Partie 5 : Le vote
Le lendemain soir, au 10e étage, la fête battait son plein. Pour les dix ans de la petite Marie, tout le monde était venu. Du 1er au 25e étage, chacun avait pris la peine de se déplacer, et pas les mains vides. Cadeaux, boissons, gâteaux, sucreries en tout genre : tous participaient.
C’était quelque chose de commun chez eux : peu importe d’où on venait, ni ce qu’on faisait, tous étaient des habitants d’en bas et, de ce fait, ils étaient tous unis.
Tandis que tout le monde chantait et dansait le cœur rempli de joie, Marie aperçut son père, seul, un peu la tête ailleurs.
— Ça va, papa ? demanda-t-elle en s’approchant de lui.
Il leva la tête vers sa fille et la prit sur ses genoux.
— Bien sûr, répondit-il. Comment ne pas être heureux alors que c’est l’anniversaire de ma princesse ?
— Arrête, je sais très bien ce qu’il y a. Je t’avais dit qu’oncle Juda ne viendrait pas.
Gontran resta muet, caressant le dos de sa fille, qui était triste de le voir ainsi. Elle lui prit l’autre main et lui sourit en disant :
— Merci, papa. Je sais que tu as dû économiser très longtemps pour payer mes cadeaux et me faire cette fête. Je veux plus que tu sois triste, d’accord ? Regarde, on est tous ensemble, heureux. Maman serait fière de tout ce que tu fais.
Elle s’allongea doucement contre lui, et il ne put retenir ses larmes plus longtemps, avant que Bob et Kyllian ne viennent lui chercher des noises, comme à leur habitude.
La fête continua de plus belle. Marie souffla les bougies de son gâteau, ouvrit ses cadeaux et, quelques heures plus tard, son anniversaire prit fin.
Le jour d’après, Gontran fit la grasse matinée, avant que sa fille ne vienne le réveiller en sursaut :
— Papa !
— Quoi !? Qu’est-ce qu’il y a ? Qui est mort !?
— Personne. Vite, viens regarder les infos !
Elle traîna son père jusqu’au salon, encore dans les vapes.
— Et qu’est-ce que tu fais là ? On est lundi, t’as toujours pas cours ?
— Non, c’est jour férié, papa. C’est d’ailleurs pour ça que t’es pas au travail aujourd’hui ! Allez, dépêche-toi !
— Oui, oui… mais depuis quand tu regardes les infos, toi ? T’as dix ans et tu te comportes déjà comme une vieille bique !
— Oui, et toi t’as quarante-cinq ans, et ton seul sujet de conversation, c’est la taille de pénis des animaux.
Ils arrivèrent devant la télé, et Gontran vit le bandeau :
« Nouveau vote bientôt pour l’arrêt des indemnités chômage en cas de démission. »
Sur cette émission en direct sur TourFMTV, la chaîne recevait la personne à l’initiative de cette demande : Richard.
— Bonjour à tous, je suis Goélise Feland, et aujourd’hui nous avons l’honneur d’avoir sur notre plateau M. Richard Duchemin, habitant du 100e étage de notre belle France !
— Merci beaucoup, Mme Feland, mais c’est Trance… Le nom de notre Tour, c’est Trance, pas France. Enfin, je veux dire… l’un est un magnifique nom qui traduit la transe que transmet notre culture au monde, et l’autre ne veut rien dire et c’est moche.
— Oh oui, excusez-moi, M. Duchemin. Donc, pour revenir au sujet, vous avez décidé de lancer une demande de vote pour supprimer le droit au chômage en cas de démission de son travail.
— C’est exact. Il faut savoir que depuis cinq ans déjà, notre Tour est en déficit, et que plus de 30 % de nos impôts FINANCENT des personnes qui ont décidé de ne plus participer au développement économique de la Trance, et de profiter tranquillement du travail d’honnêtes gens comme nous !
— Je l’entends, M. Duchemin, mais ce chômage, dans les grandes lignes, est financé par les travailleurs eux-mêmes, justement au cas où ils viendraient à ne plus travailler. Chacun cotise pour soi-même.
— Et c’est là où la plupart se trompent. Dans les grandes lignes, c’est ce qu’on aime faire croire, mais en réalité, c’est un merdier bien plus complexe que ça. Nous ne cotisons pas réellement pour nous, mais pour les autres ! C’est une sorte de pot commun. Mais le plus gros problème n’est même pas là !
La présentatrice fit mine de se rapprocher de Richard :
— Comment ça ? Expliquez-vous, M. Duchemin.
— Eh bien… Le système de chômage est très bien en soi, il représente bien la devise de fraternité de notre belle Tour. Mais le problème, c’est que des personnes extérieures à la Tour en profitent !
— Qu’insinuez-vous par là, M. Duchemin ? Vous nous dites que des clandestins touchent à notre « pot commun » ?
— Écoutez, Mme Feland, je n’insinue rien, je vais être on ne peut plus clair.
Richard prit un court temps de pause, ferma les yeux, puis posa ses doigts sur la table.
— Notre Tour a, en dix ans, accueilli des immigrés qui représentent aujourd’hui plus de 30 % de la population de la Transe.
— D’où sortez-vous vos chiffres ?
— Une… école… enfin… c’est…
N’étant pas inspiré pour trouver un mensonge crédible, Richard perdit patience.
— On s’en fout, enfin ! C’est une école privée HAUTEMENT bien notée de notre 100e étage, voilà ! Puis-je continuer !?
— Oui, oui, bien sûr, excusez-moi, continuez…
— Bref. 30 % de la population sont des migrants, madame ! Et parmi tous ces migrants, seulement 5 % gagnent leur vie honnêtement, madame !
— Et que font les autres ?
