Partie 6 : Une seule lettre de difference
Remonté par sa dispute avec sa fille, Gontran partit à son bar habituel qui, malgré les jours fériés, était toujours ouvert. Comme il s’y attendait, ses deux amis Bob et Kyllian s’y trouvaient.
— Oooh mais regardez qui voilà, s’exclama Bob. Alors, déjà sobre de la veille ?
Gontran s’assit à côté de ses deux collègues et demanda une pinte au chef, sans répondre à Bob, avant que Kyllian n’intervienne :
— Dis, Gontran, t’as vu le live sur TourFMTV ? Y avait ton cousin, Juda !
— Ouais, je l’ai vu… répondit-il, l’air blasé.
— Ouais bah moi, je sais pas vous, mais ce gars-là, Richard, bah j’trouve qu’il a sacrément raison ! avoua Bob.
— T’es sérieux ? s’étonna Kyllian. Ce mec veut nous enlever le chômage en cas de démission ! Toi-même t’as déjà démissionné de ton ancien taff, imagine si t’avais pas eu ton chômage en attendant d’en retrouver un autre.
— Ouuuiii, mais j’te signale que j’ai quitté mon ancien taff pour venir travailler dans la maintenance !
— Ouais, t’as quitté un taff de merde pour aller dans un autre taff de merde, répondit le chef du bar.
— Eh, la ferme, Ferdinand, et resserre-moi une pinte au lieu d’l’ouvrir.
— N’empêche qu’il a pas tort, dit Kyllian en rigolant. Tout ça pour dire que… si un jour notre taff finit par te tuer physiquement et mentalement, tu pourras même plus décider de partir ! Tu devras rester là à souffrir en silence, en espérant qu’on te vire !
— T’en fais des tonnes. Et d’abord, il l’a dit : tout ça, c’est pour que les immigrés qui foutent rien arrêtent de pomper notre pot commun !
— Gontran aussi est un immigré, j’te l’rappelle !
— Oui, mais Gontran fait partie des 5 %, des « bons » immigrés. D’ailleurs, t’en penses quoi toi, Gontran, hein ?
Gontran, qui venait de se prendre deux pintes et une vodka, ne pouvait s’empêcher de penser à sa dispute avec sa petite fille. Alors que l’alcool tapait de plus en plus dans son cerveau, tout comme les souvenirs de leur engueulade, il prit la parole :
— Moi !? Je suis entièrement d’accord avec lui ! Tous ces immigrés qui ne foutent rien pour notre magnifique Tour pourrissent notre réputation à tous !
Bob le regarda et se mit à sourire fièrement en levant son verre :
— Voilà ! Ça, c’est un migrant qui aime la Tour qui l’a accueilli, et qui contribue à sa grandeur !
— Et ouais ! Et comme l’a dit mon cousin à la télé : il faut rétablir l’ordre et gérer le flux de migrants ! Ceux qui ne foutent rien ? Dehors ! Ça libérera de la place en haut pour les honnêtes tourriens qui méritent réellement d’être surclassés !
— C’est juste, mon ami ! s’écria Bob. Ferdinand, une autre tournée s’il te plaît !
Les minutes passèrent, les pintes aussi. Au bout d’une trentaine de minutes, nos trois amis furent complètement éméchés. Puis soudain, la porte du bar s’ouvrit, laissant entrer plusieurs personnes, dont un homme avec une énorme caméra et une femme avec un micro.
Nos trois amis reconnurent la jeune femme : il s’agissait de Goélise Feland, la présentatrice de TourFMTV.
— Bonjour à tous, dit-elle devant sa caméra. Nous sommes aujourd’hui dans les bas étages, plus précisément dans un bar à l’étage numéro 10, pour interroger les habitants sur le vote qui aura lieu dans une semaine !
Goélise s’approcha de la table occupée par nos trois amis complètement éméchés et leur demanda :
— Bonjour messieurs, Goélise Feland pour TourFMTV ! Que pensez-vous du projet de suppression du chômage en cas de démission de son emploi ?
Bob répondit le premier, arrivant à peine à articuler :
— Eh bah vous voyez, ma p’tite dame… je suis complètement d’accord ! Ouais, ouais, à 100 % ! Pourquoi… je devrais… en chier… et donner mon cul au travail… pendant que de sales immigrés qui ne savent même pas parler notre langue… sont au chaud en train de baiser leur femme ? Hein ?
Gontran acquiesçait à tout ce que Bob venait de dire, puis Bob le prit par l’épaule et continua de plus belle :
— Vous voyez, madame, lui, là, ce petit doudou-là, c’est Gontran ! C’est un immigré lui aussi, mais lui, c’est un bon immigré : il bosse. Pas comme tous ces autres mauvais immigrés qui ne bossent pas… ou qui bossent, d’ailleurs, hein !
Goélise, ne comprenant pas sa dernière phrase, lui demanda des explications :
— Donc, ce que vous dites, c’est qu’il y a de mauvais immigrés qui bossent malgré tout ? Donc comment reconnaît-on un bon d’un mauvais immigré quand les deux travaillent, du coup ?
Bob prit sa tête d’ahuri, celle qu’il prenait quand il tentait de réfléchir avec trop de grammes dans le sang, et se lança :
— Eh bien… vous savez, ma p’tite dame… c’est assez simple, en fait : y a le bon et le mauvais immigré. Le bon immigré : il s’installe, il travaille et il paye ses impôts. Bah lui, bah, c’est un bon immigré, quoi. Puis y a le MAUVAIS immigré : lui, il s’installe, il travaille, il paye ses impôts… oui… euh… mais LUI, bah, c’est un mauvais immigré, tout simplement !
Goélise, comprenant qu’elle ne devrait plus lui poser d’autres questions pour éviter un mal de tête considérable, se rabattit sur l’immigré du groupe :
— Et vous, monsieur Gontran, que pensez-vous de tout cela ?
Gontran la regarda, l’air surpris, ne s’attendant vraisemblablement pas à ce qu’elle lui pose une question, puis répondit spontanément :
— Euh… ben moi, vous savez, ma p’tite dame, j’suis d’accord avec mon collègue, hein ! Moi, j’suis un bon immigré, hein : j’travaille, j’paye mes impôts, ma fille va à l’école… enfin, vous comprenez, je profite pas du système, quoi ! dit-il en souriant.
Goélise lui sourit elle aussi, avant de lui poser une autre question :
— Bien sûr, monsieur. Et que pensez-vous des « mauvais » migrants ?
— Pas du bien, m’dame. Ces gens pourrissent notre réputation, mam’zelle ! Pourtant, on pourrait vivre tous ensemble, hein, en tant que bons tourriens ! Je sais que c’est ce que veut ce type-là, Richard ! Oui, c’est vrai, on vient de Tours différentes, il y a des Thomas, des Mamadou, des Bernadette… mais dites-vous bien une chose, mam’zelle…
— Quoi donc ?
— Entre « Richard » et « Rachid », il n’y a qu’une seule lettre qui les sépare.
— Et c’est sur ces mots forts que nous terminons notre interview au 10e étage de la Tour ! annonça-t-elle face caméra. Rendez-vous demain pour un nouveau live, et dans une semaine, pour le vote de la Tour ! Et vive la Trance !

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