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26 septembre 2022 – 20h00

Crépon (14)

La clochette tinta de sa plus belle mélodie. Une double note entendue pour la énième fois aujourd’hui par le propriétaire des lieux. Il n’eut pas de réaction particulière, pas même un léger coup d’œil en coin à l’entrée de Bauroix. S’il s’attardait à chaque nouvel entrant, il ne ferait quasiment que ça, du moins c’est ce qu’il aimait à penser. Il réajusta le torchon sur son épaule et attrapa le bac de verre fraîchement sorti de la machine.

Gabriel Bauroix attendit un instant sur le pas de la porte. Peut-être l’hôte l’inviterait à s’asseoir et lui apporterait la carte, lui recommandant le plat du jour, accompagné d’un sourire de circonstance. Il n’en fut rien. Il cibla une table, proche du comptoir pour entendre les ragots, mais assez éloigné pour ne pas être perçu comme intrusif.

Le capitaine s’installa en prenant soin de soulever sa chaise. Sur sa table, une simple serviette et un menu dont la protection en plastique avait traversé le temps et ne servait que d’illusion. La graisse et autres substances s’étaient définitivement installées sur le support que le flic hésita à saisir.

Autour de lui, une famille qui faisait une pause repas avant de repartir pour longer la côte jusqu’à la pointe bretonne. Les parents semblaient ravis, mais leur adolescente accusée le coup sans son téléphone portable. Un homme finissait sa soupe dans son coin, sûrement un ancien du village dont il serait impossible de tirer quoi que ce soit d’intéressant. Il fallait trouver la perle rare et ils étaient trop peu pour se permettre de faire la fine bouche.

Une ombre massive s’imposa dans le paysage. Bauroix tenta d’étendre son cou façon Inspecteur Gadget pour contourner l’obstacle et finir son tour du propriétaire, mais il fut mis en échec par les déplacements successifs de son interlocutrice.

- Je lui sers quoi à ce monsieur ?

Le capitaine leva le regard pour affronter la femme, aimable comme une porte de prison, son stylo tapotant activement un carnet usagé dans l’attente d’une réponse qu’elle souhaitait la plus rapide possible. Aussi froide et dépourvue d’émotions qu’un tueur en série, Gabriel n’osa pas lui demander la composition du plat du jour. Son index parcourut la carte sans conviction.

- Euh… bégaya-t-il, une bavette cuisson saignante et des pommes de terre

- Avec un verre de vin ou bien juste d’une carafe d’eau ?

- De l’eau, ça sera suffisant. J’ai de la route après.

Hochement de la tête avec un jugement sous-jacent. Elle tourna les talons et décrocha le ticket qu’elle accrocha sur le tableau pour la cuisine. La femme meugla des consignes et retourna à ses activités.

La famille réglait son addition et le vieil homme délirait dans son coin, parlant à une personne inexistante, du moins dans le monde réel. Derrière son comptoir, le patron ne cessait d’adresser des regards en biais à l’inconnu du soir. Téléphone au creux de l’oreille, il aurait été facile de céder à la paranoïa et de croire qu’un mauvais tour se préparait.

L’homme raccrocha, ajusta son torchon sur l’épaule et se dirigea vers le flic une fois la porte de son bistrot complètement fermée. Un fil de fer à la frêle musculature qui s’envolerait au premier coup de vent. Il saisit la chaise d’en face, la souleva avec précaution et posa son fessier dans un craquement que le siège en bois ne put retenir.

- Vous êtes pô de la région, vous.

- Perspicace.

- Et pourquoi qu’vous êtes allé fouiner chez l’vieux Lonbar ?

- Votre bouffe, c’est du frais cuisiné ou du congelé réchauffé ?

La question hors propos avait déstabilisé le restaurateur qui mit quelques secondes à reprendre pied. Il secoua l’index en guise d’avertissement, sans prononcer le moindre mot. Ses sourcils fournis se froncèrent un quart de seconde, donnant une force et conviction éphémères.

- Ma cuisine, elle est somptueuse. Le René m’a téléphoné et il m’a dit qu’vous aviez une bonne tête. Un p’tit flic, parigot… on a tous des défauts, mais un gars bien. T’l’as pô plombé à la baraque quand t’as eu peur.

A la campagne, les nouvelles circulaient plus vite qu’avec la 5G et la fibre réunis.

La clochette tinta et la femme se déplaça d’un pas nonchalant pour récupérer l’assiette et la déposer face à Bauroix qui lui adressa un sourire à peine forcé. Il huma l’odeur de la viande, mais ne débuta pas sa dégustation, trop intrigué par l’intervention de son hôte.

- C’est quoi l’soucis dans votre enquête ? On a toujours aidé les bleus, alors si j’peux servir.

- Bauroix s’autorisa à découper un fin morceau qu’il mastiqua aussi longtemps que possible. De quoi trouver une approche satisfaisante pour ne pas braquer celui qui serait son seul interlocuteur du soir.

- Vous comprendrez que je ne peux pas dévoiler trop de détails, mais le nom de monsieur Lonbar est apparu au cours de nos recherches. Une enquête sur fond de stupéfiants.

- Mais non…

- Seulement, l’orthographe avait été modifiée, continua Gabriel en pleine opération dégustation, pour permettre de brouiller les pistes. Et cela a bien fonctionné, enfin… jusqu’à ce matin où nous avons mis à jour le subterfuge.

- Et donc vous venez vérifier une piste dans notre chère Normandie.

- Exactement.

