Partie 3 : Les habitants d’en bas
La veille de la réception chez Juda, chez les habitants du milieu, trois hommes venaient de finir leur journée de travail et se dirigeaient vers leur bar favori.
Ces trois amis étaient manutentionnaires : la maintenance de la tour, c’était eux. Tous les travaux ingrats, tout ce qui permettait à cet immense bâtiment de tenir debout, ils en étaient responsables.
Leur journée commençait à sept heures du matin et se terminait à vingt-deux heures. Pour un salaire misérable, certes variable selon leur étage, mais misérable tout de même.
C’est pour cela que le bar restait ouvert jusqu’à une heure du matin. Le patron savait que c’était leur seul moment de détente.
— Eh bah, encore une rude journée, les garçons ! s’exclama Bob.
— Ça, tu l’as dit, Bob. On a bien mérité une bonne bière. Chef, trois pressions s’il vous plaît ! lança Kyllian.
Ferdinand, le patron, lança les tirages aussitôt. Kyllian se tourna vers leur troisième ami.
— Eh mais… c’est pas l’anniversaire de ta fille demain ? Hein, Gontran ? Elle fête quel âge déjà ?
Gontran, les traits tirés, leva lentement la tête.
— Bordel, Kyllian… comment tu te souviens de l’anniversaire de ma fille ? T’srais pas son vrai père ?
— Oh, arrête tes conneries, répondit Kyllian en riant. Je m’en souviens parce que ça tombe le même jour que ton arrivée dans la tour. Ça fait déjà dix ans que toi et ta sale gueule êtes là.
Gontran vida sa bière d’une traite.
— Eh ouais… dix ans que j’ai atterri ici, dix ans que j’habite au dixième étage, dix ans que je dois supporter vos gros culs puants !
— Ça remonte, dit Bob. T’étais où avant ?
— Dans une tour à l’Ouest. Y a eu une sale histoire… ma femme y est restée. Je me voyais pas élever ma fille là-bas. Alors j’ai tout quitté et j’suis venu ici. Y avait mon cousin Juda…
— Ce foutu Juda… t’as eu des nouvelles depuis qu’il a été surclassé ? demanda Kyllian.
— Aucune. Je lui écris sans arrêt, pourtant.
— Laisse tomber, souffla Bob. Ceux qui montent au-dessus du cinquantième nous oublient tous.
— Il a raison, confirma Kyllian. Famille ou pas, ça change rien.
— Ouais, ouais, fit Gontran, mais c’est l’anniversaire de mon arrivée ici, les dix ans de ma fille… et après la journée qu’on s’est tapée, j’aimerais bien me détendre ! Et d’ailleurs, vous savez qui a la plus grosse BITE entre un cheval et un zèbre ?
« Ça y est, il recommence… » pensèrent Bob et Kyllian.
La soirée continua dans les mêmes débats zoologiques douteux. Ils burent jusqu’à minuit. Puis, alors que Ferdinand allait fermer, une petite fille passa la porte.
— Papa ! Je savais que j’allais te trouver ici ! T’es encore bourré comme pas possible !
Gontran se redressa d’un coup, reconnaissant immédiatement la voix de sa fille.
— Marie ! Qu’est-ce que tu fais ici à cette heure ? Tu devrais être couchée, demain, aujourd'hui t’as école !
— C'est dimanche demain, et techniquement, on est deja «demain» vu qu'il est une heure du matin ! Et tu m’avais promis de finir les décorations ce soir !
Il implora son pardon, il savait qu’elle tenait ça de sa mère : une boudeuse de compétition.
Marie finit par lui attraper le doigt et le traîner hors du bar sous les rires de Bob et Kyllian.
De retour à la maison, Gontran se hâta de terminer les décorations de son vivant salon. Les rires fusèrent comme toujours.
— Eh ma puce, et si on mettait un peu de musique ? proposa-t-il.
— Maintenant ? Mais on va déranger les voisins !
— Allez… On a bien le droit de festoyer un peu.
— Papa, la fête c’est dans quelques heures…
— Justement ! C’est l’avant-fête ! Une coutume très importante dans notre tour d’origine !
— Ah oui ? Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé avant ?
— Parce qu’on la révèle seulement quand on fête nos dix ans ! Avant ça, le cerveau… il est pas bien fini !
Il prit leur vieux vinyle préféré, le posa sur la platine, lança la musique et envoya une télécommande à sa fille pour qu’elle fasse office de micro.
Ils chantèrent, faux et fort :
« Fernando » du groupe ABBA
Jusqu’à ce qu’un voisin vienne frapper violemment à la porte, un habitué de leurs concerts nocturnes.
Une fois la décoration terminée, père et fille se livrèrent à leur rituel bihebdomadaire.
— Bon… mon cher cousin…, commença Gontran en écrivant laborieusement. J’espère que tu vas… bi-en. C’est… comment là-haut ?
Marie lut par-dessus son épaule.
— Tu t’améliores, papa ! Ton écriture et ta lecture sont beaucoup mieux !
— Tu trouves ? Ah, j’espère qu’un jour je serai aussi bon que toi ! Comme ça, je pourrai te lire des histoires avant de dormir.
— Papa… je suis plus un bébé.
— Tu seras toujours ma puce à moi. Allez, aide-moi pour la fin de la lettre à ton oncle Juda.
— Tu veux lui parler de quoi ?
— De ton anniversaire, bien sûr ! Si je la poste avant six heures, il la recevra cet après-midi. Avec un peu de chance, il viendra pour la fête !
Marie baissa les yeux. Tout le monde savait que Juda ne répondrait jamais.
— Papa… ça fait un an qu’il est parti. Il n’a jamais répondu à une seule lettre. Peut-être que…
— Non, Marie. Juda, c’est la famille. Il répondra un jour.
Elle garda le silence. Elle savait que ce jour n’arriverait probablement jamais.
Mais elle savait aussi que ces lettres avaient donné à son père une force nouvelle : apprendre à lire, à écrire, à avancer.
Alors elle sourit, et continua à l’aider à écrire, comme si de rien n’était.

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