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Le clan d’Agbouk et la tribu d’Azyrac avaient fait un double cercle autour de l’homme. Ils avaient tous les mains plongées dans la terre retournée et leurs genoux se touchaient pour refermer les cercles. Un bruit de mastication envahissait le groupe. Tous avaient dans la bouche une composition de plantes afin d’écouter au mieux la vision que leur partagerait prochainement Azyrac. Lui se trouvait au centre du groupe de guerriers, allongé sur la terre, les mains enterrées et le corps parcouru de tremblements. Au-dessus de lui, la vieille cheffe du clan avait recouvert ses bras et sa nuque du mucus d'Aok, la limace géante d’Azyrac. Elle s’était recouverte elle-même les mains du tissu résineux pour éviter le contact du poison. Après tout, elle n’était jamais rentrée en contact avec le mucus de sa propre monture, toujours savamment protéger dans des habits hermétiques. C’était la seule non-guerrière qui avait monté un Mohok. On disait que la limace géante qui avait servi avec le compagnon de la cheffe lui avait été dévouée jusqu’au jour de sa mort. Cela aussi était rare chez les Mohok. Une fois leur cavalier mort, ils se libéraient du lien instauré comme un commun accord pour se préserver des envahisseurs Morda.
Azyrac cessa tout mouvement. La couleur de sa peau verdit plus fort que lorsqu’il combattait. Et la couleur de ses veines, d’un rouge sans pareil, sembla émaner de la lave. La terre trembla sous lui et le lierre qu’il avait noué à ses poignets et plongé dans la terre forma des radicelles qui poussèrent. Elles se répandirent sous la terre et se plantèrent la peau de chaque personne présente dans les cercles.
Une fois le lien instauré à grande échelle, la vision que partagea Azyrac filtra dans chaque esprit. Les yeux de chacun se révulsèrent et les chevelures les plus sensibles se mirent à léviter. Le clan des Agbrouk avait toujours cette étrange crispation sur leur visage. Leurs lèvres retroussées dévoilaient leurs crocs. Chez les Adryades, les mutations allaient de pair avec le mode de vie de leur tribu. Des charognards avaient besoin de dents qui broient jusqu’à l’os, alors que la tribu d’Azyrac avait une dentition propre à l’herbivore. Ils mangeaient exclusivement ce que la terre leur offrait, et parfois, il ne servait à rien de manger. La peau au contact de l’air, du bois, de la terre ou de l’eau prenait ce dont elle avait besoin pour nourrir le corps.
Lorsque la terre craquela et que tous chutèrent d’un bon mètre, la vision cessa et les radicelles se laissèrent mourir dans la terre.
Azyrac se leva et eut un long regard circulaire sur les différents visages qu’ils reconnaissaient. Chacun et chacune portait le masque d’une crainte sévère.
— Nahbaruk, commença une guerrière de la tribu. C’est Nahbaruk qui s’éveille de colère. L’Almona ne l’a pas appelé. L’almona est devenue trop faible pour appeler la reine guerrière.
La vision d’Azyrac avait pris une nouvelle forme pendant la cérémonie et le flou qui l’avait inquiété s’avéra pire que tout. S’il avait cru un moment que l’Almona l’avait guidé à penser que sa tribu réveillerait la reine, il comprit qu’il ne ferait que se rallier à elle. Nahbaruk n’était pas dans le bois des chevaliers de Bois. Elle dormait dans les profondeurs de la terre, la même où les Morda avaient creusé un trou béant. Un trou où il puisait des roches noires et brillantes.
— Les morda ont changé depuis le dernier affrontement.
Agbrouk offrit une main à Azyrac qui la prit pour se redresser. La terre avait bu le poison d’Aok qui badigeonnait ses bras.
— J’ai remarqué, dit-il seulement.
— Leur accoutrement et leurs armes sont plus puissantes.
— J’ai vu, Agbouk. J’ai senti et j’ai vu, répéta-t-il.
Il n’avait jamais senti une vision aussi parfaite. Mais dans cette vision, il s’était empêché de tout montrer. Les morts. Il y en aurait. Et les contrer ne servirait qu’à offenser la destinée. Il y avait plus, cependant. Il y avait cette odeur, cette vibration qu’on porte en nous lorsque la personne qui active nos sens profonds se tient proche de nous.
— Qu’as-tu vu d’autre ?
Agbouk était loin d’être idiote. Elle sentait la pulsation cardiaque d’Azyrac. Lui mentir ne servirait à rien.