— Je vais vous dire ce qu’ils font ! Ils profitent de notre système ! Ils ont un plan très simple : une fois arrivés, ils s’installent dans les bas étages, comme ça ils ont déjà pas mal d’aides. Ils travaillent quelques mois, mettent au monde entre cinq et dix chiards, et ils démissionnent tout simplement !
— Donc vous nous dites que ces personnes choisissent de vivre et de rester dans les bas étages, trouvent un travail pendant un temps, font plein d’enfants, puis démissionnent… pour toucher le chômage ?
— Parfaitement, très chère ! Ils restent chez eux tout le reste de leur vie en profitant de nos aides. Et ça, madame, ce n’est plus possible !
— Donc vous souhaitez lancer un vote dans toute la Tour pour supprimer cette aide ? N’avez-vous pas peur que cela soit tout simplement refusé ? Car d’honnêtes tourriens aussi sont concernés.
— Et c’est pour ça qu’il est bien précisé : chômage en cas de DE-MI-SSION ! Un honnête tourrien travaille, madame, et il ne démissionne QUE pour changer de travail, parce qu’il en a déjà trouvé un où il se sent mieux ! Les tourriens qui se font malheureusement licencier, eux, toucheront toujours le chômage. Vous comprenez ?
Et ainsi, l’émission continua pendant plus d’une heure, atteignant un niveau d’audience historique. Tout le monde regardait TourFMTV et écoutait les paroles de Richard.
Il faut savoir que, dans la Tour, les projets de lois sont choisis par ses habitants, par vote.
Pour demander un changement, une suppression ou une nouvelle loi, il faut faire une demande officielle en interne à la Tour. Pour que la demande soit étudiée, il faut bien évidemment qu’un certain nombre de personnes la signent et la soutiennent, tout en y injectant un solide appui financier.
Une fois la demande acceptée en interne, un vote public a lieu dans toute la Tour. Si le projet obtient la majorité d’acceptation, il est validé. En cas de trop grand nombre d’abstentions, le vote est reconduit. En cas de majorité négative, la demande est annulée.
Richard, ayant obtenu un grand nombre de signatures et de soutiens financiers, vit sa demande automatiquement acceptée.
Marie, encore choquée même après la fin du direct, s’exclama :
— Tu t’en rends compte, papa !? Ils veulent supprimer le droit au chômage en cas de démission ! Et ce type-là, certes il a raison sur le fait que le chômage soit un « pot commun », mais il raconte n’importe quoi sur la façon de l’obtenir ! Aucun immigré ne touche le chômage et les aides aussi facilement et indéfiniment !
Marie regarda son père, qui lui répondit d’un ton qui laissait bien voir ce qu’il pensait de tout ça :
— Et alors ? C’est quoi le rapport avec nous ? Je travaille, et je compte pas démissionner de si tôt, alors où est le problème ?
Marie répondit, très énervée par le je-m’en-foutisme de son père :
— Tu comprends rien ! Le chômage, c’est qu’un prétexte ! Ce qu’il veut, c’est pourrir la vie à tous les immigrés et à tous les habitants des bas étages de cette Tour ! Il commence par le chômage, et il finira par tout enlever, juste pour nous détruire !
Gontran s’exclama, d’un air saoulé :
— Roh, mais qu’est-ce que tu vas imaginer encore !? Pourquoi un habitant du 100e étage, qui a tout, voudrait nous détruire ? T’es trop jeune, tu crois encore que le monde, c’est juste « les riches, les méchants ; les pauvres, les gentils ».
— C’est toi qui es trop naïf pour t’en rendre compte ! « Pourquoi il voudrait notre malheur ? » Bah sûrement parce que c’est tous des psychopathes qui pensent que tout leur appartient, et qu’ils nous détestent, nous, les pauvres, et surtout nous, les pauvres immigrés !
— Non, non, non, il n’a JAMAIS dit ça. Il a dit qu’il avait horreur des personnes qui profitent du système ! Ce que nous ne sommes pas. Et d’ailleurs, je suis totalement d’accord avec lui !
— Quoi !?
— On est des habitants de cette Tour, des habitants de la Trance, ou je sais pas comment ils veulent qu’on appelle ça ! Chaque personne vivant ici doit contribuer au développement du pays, encore plus quand ce pays, qui n’est pas le nôtre, nous a quand même accueillis !
Marie s’ébouriffa les cheveux de rage :
— Roooh mais bien sûr ! Personne n’a dit le contraire ! Le problème n’est pas là, on est tous d’accord là-dessus !
— Alors c’est quoi, le problème ?
— Le problème, c’est qu’il fait tout ça parce qu’il déteste les pauvres et les immigrés, mais que t’es trop bête pour le voir !
— Comment tu parles à ton père, Marie !? Tu crois que parce que t’as dix ans et que tu vas à l’école, tu peux me parler comme si j’étais le dernier des cons !?
— Ouais, bah ce qui est sûr, c’est que si j’ai un dîner avec des amis, tu seras mon invité qui raconte sa passion merdique de comparer la taille des pénis animaliers, et je suis sûre que tu serais le grand gagnant de ce dîner !
BAF.
Bien que pas très intelligent, Gontran comprit immédiatement la référence que sa fille venait de lui balancer à la figure. Et, pour la première fois, il la gifla.
Choquée par l’acte de son père, Marie partit en pleurant dans sa chambre. Gontran voulut la retenir pour s’excuser, le temps d’une seconde… puis se ravisa aussitôt, encore en colère, et partit au bar voir ses amis.
Et ce fut en tournant la tête vers la télé, en sortant, qu’il vit le visage de l’un des porte-parole de la demande de vote.
Juda Pericchius, son cousin.

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