Il était une fois, dans un monde lointain mais étrangement familier, une immense tour qui traversait les nuages.

Elle était si droite qu’elle rendait la tour de Pise jalouse, et si haute qu’elle aurait fait enrager la tour de Babel.

Dans cette tour vivaient des centaines de personnes.

Du haut de ses cent étages, chaque niveau était composé de trois lotissements.

La particularité de cette tour était simple : plus on montait, plus les logements étaient luxueux. Et plus on descendait, plus ils devenaient insalubres.

Les habitants du rez-de-chaussée vivaient à même le sol, dormaient sur des cartons pour éviter la boue. Et pourtant, malgré cette misère, ils étaient joyeux, solidaires, se partageaient la maigre nourriture distribuée chaque semaine par la tour. Ils recevaient parfois l’aide de quelques habitants des étages supérieurs… mais jamais au-delà du cinquantième étage.

C’était le quotidien : les étages inférieurs s’entraidaient, sans presque aucun contact avec ceux qui vivaient au-dessus de l’étage cinquante.

Parfois, un habitant était « surclassé ». Lorsqu’une personne d’un étage supérieur mourait, un habitant considéré comme « méritant » prenait sa place. Tous promettaient de garder contact avec leurs anciens amis d’en bas… mais, une fois le cinquantième étage passé, ils coupaient tout lien. Les habitants du bas redevenaient pour eux de simples rats vivant au sol.

Un jour, Richard, un résident du centième étage, regarda une émission consacrée aux habitants du dessous, tel était le nom donné à tous ceux vivant sous l’étage cinquante.

L’émission était formelle : la tour donnait de la nourriture à chaque étage, mais les gens du dessous recevaient bien trop pour la quantité de travail fournie.

Ces gens profitaient beaucoup trop des bienfaits de la tour, au point de risquer de rompre l’équilibre général.

Richard entra dans une rage noire.

Cet hiver-là, il avait remarqué que son chauffage semblait moins puissant.

C’était donc à cause d’eux ?

Ces rats du dessous pompaient toute l’énergie de la tour !

Furieux, il organisa ce qu’on appelait une « fête des anges ».

Les habitants des étages 100 à 65 étaient tous invités.

Ceux des étages 64 à 50 n’étaient pas systématiquement au courant, et même informés, ils n’étaient acceptés que si un résident invité leur offrait une invitation.

Les habitants des étages 50 à 64 étaient surnommés « les habitants du milieu ».

Aux yeux des étages supérieurs, ils n’étaient que des rats qui se prenaient pour des anges.

Mais, avec un peu de chance, peut-être le deviendraient-ils un jour.

Lors de la fête, Richard ne perdit pas de temps : quatre ou cinq verres de whisky, deux ou trois sodomies, et il enfouit son nez dans de la cocaïne. Puis il s’égosilla devant toute l’assemblée :

— Bordel, mes amis, nous sommes foutus ! Ces rats du dessous pillent toutes les ressources de la tour ! Si ça continue, nous ne pourrons même plus jouir de nos privilèges d’anges ! Nous ne pourrons même plus jouir tout court !

Susie, sa voisine du même étage, acquiesça aussitôt :

— Vous avez bien raison, Richard ! J’ai vu un reportage hier. Vous savez que ces rats peuvent choisir de « démissionner » de leur travail dans la tour ? Et le pire ! C’est qu’ils touchent ensuite de l’argent ! Ils appellent ça des… « indemnités ».

dit-elle en feignant de sangloter.

— C’est une honte ! hurla Gustaphère. Ces rats prennent tout l’argent de notre magnifique tour ! Tandis que moi, je dois encore attendre UN mois pour payer ma quatre-vingt-quinzième Porsche 911 !? Il m’en faut une nouvelle pour rester en symbiose avec l’étage où je vis ! Et la symbiose, dans tout ça, hein !? LA SYMBIOSE !

s’époumonna-t-il, réconforté par Susie.

— Tout ce que vous dites est tragique, mes amis, reprit Lucifer. Mais savez-vous quel est le PIRE dans tout ça ? Ceux qui profitent de notre magnifique tour NE SONT MÊME PAS DES TOURIENS.

Un silence choqué parcourut la salle.

Susie en perdit ses couleurs.

— Quoi ? Des touriens !?

— Oui, ma chère Susie.

— Mais… ce mot existe !?

— OUI, Madame !

— Et depuis quand, mon cher Lucifer ?

— Depuis 1 minute, 6 secondes et 6 millièmes, Madame !

Richard en resta bouche bée.

Il demanda des explications, que Lucifer se fit un plaisir de fournir :

— Eh bien, mon bon Richard, pendant que je sniffais mon dernier rail de coke sur les mamelons juteux de ma dulcinée et que ma fille clonait son troisième chihuahua sans pénis ni anus, je suis tombé sur une émission incroyable : « Le Grand Tourrassement » !

— Vous voulez dire « le grand terrassement » ?

— Non, ma chère Susie : « le grand TOUR-rassement » !

— « Le grand remplacement » ?

— Qu’est-ce que c’est que ce nom ridicule, Susie ? Je vous dis que c’est « le grand tourrassement », comme dans « tour » !

— Et où avez-vous vu cette émission, mon cher Lucifer ?

— Eh bien, où croyez-vous ? Sur TourFM TV, pardi !

— Aaah, voilà ! Il fallait commencer par ça, mon cher Lucifer. LÀ, on vous croit !

— Ah oui, si c’est sur TourFM TV, alors là… confirma Richard.

— C’est clair, ajouta Gustaphère : c’est la SEULE chaîne qui n’est pas tombée entre les griffes de ces rats du dessous.

Après quelques secondes à encenser leur chaîne favorite, Lucifer poursuivit :

— Donc, l’émission expliquait que les rats d’en dessous… eh bien ils ne sont même pas nés ici, dans cette tour ! Les anciens rats sont morts sans famille, ce qui a laissé des lotissements vides. Des gens d’AUTRES tours sont venus s’y installer, SANS qu’on le sache ! Et petit à petit… ils prendront notre place !

La salle hurla d’effroi.

Susie demanda, les lèvres tremblantes :

— Mais ces « rats clandestins »… comment les reconnaît-on !?

— On ne peut pas, mes amis. Ils nous ressemblent en tout point : même sang, même corps, mêmes organes.

Susie pâlit davantage :

— Mais alors… si ça se trouve, ce sont nos voisins de la tour Est ! Ceux qui veulent rejoindre notre regroupement de tours, la « Tourrope ».

— Non, Susie. Ce n’est pas eux.

— Comment pouvez-vous en être sûr ?

Lucifer prit une profonde inspiration dramatique.

— Parce que ces clandestins viennent du Sud… et ils ne conduisent pas les mêmes voitures que nous, Susie.

Richard s’effondra :

— Comment allons-nous faire alors ? Si ça continue, le grand tourrassement aura lieu… Je ne veux pas que mes descendants naissent avec du sang de rat… et conduisent des Renault Scénic !

Il pleura dans les jambes de Susie, qui le consola :

— Ne vous inquiétez pas, mon chou… vos descendants ne seront pas des rats. Et je vous laisserai me sodomiser à la fin de la fête.

— Oh, Susie… vous êtes de loin la meilleure maîtresse avec laquelle je trompe ma femme.

— Mais sinon, intervint Gustaphère, comment fait-on pour se défendre contre ces pique-assiettes du désert et de la savane ?

Lucifer sourit, satisfait de son effet.

— Faites ramener de la cocaïne et de l’adrénochrome… et je vous révèle mon plan entre deux orgies.