— Il y aura des morts.
— Comme à chaque fois.
— Non, pas comme à chaque fois, Agbouk. Nous ne serons plus qu’une poignée.
— Qui remportera ?
— Je ne sais pas.
— Nous avons assisté au réveil de la reine, dit-elle pour chasser les futures pertes de son esprit.
— Tu ne vois pas que ce sont deux visions différentes ? Nous étions si peu, puis nous sommes devenus comme l’étendard d’une fourmilière auprès de notre reine.
Ils cessèrent de se parler en apercevant les regards de la troupe d’expédition. Ils avaient été suffisamment discrets pour que la conversation ne soit connue que d’eux.
— En tout cas, nous savons maintenant de quoi veulent nous prévenir les fougères et les lierres, conclut la femme aux regards gris et à la peau claire.
La mousse des arbres avait cette couleur orangée qui parlait de catastrophe, mais personne n’avait compris sa provenance, jusqu’à la vision.
Des Morda ont franchi le royaume des Adryades, et les tribus des veilleurs, ceux capables de décupler les arbres en les bouturant et en insufflant leur magie d’accroissement, avaient péri. Ce qui était impassable depuis le second sommeil de Nahbaruk. C’est ce que pouvait prédire Azyrac des prochaines paroles des anciennes.
Il repartit dans sa maison de racines afin de reprendre des forces avant d’écouter le chant des guérisseuses. Elles chanteraient pour leur retour, mais aussi pour renforcer le corps des guerriers et guerrières de l’expédition. Le chant des guérisseuses faisait naitre sur leur peau des filaments protecteurs. Un héritage de l’Almona et des aïeuls. Azyrac savait que son corps n’était plus le même que celui des pionniers. Que ceux dans le livre. Même les modars avaient muté différemment. Beaucoup d'Adryades ne se ressemblaient pas. Tout dépendait du secteur où elles habitaient.
Azyrac était né entouré d’une végétation dense où la plupart des animaux et des insectes étaient vénéneux. Il savait par ailleurs que le sang des siens était empoisonné lui aussi. On n’en mourrait pas, mais la personne qui y goûtait par malchance pouvait se voir amoindrie pendant de longues heures. Pendant les combats avec les Modars, beaucoup des siens se coupent la chair et étalent le sang sur leur adversaire.
Un jour, Azyrac avait fait la même chose. Mais pendant qu’il transportait les corps des modars vers la forêt des mille pieux, son sang encore coulant était rentré en contact avec un membre d’une autre tribu. La guerrière en était morte. Depuis, il avait toujours pris grand soin à ce que son corps reste intact. Parce que son sang était aussi mortel que le mucus d'Aok.
Contre les racines-murs de sa maison, il reprit des forces, sentant en lui son esprit s’élargir. Le contact des arbres avait cette puissance. Elle était plus évidente quand il en étreignait un. Le fait qu’il enroulait ses bras autour du tronc et que son torse ainsi que sa joue s’appuyaient sur l’écorce lui conférait une vitalité évidente. C’était comme s’immerger dans l’eau du grand ruisseau. Lorsqu’il se prenait pour une pierre et qu’il glissait dans le fond, les yeux clos, la respiration coupée, il sentait une immensité étendre son corps. Il savait qu’il s’agissait de l’Almona… De la mère. Il la ressentait, il pensait l’entendre par ses visions. Mais peut-être que ce n’était pas l’Almona qui lui montrait l’avenir, mais la forêt elle-même. La forêt était un morceau de l’Almona, mais il s’agissait d’une forêt, d’une vie comme la sienne. S’il était un homme, la forêt était plante et arbre. Quant à L’Almona, elle était tout. Quelque chose comme la terre et le ciel. L’eau et la lave. L’Almona est plus qu’une forme…, songea-t-il alors que doucement un tremblement l’amenait sur un autre plan.
Il agrippa une racine prit d’une vive douleur au cœur. Son corps se crispa. Et dans le fond de son esprit, une vision prit tout son être.
Un regard le transperça.
Ces mêmes yeux rouges comme à chaque fois.
Ils l’appelaient.
Il entendait cette voix orageuse et caverneuse prononcer son prénom et Azyrac frissonna de tout son être. Pas de peur, parce qu’il y a bien longtemps qu’il n’avait plus peur de ce regard. Il frissonnait de désir pour cet autre. Un jour, ils se rencontreraient. Il se connaitrait. L’avenir ne mentait pas. Mais pour l’heure, Azyrac devait grapiller de la puissance.

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