réponse d'une touche de philosophie :

- La fin d'un vie, permettant d'en alimenter une autre ?

Un grognement me répondit, signifant que ma réponse n'était pas totalement juste selon Shagra.

- Il n'y a jamais de fin, c'est un cycle. Ne l'as-tu pas encore compris ?

Ce furent les seuls mots qu'il prononça, ne m'expliquant pas plus son idée.

Je mis longtemps à assimiler ce qu'il voulait me faire comprendre. Enfin, je pense avoir compris, car je n'ai jamais eu confirmation de ma dernière interprétation : il fut tué bien avant que je ne découvre la "solution". Son trépas fut semblable à sa vie : une énigme et une flaque de sang. Ce fut un cycle jusqu'au bout, pensais-je alors. Mais revenons-en à ma révélation.

Je vivais dans la forêt depuis deux ans déjà, affinant mon lien avec la nature. Je pêchais, chassais et cueillais pour me sustenter. Je n'avais pas de camp, portant avec moi mes maigres possessions, qui se limitaient à deux massues, faites sur le modèle de celles de mon maître, une robe en loque qui était mon seul habit, mon armure de cuir et mon casque en crâne de boeuf, décoré de runes et de plumes. Celui-ci était à Shagra, qui me le donna peu de temps avant sa fin. J'errais dans les sous-bois, à la recherche d'une quelconque proie pour mon futur repas. Je trouvais alors un tigre géant mort depuis peu. Il avait succombé de manière non naturelle. Son pelage était encore chaud sous mes doigts, et une unique blessure était apparente, un trou au niveau du crâne. Ce fait m'inquièta grandement, parce que le tigre géant est le plus puissant des prédateurs de la région.

En tant que druide, il était de mon devoir d'enquêter sur ce déséquilibre. Le tueur était seul, comme en témoigne les empreintes s'éloignant du cadavre. De plus, il n'avait pas mangé, signifiant qu'il avait tué soit pour se défendre, soit sans raison. Et la seconde option m'effraya. Ce genre de comportement était inexistant dans ma forêt, et en menace grandement l'écosystème. Je commençai alors à suivre les traces du quadrupède inconnu. Les empreintes étaient profondes, laissant supposer un poids conséquent, mais les pattes en elles-même étaient plutôt petites, comparables à celle d'un loup. Les griffes de la créatures étaient au nombre de deux, dont l'une, celle sur l'extérieur, se prolongeait sur une quinzaine de centimètres. L'espace entre chaque trace annonçait quant à lui une vitesse considérable.

Je marchai toute la journée, trouvant de temps à autre des animaux morts. Nouveau inquiétant, aucun charognard n'osait s'approcher des tas de viande fraîche. Peu avant la tombée de la nuit, je prit le temps d'étudier un des corps de manière plus poussée. J'observai alors des champignons autour du trou, qui se situait au niveau du crâne comme à chaque fois. Mes jointures blanchissaient à force de serrer mes deux massues constamment, et je m'épuisais à les alimenter de mon pouvoir en permanence. Je n'osais pas penser à dormir, de peur que la bête ne s'en prenne à moi. Mon sens du devoir était maintenant bien loin, surpassé par l'instinct de survie. Allié à ma raison, il me disait de tuer la créature avant qu'elle ne me tue.

Je peinais à me calmer, je ne pouvais pas me reposer. Je m'assit alors en tailleur et tentai de me connecter aux arbres alentour. Aucune réponse. Je rouvrai alors les yeux. Les même champignons que ceux des corps parasitaient les végétaux. Me relevant, je décide d'en finir. Il faut bien mourir un jour, non ? Je cours jusque dans une petite clairière, d'à peine dix mètres de diamètre, au centre de laquelle se tient... un boeuf. Mais l'animal n'était pas normal. Des champignons le couvrait de partout, n'épargnaient aucune zone, sauf les yeux dans lesquels se reflètent une douleur folle. Les sabots étaient rongés par certains endroits, et rallongés par d'autre. Les parasites, blancs et bleus, semblaient doués d'une vie propre.

La bête folle fonça alors sur moi. En moins de deux pulsations elle fut à distance pour m'encorner. Mais elle n'en fit rien, levant plutôt sa patte pour me transpercer de sa longue griffe. Je n'esquivai que de justesse, mais c'est en passant sous la créature d'une roulade que je vis le pire. Elle était complêtement éventrée, la chair pourrie tombant en lambeau. L'odeur me frappa alors, elle que j'avais ignoré, trop concentré sur le reste. Tandis que le monstre faisait volte-face, j'armai mon bras et frappé dans la tête. Celle-ci s'envola, retomba et roula dans l'herbe plus loin. Quelque chose frappa fort mon casque et je tombai à terre, sonné. La monstruosité devant moi reposait son sabot sur le sol, et revenait à la charge. Psalmodiant quelques paroles, j'invoquai en dernier recours des racines, qui jaillirent du sol et firent trébucher la source du danger. Un bruit de succion se fit entendre lorsque l'une des pattes s'arracha net. Le bref aperçu que j'eus des os de la créatures me montra que son ossature était aussi pourri que sa chair. Me relevant et ramassant mon gourdin, je frappai alors les pattes du mort-vivant pour les détacher du corps. Des bouts de chair putréfiée et de champignons volaient dans tous les sens, m'éclaboussant pour mon plus grand dégoût.

Le corps ne bougeait plus. Je tremblai comme les feuilles des seuls témoins de l'affrontement, l'adrénaline était passée. Mes massues s'échappaient de mes mains, qui avaient mal d'avoir été cripées si longtemps. Mon coeur battait à tout rompre, et ma respiration saccadée n'était qu'un signe de la douleur étreignant mes poumons.

J'ai trouvé la force de me relever et de rassembler mes affaires pour me reposer plus loin. Mon casque a été décoré d'un trou lors de l'affrontement, et à part quelques éraflures dues à mes acrobaties, je n'était pas vraiment blessé.

Ce n'est que bien plus tard que je me préoccupai de la nature de cette créature. Comment pouvait-elle être morte... et vivante ? Cela défiait ma compréhension, et les lois du cycle de la vie. Incapable de rester avec un tel problème, j'ouvrit alors mon esprit à une autre façon de penser. Et si la mort n'était pas la fin d'une vie pour en nourrir une autre, mais seulement un changement d'état de cette même vie ? La vie pourrait-elle engendrer la vie par sa propre fin ? Dans ce cas, ce n'est pas une autre vie, juste un nouvel aspect, non ? C'est ce que je décidai de croire, car cette nouvelle théorie s'intégrait parfaitement à la notion de cycle qui me fut inculquée à coup de massue. Mais comme je l'ai déjà dit, je ne sais pas si c'est ce que voulut me faire comprendre Shagra.

Riche de cette nouvelle philosophie, je décidai de me nommer Symmycète, l'ami des champignons, qui seront le prochain état de ma vie en ce monde, si je pense vrai.

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