Partie 10 : Vrai Visage

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Le jour du « Great Meeting » arriva. Tous les habitants de la Tour attendaient ce moment.

Richard et son équipe décidèrent de l’organiser au 17ᵉ étage, donc parmi les rats d’en bas. Pourquoi ? Richard voulait prouver qu’il n’avait aucune aversion envers les plus miséreux et qu’au contraire, il agissait pour le bien de tous les « vrais » touriens.

Le 17ᵉ étage était aussi celui où se trouvait le poste de police d’en bas. C’était l’autre raison de ce choix : un maximum de symbolique, un maximum de sécurité.

Par précaution, il engagea des sortes de gardes du corps, disséminés dans la foule pour intervenir au moindre problème. Parmi eux, il y avait Bob et Kyllian.

La scène était immense, avec le visage de Richard partout. Sur des banderoles, sur des t-shirts, sur des goodies. Il avait créé tout un merchandising à son effigie, comme un dieu de la Tour en promotion.

Tous les habitants du rez-de-chaussée au 40ᵉ étage étaient présents. Les autres préféraient suivre l’événement en direct à la télévision, pour éviter de se mélanger avec les habitants du bas. Car oui, même parmi les habitants des étages inférieurs, certains, comme ceux des étages 41 à 49, faisaient tout pour ne pas être considérés comme des rats du bas.

Richard, Susie, Gustaphère et Lucifer arrivèrent vers dix-sept heures, une trentaine de minutes avant le début du meeting. Comme on pouvait s’y attendre, ils n’étaient pas ravis d’être là.

— Je n’en reviens pas que l’on soit obligé de descendre aussi bas respirer l’air de ces rats, déclara Susie en pinçant son nez. Des anges n’ont rien à faire en enfer.

— Du calme, ma chère Susie, répondit Richard en se préparant devant le miroir. Nous devons faire ce meeting ici. Il faut gagner la sympathie de ces nuisibles si nous voulons éviter le grand tourrassement. Et ce n’est qu’une histoire d’une heure ou deux.

Susie s’exclama :

— Mais enfin, Richard, l’air qui se dégage d’ici est comparable à du soufre ! Mes poumons se désagrègent ! Et regardez Gustaphère, il commence à agir et à parler comme ces rats !

— Wesh les gars, c’est quand qu’on graille, putain ? demanda Gustaphère.

Au même moment, Lucifer entra dans la loge.

— Vous tous, annonça-t-il simplement, ça va être à nous. Il faut qu’on y aille.

Richard et les autres sortirent en direction de la scène. Sur leur route, une foule de supporters venus assister au meeting, mais aussi un groupe de manifestants menés par Marie, qui hurlaient :

« Non à la domination, les immigrés sont des gens bons ! »

Richard, Susie et Lucifer continuèrent d’avancer sans y prêter attention, tandis que Gustaphère s’écria :

— Eh oh, elle nous veut quoi, la Greta Thunberg, là ? Va te faire foutre, toi et ta bande d’hippies immigrés de la savane !

— Mon cher Gustaphère, veuillez ne pas parler si grossièrement, enfin…, supplia Susie, et Greta Thunberg n’existe pas dans notre œuvre.

— Ferme ta gueule, femme, tu veux que je te baise ? Va faire la vaisselle au lieu de me gonfler, sale pute.

Susie préféra ne pas l’énerver davantage.

Une fois arrivés sur scène, le public explosa de joie. Richard sentit physiquement l’engouement qu’il provoquait. Il commença son meeting, entouré de ses amis « anges », et de Juda, qui se tenait en retrait, sur le côté de la scène.

Malgré son alcoolisme à outrance de ces derniers jours, Gontran était lui aussi venu assister au meeting. Il était toujours sous, mais avait réussi à se faufiler jusqu’au premier rang, tout près de la barrière de sécurité, à côté des gardes du corps Bob et Kyllian, qui l’ignorèrent ostensiblement.

Le meeting avançait. Gontran n’avait de cesse de fixer Juda, son cousin, qui continuait de faire comme s’il ne le connaissait pas. Les mêmes phrases tournaient en boucle dans sa tête :

« Pourquoi ils m’évitent tous ? Pourquoi ils agissent comme si j’avais fait quelque chose de mal ? Eux tous, même ma propre fille ! Ils se comportent comme si j’étais un mauvais immigré. Un sale immigré. »

Les pensées se bousculaient, lui martelant le crâne. Les yeux de Gontran perdirent toute lueur, comme vidés. Kyllian, devant lui, le regardait bouger lentement, comme une marionnette qu’on manipule.

Il vit Gontran glisser une main dans son manteau et en sortir quelque chose. Il ne vit pas immédiatement de quoi il s’agissait, et ne s’inquiéta pas. Jusqu’au moment où :

Paf. Paf.

