Partie 8 : Paranoïa
La semaine passa, et le jour du vote arriva. Toutes les personnes majeures et en capacité de voter participèrent.
Les votes commencèrent dès huit heures du matin. À chaque étage, un « interne » de la Tour contrôlait le scrutin.
En début de soirée, aux alentours de vingt heures, le résultat fut annoncé à la télévision :
« Résultats officiels du scrutin portant sur la suppression de l’allocation chômage en cas de démission :
• Pour : 55 %
• Contre : 40 %
• Absentéisme : 5 %
La proposition est adoptée.
À compter de ce jour, tout habitant qui démissionne de son emploi perd définitivement son droit au chômage. »
Ce résultat fit l’effet d’une bombe pour beaucoup d’habitants de la Tour, et pas uniquement pour la raison principale. Car oui, ce vote marquait un tournant majeur pour tous les immigrés, à tous les étages, en particulier pour les habitants d’en bas.
Pourtant, même s’ils sentirent un vent lourd et pesant se lever, ils ne pouvaient pas imaginer l’ampleur réelle de la menace.
Après cette victoire, Richard ne s’arrêta pas. Le jour suivant, il lança une nouvelle procédure visant à supprimer l’école gratuite pour tous les enfants d’immigrés.
Ne pouvant différencier à l’œil nu un immigré d’un tourien trançais de souche, il demanda dans sa requête qu’une enquête soit menée par les « internes » de la Tour sur chaque enfant et son origine, grâce, par exemple, à une prise de sang. Bien que les enquêtes internes soient censées rester confidentielles, cela ne gênait pas Richard ni son parti.
Pourquoi ? Parce que tout cela créerait une paranoïa collective :
• Les parents immigrés privés d’école gratuite seraient obligés de payer l’année d’études pour une somme conséquente, ou alors de ne plus scolariser leur enfant faute d’argent.
Donc :
• Tous les enfants non scolarisés seraient perçus comme des descendants d’immigrés.
• Mais tous les descendants d’immigrés ne seraient pas forcément déscolarisés.
Ce qui créerait une vraie paranoïa, et une chasse aux sorcières dans toute la Tour. Et ça n’a pas manqué…
La deuxième semaine passa. La proposition fut, elle aussi, acceptée, et l’effet recherché prit forme.
Au départ, le message du parti visait les « mauvais immigrés ». Mais, très vite, être immigré tout court fut vu comme la peste.
La paranoïa, déjà enclenchée avec la suppression du chômage en cas de démission, empira encore dans les jours qui suivirent ce second accord. Et l’un des premiers affectés par tout ceci fut Gontran.
Depuis sa dispute avec sa fille, ils ne s’étaient toujours pas réconciliés, et leurs horaires n’arrangeaient rien. Marie était à l’école, et lui travaillait jusqu’à très tard le soir.
Le dimanche, seul jour où Gontran était en repos, il était trop fatigué et préférait sortir au bar toute la journée avec ses amis. Avant, il passait ses dimanches avec sa fille, mais la dispute, la fatigue, et l’alcool le mirent dans un état psychologique instable.
Sa fille était la seule chose qui le faisait tenir au travail. Mais cette seule chose semblait s’évaporer, et ni lui ni Marie n’acceptaient d’enterrer la hache de guerre.
« Elle ne comprend rien ! Elle refuse de comprendre que tout ça, c’est pour le bien de la Tour qui nous a adoptés ! Ces immigrés qui ne foutent rien doivent partir ! »
C’est ce que son cerveau lui répétait chaque fois qu’il songeait à faire la paix. Et Bob, ainsi que certains autres adhérents au projet de Richard qu’il côtoyait, n’aidaient pas.
Dans ce tourment de haine, de tristesse et de fatigue, Gontran se posa pour la première fois la question : « Et si je démissionnais ? » Mais, aussitôt, il se rappela qu’il ne pourrait plus payer ses charges. Et « démissionner pour se reposer un peu et toucher le chômage entre-temps », c’était un truc de mauvais immigré.
Gontran sombra petit à petit. Et quand la nouvelle procédure sur la fin de la gratuité de l’école fut acceptée, il chuta encore plus.
« Il faut que ma fille aille à l’école. En tant que bon immigré, je dois pouvoir payer l’école pour ma fille. Pour qu’elle ait un bon travail et devienne une immigrée modèle. »
Le soir où la demande passa, Marie, encore en colère contre son père, lui dit le fond de sa pensée :
— Tu sais ? T’as pas besoin de me payer l’école. Te connaissant, tu vas quand même le faire, juste pour prouver que t’es un « bon immigré ». Mais je tenais à te le dire.
Elle conclut, puis partit dans sa chambre.
Et elle ne se trompait pas. Les jours passèrent. Richard enchaîna les apparitions télé avant son grand meeting, pour paraître sympathique et affirmer qu’il n’en avait pas après les bons immigrés.
Peu à peu, la chasse aux sorcières prit une telle ampleur que même les amis de Gontran lui tournèrent le dos.
« Désolé mec. Contrairement à Bob, j’ai rien contre toi. Mais ma femme veut pas qu’on nous affilie à toi, tu comprends ? », lui avoua Kyllian un jour.
Gontran se retrouva totalement seul, se soûlant jour et nuit, errant le regard vide.
La veille du grand meeting de Richard, Marie, qui profitait de son dimanche en se baladant en ville, vit, assis aux yeux de tous, son père aux côtés d’une personne qui semblait venir d’en haut. Tout le monde en parlait autour.
« Regarde, c’est un ange ! Il m’a dit qu’il venait de l’étage 66, son nom c’est Lucifer. Je me demande ce qu’il fait avec ce sale migrant de Gontran », entendit-elle parmi les gens.
Intriguée mais prudente, elle garda ses distances. Et, stupéfaite, elle vit Lucifer tendre à son père ce qui semblait être une arme, toute noire. Bouche bée, elle recula d’un pas quand, soudain…
Le regard de Lucifer rencontra le sien. Elle fut tétanisée : il l’avait repérée de si loin. Et, l’espace d’une seconde, son visage lui sembla… inhumain.
Marie courut de toutes ses forces jusqu’à chez elle, prête à confronter son père !

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