L’homme semblait écouter avec une grande attention. Autant d’action dans un endroit pareil ne devait pas arriver tous les quatre matins, de quoi stimuler des neurones sur pilote automatique depuis bien trop longtemps. Une question démangeait le bistrotier, Bauroix le devinait. Il se tortillait comme un enfant devant un cadeau emballé, attendant la sacro-Sainte autorisation. Il ne laissa languir le temps d’une bouchée de pomme de terre.

- Et alors, dites-moi, qu’est-ce-qu’vous avez trouvé ?

- Pas grand-chose, si ce n’est rien.

Retour sur Terre. La déception inonda le commerçant qui s’affaissa sur sa chaise. Il y avait cru et pas qu’un peu. La monotonie de sa vie aurait pu prendre un éclat, être bouleversée par une nouvelle dont il serait à l’origine dans les conversations du matin, mais la route resterait longue et inchangée.

Bauroix avait tout de même quelques interrogations qu’il ne souhaitait pas laisser sans réponse. Il sortit son carnet, y griffonna les mots clefs trottant dans sa tête et se lança :

- Dites-moi, euh… monsieur ?

- Monsieur Gravelet, Jacques d’mon prénom.

- Ok, vous n’auriez pas vu quelque chose de suspect il y a quelques semaines ? Une bande de personnes ne venant pas du coin, ou un inconnu ? La maison de monsieur Lonbar était leur destination aussi.

- Non, personne. C’est étrange…

Le local avait les yeux perdus dans ses souvenirs, hypnotisé par une pensée qui lui avait fait tilt. Le bruit des couverts dans l’assiette le sortit de son tunnel vers les antres de sa mémoire. Il se frotta le visage activement, mais ses traits restituaient la vision d’un mauvais rêve remonté à la surface malgré lui.

Bauroix préféra ne pas prendre l’homme de front sur son attitude, il aurait le temps de remettre une pièce dans le distributeur.

- Vous connaissez les heureux élus de l’héritage ? Il paraît que monsieur Lonbar a donné sa maison à des personnes avant son décès. L’endroit ne semble pas habité, mais force est de constaté qu’il est resté en bon état un certain temps avant d’être rongé par le temps. C’est étonnant, non ?

- Bien sûr que j’sais.

Le capitaine de police laissa planer un silence. L’homme en face se rapprocha et baissa d’un ton sa voix, comme pour ne pas être entendu par le dernier client déjà plongé dans un sommeil dont il ne sortirait pas avant de nombreuses heures.

- C’est un sujet sensible à Crépon. Il y a eu peu d’incidents. Je les compte sur les doigts d’une main.

- Et du coup, ça m’intéresse encore plus, chuchota Bauroix en se rapprochant à son tour.

Jacques Gravelet déplia sa longue carcasse et invita son client à le suivre dans le fond de la salle, près d’un mur où reposaient des clichés en noir et blanc encadrés. Un livre ouvert sur les meilleurs moments dans l’établissement avant que ne débute la longue agonie par l’oubli.

L’homme passa l’index sur un cadre, accompagné d’un sourire dévoilant le bonheur vécu et le plaisir de l’instant à s’en souvenir comme si c’était hier.

- L’endroit était vraiment chic à l’époque. Il y a 20 ans, on était l’top du coin, tout le monde venait boire un coup dans c’te salle. Crépon était une ville animée, pleine d’avenir. L’vieux Lonbar, il avait loué sa maison à des jeunes. La connerie ! On ne loue pô à des gens qu’on connaît pô, c’est la règle. Mais le Lonbar, il s’en foutait. C’est parti en eau d’boudin !

Bauroix écoutait attentivement le récit tout en balayant du regard les photos. Aucune ne sortait du lot, des rires, de la bonne humeur. Le photographe avait capté l’instant parfait à chaque fois.

- Les gamins faisaient de mal à personne, faut l’dire, juste ils étaient un peu fêtard. Et le bruit, ça n’plaisait pô à tout l’monde dans l’coin. Y’a l’fils d’un village voisin, Hugo, qu’a voulu faire sa loi et les autres ne se sont pas laissé faire.

- Une personne est-elle morte ?

- Non, quand même pô. Les gendarmes sont intervenus avant que ça ne finisse en bain d’sang, mais après ça, tout le monde a fui.

- Et c’était il y a combien de temps ?

- Je dirais bien que c’est l’été 2002 ou 2003, parce qu’ils sont revenus plusieurs fois après. Ça commence à remonter quand même et je ne suis plus de la première fraicheur sous la caboche. Mais c’était forcément avant la disparition du vieux Lonbar.

Bauroix sentait qu’il avait mis le doigt sur un élément important. Impossible de repartir avec la moitié des informations, il devait presser son interlocuteur jusqu’à la dernière goutte de ce juteux récit qui lui ouvrait une piste inespérée.

- Vous ne sauriez pas où je peux trouver l’identité de ces jeunes ?

- J’ai mieux pour vous.

Le bistrotier se rapprocha d’un cadre en hauteur qu’il détacha avec le plus grand soin. Il passa un coup de torchon sur la vitre et défit la plaque arrière pour en extraire la photo. Il se résigna à céder l’objet après quelques secondes.

Le téléphone du flic vibra. Bauroix ignora le message et se concentra sur le cadre en papier glacé. Il détailla la photo une première fois. Une scène de fête, un groupe composé de jeunes hommes et femmes. Rien de très surprenant. Le deuxième passage lui procura un frison qui le glaça. Ce visage, il le reconnut. Et tous ses doutes s’évanouirent lorsqu’au dos de la photo, il déchiffra un nom qu’il maudissait.

Hector Manencier.

Le présent rouvrait les pages d’un sombre livre qu’il aurait aimé conserver dans son funeste passé.

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