Des coups de feu retentirent.

Toute la foule se mit à hurler. Les gens se jetèrent au sol. Richard et son équipe se couchèrent immédiatement.

Parmi eux, Juda, terrorisé, eut le réflexe de chercher l’arme que Lucifer lui avait confiée, pour se défendre. Il se rendit compte qu’il l’avait laissée chez lui.

L’équipe de Richard se rapprocha de lui pour l’évacuer, tandis que Kyllian et Bob foncèrent vers celui qui restait debout, arme à la main : Gontran.

Il avait tiré deux balles en direction de Richard. Une seule effleura son oreille droite. En se faisant évacuer, Richard, emporté par une sorte d’euphorie, leva le poing et cria :

— N’ayez pas peur ! Je suis toujours là ! Vive la République, vive la Tour et les touriens !

Son élan entraîna absolument toute la foule, qui reprit à pleins poumons :

« Vive la République ! Vive la Tour ! »

Pendant ce temps, Gontran fut plaqué au sol. Il ne résista pas, comme absent de son propre corps. Bob et Kyllian le relevèrent en lui hurlant dessus :

— T’es complètement malade, Gontran ! Tentative d’assassinat ! Tu sais ce que tu risques, là ? C’est la peine de mort !

Gontran sembla reprendre conscience d’un coup. Maintenu par ses anciens amis, il cria :

— Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

Et, au même moment, les images lui revinrent. Il se vit tirer sur Richard. Il fut comme pétrifié par sa propre action.

Après un acte pareil, c’était clair : il allait écoper de la peine de mort.

On commençait déjà à le diriger vers le poste de police quand Marie surgit, se jeta sur Bob et Kyllian et cria :

— Qu’est-ce que vous faites ? Mon père n’a rien fait ! Lâchez-le !

Cette intervention déclencha une agitation monstrueuse. C’est alors que Richard demanda le silence et l’attention de tous.

— Messieurs, amenez-moi cet homme, je vous prie, lança-t-il à Bob et Kyllian, qui obéirent.

Il observa un instant celui qui venait de tenter de le tuer, puis déclara :

— Toi, je te reconnais. Tu es l’immigré qui disait être un « bon immigré », celui qui parlait de la différence entre Richard et Rachid, je crois.

Gontran ne trouva rien à répondre. Richard laissa un silence s’installer, puis s’adressa à la foule :

— Écoutez-moi bien. Cet homme vient d’essayer de me tuer. Il encourt la peine de mort pour cet acte. Mais aujourd’hui, si je suis ici avec vous, c’est pour prouver à tous que j’aime la Tour et tous les touriens qui participent à son développement.

Le public retint son souffle.

— Certains prétendent que je déteste tous les immigrés sans distinction. C’est faux. Cet homme est un immigré, mais c’est aussi un travailleur, quelqu’un qui contribue au développement de notre Tour. Et donc, malgré son acte…

Il marqua une pause, puis hurla :

— J’ordonne qu’il soit blanchi !

La foule explosa. Les cris, les applaudissements, les larmes de soulagement se mêlèrent. Richard, celui qui venait d’être visé par deux balles, graciant devant tout le monde l’homme qui avait essayé de le tuer : l’image était parfaite.

Cet acte de « grandeur » fit passer la notoriété de Richard à un niveau supérieur.

Et c’est alors que :

— Mon père n’a rien fait ! cria Marie dans la foule, agrippée au bras de Gontran. Vous tous qui le connaissez, vous savez qu’il ne ferait jamais une chose pareille ! Quelqu’un lui a ordonné de le faire, et je vais vous dire de qui il s’agit !

Elle leva le bras et désigna quelqu’un du doigt :

— C’est lui ! Ce Lucifer ! Il était avec mon père hier, vous l’avez tous vu ! Il lui a donné une arme ! Comment mon père aurait pu s’en procurer une, sinon ?

— Jeune fille, surveillez vos propos, ordonna Richard. Je viens de gracier votre père, et en remerciement, vous osez calomnier un ange ?

— Ce n’est pas de la calomnie ! Bordel, ouvrez les yeux ! Bob, Kyllian, je vous ai vus hier. Vous avez vu mon père avec ce type ! Vous l’avez vu lui donner une arme !

Kyllian prit la parole :

— Oui, on l’a vu. Et alors ?

Marie s’étrangla :

— Et alors ? Cet homme lui a fourni l’arme du crime ! Regardez l’arme, vous verrez qu’elle est noire, avec son emblème dessus !

— Sauf qu’il n’y a aucune arme, déclara Bob.

— Quoi ?

— Je ne sais pas comment ton père a fait, mais l’arme s’est volatilisée.

Marie sentit la rage lui monter à la gorge.

— Mais merde, ouvrez les yeux ! C’est Lucifer, le commanditaire de tout ça ! C’est LUI ! Il faut l’interroger lui aussi, il faut…

C’est à cet instant précis que tout bascula.

Alors qu’elle continuait de crier, la confusion monta encore d’un cran dans la foule. Marie balaya la place du regard pour le désigner une nouvelle fois…

Puis, soudain :

Plus un son.

Plus un souffle.

Le monde entier se figea.

Les hurlements moururent d’un coup.

Le bras de Richard resta suspendu en l’air, bouche ouverte, figé en plein discours.

Bob et Kyllian, immobilisés en plein mouvement, semblaient sculptés dans la pierre.

Même le vent cessa de bouger. Les confettis, soulevés par les courants d’air, restèrent figés en plein ciel.

Seule Marie continuait de respirer.

Un frisson glacé lui traversa la nuque. Quelque chose n’allait pas. Quelque chose d’impossible.

Alors, lentement, elle tourna la tête.

Parmi la foule pétrifiée… un homme bougeait encore.

Le seul.

Lucifer.

Il marchait vers elle, calmement. Comme si tout cela était parfaitement normal. Comme si le temps s’arrêtait pour lui laisser le champ libre.

Son visage, d’abord banal, commença à se déformer à mesure qu’il approchait.

Sa peau se tendit.

Ses traits s’allongèrent.

Son sourire devint trop large, trop précis, trop maîtrisé pour être humain.

Ses yeux virèrent d’abord au rouge sombre… puis au noir complet, opaque, profond comme un puits sans fond.

Marie voulut reculer, hurler, le pointer du doigt, mais son corps refusa d’obéir. Elle ne contrôlait plus rien. Elle n’était plus qu’un regard prisonnier.

Lucifer se pencha vers elle, lentement, jusqu’à ce que son visage monstrueux frôle presque le sien.

Elle sentit son souffle, brûlant et glacé à la fois, comme si deux saisons contradictoires se superposaient.

Puis, sans un mot, sans un clin d’œil, sans le moindre signe de satisfaction, il retourna exactement à la place où il se tenait auparavant.

Son visage redevint normal.

Le temps reprit.

— …il faut l’interroger lui aussi, il faut… ! finit Marie, en reprenant sa phrase comme si rien ne s’était passé.

Autour d’elle, personne n’avait rien remarqué.

Personne n’avait senti le temps se briser.

Personne n’avait vu Lucifer.

Personne, sauf elle.

Et Lucifer, dans la foule, souriait comme si de rien n’était.

— Ça suffit ! cria Richard. Le débat est clos ! Je souhaitais en finir au plus vite, mais je ne peux pas laisser de tels propos impunis.

Il marqua un temps, puis annonça la sanction :

— Vous deux, je vous ordonne de rentrer chez vous sous la marche de la honte.

Aussitôt, le public s’écarta et forma un couloir pour Gontran et Marie. Une femme vêtue d’une toge, une cloche à la main, apparut et se plaça derrière eux. Elle se mit à répéter, d’une voix mécanique :

— Infamie, infamie, infamie, infamie…

Ils se mirent à avancer, suivis par cette femme qui faisait résonner sa cloche. Le public resta d’abord silencieux, laissant seulement cette voix marteler :

« Infamie, infamie, infamie… »

Jusqu’au moment où :

Splash.

Marie reçut une tomate en plein dans les cheveux. Puis les jets fusèrent de tous les côtés. Tomates, détritus, gobelets, tout ce qui pouvait voler partit sur eux, accompagné d’insultes :

« Bande d’immigrés ! Rentrez chez vous ! Assassin ! Clochards ! Parasites ! »

La marche de la honte se poursuivit ainsi, étage après étage. Toujours cette femme, toujours la cloche, toujours le même mot répété, implacable :

— Infamie. Infamie. Infamie.

Jusqu’à ce qu’ils arrivent enfin devant chez eux, au 10ᵉ étage.

Là, la femme s’arrêta, se tut, fit demi-tour et repartit sans un mot. Le silence tomba d’un coup.

Marie et son père restèrent immobiles quelques secondes sur le palier, détruits.

— Allez, papa… rentrons, souffla-t-elle.

Elle fit un pas vers la porte.

Gontran, lui, ne bougea pas.

— Marie ! appela-t-il soudain.

Elle se retourna sans répondre. Elle le vit trembler, les yeux rouges, les épaules effondrées.

— Pardonne-moi…, dit-il en pleurant. Pardonne-moi, s’il te plaît, ma chérie. Pardonne-moi.

Elle s’avança vers lui et le prit dans ses bras. Les larmes lui montèrent aux yeux.

— Tu n’as pas à t’excuser, papa, murmura-t-elle. C’est moi qui te demande pardon.

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