Le départ
Chapitre 3 —Le départ
Le Judas des Épinettes cargo mixte de la compagnie des Chargeurs Amalgamés assure le service de la malle-poste sur la ligne Saint-Nazaire, Callao.
Commandé par le capitaine Yvonic Lemerlec. Un homme de la trempe de ces rudes marins bretons, embarqués tout jeunes mousses pour le grand métier sur les dundees des bancs de Terre-neuve. C’est un dur à cuire et à bouillir, craint et respecté par tout son équipage.
Le navire est amarré au quai d’Occident devant les entrepôts des messageries maritimes. Le ballet des grues se termine, les dockers achèvent tout juste le chargement de ses cales. La cargaison se compose essentiellement de tondeuses à gazon à destination de la pampa Argentine. La sœur du dictateur en poste, jugeant à juste titre celle ci mal entretenue par les gauchos , tout juste bond à faire les guignols avec leurs boulas, a passé commande à un fabricant allemand d’une flotte de tondeuses autotractée et équipées chacune d’un kit multching.
Une volumineuse caisse de bretelles à système rejoint elle aussi l’antre du navire. Elzéar Pectoraux ne s’embarque pas sans biscuit. Il compte bien, après avoir pris possession d’un stratégique stock de caoutchouc, refiler avant de repartir des dizaines de paires de ses précieuses bretelles à ces pauvres Indiens Guarani de la forêt amazonienne. Il a été fort ému en voyant aux actualités Pathé du grand cinéma de Bordeaux, la difficulté qu’avaient ces misérables lascars pour faire tenir leurs minables petits slips rouges.
Les passagers ont été autorisés à embarquer peu après minuit. La gare de chemin de fer est toute proche et le rapide de Paris de 22h 30 vient de déverser une foule de voyageurs qui converge vers le port.
Comme pour chaque départ de transatlantique, malgré l’heure tardive une foule de curieux et de vendeurs ambulants se mêle aux voyageurs. Un gros bonhomme juché sur un tonneau braille pour tenter de convaincre le chaland de lui acheter son élixir, censé combattre efficacement le mal de mer. A base de pomme et testicule de crabe, le résultat est garanti et certifié par l’académie de médecine de Berne qui a réalisé des tests concluants sur le lac de Genève. Plus loin un aigrefin propose de curieuses bouées à moteur, indispensable selon lui pour regagner la côte en toute sécurité après un naufrage. La catastrophe du Titanic, vingt ans plus tôt hante encore les esprits, et si la première partie de la traversée n’augure guère de rencontre avec les icebergs, les abords inhospitalier du cap Horn peuvent laisser matière à se laisser tenter…
Le navire est tout illuminé et de grands projecteurs éclairent d’un lumière crue les quais encombrés par la foule et les marchandises. Les structures des grues qui fonctionnent sans relâche pour charger le paquebot projettent des ombres fantastiques sur le quai et dans le bassin.
Le cortège des convives de l’Auberge du corps au pied grossit le flot mais bon nombre de silhouettes claudiquent quelque peu sur les pavés glissants. La soirée a été légèrement agitée et certains organismes cabossés sont encore endoloris. C’est donc avec prudence que certains s’engagent sur la passerelle pour monter sur le navire.
Le commissaire du bord, Corentin le Mafflu, procède à l’enregistrement des passagers tandis que les malles et les différents bagages sont hissés sur le pont par les matelots qui sifflent des airs grivois, et disons le franchement, à caractère pornographique.
Pamela Mac Gregor flanque un vigoureux coup de parapluie dans le fondement d’Angus, son pasteur de mari qui semblait prêter une oreille décollée, mais cependant attentive à ces mélopées douteuses.
- Avance donc mécréant !
Angus marqué par une singulière bosse au milieu du front, causée par le plat en granit de salmigondis tiède à la milanaise qui lui donne un air de licorne adolescente, roule des yeux effarouchés. Rentrant la tête dans les épaules, il accélère son trottinement sur l’étroite échelle de coupée en se massant le derrière.
Derrière le saint couple, Lady Rochester, hiératique, le regard hautain et méprisant, accède au navire au bras du professeur Tutu qui tente de garder un air digne, mais qui bande comme un cheval. Son pantalon rétréci par l’humidité océane, lui cause une érection douloureuse, il serre les dents et ses yeux chassieux s’humectent quelque peu. Nonobstant, il franchit stoïquement les derniers mètres et se présente devant l’officier de bord avec un sourire crispé.
Couic les suit en sifflotant. Il adore siffloter, essentiellement de grands airs du répertoire comme Le barbier et le charcutier, Il Boudino di Venezia ou Cosi fan Rilletta.
Le colonel de Bersagliere bras dessus, bras dessous avec Juanita lui glisse des grossièretés à l’oreille. Celle ci pouffe et glousse en tortillant des hanches ce qui pour une contorsionniste constitue le minimum syndical.
Grigor Bellamou et Gérard Mapadopoulos qui ont légèrement abusé du calvados du patron se soutiennent mutuellement. Le levantin braille des cantiques en vieux slavon (de Marseille) et le grec qui a le vin triste se signe en pleurant toutes les larmes de son corps.
La plupart choisissent de rejoindre leurs cabines pour terminer cette courte nuit tandis que les plus romantiques accoudés au bastingage agitent des mouchoirs pour dire adieu à la foule.
Couic préfère lui aussi rester sur le pont. Humant l’air du large attentif à toutes les manœuvres, il s’abrite cependant prudemment sous un canot de sauvetage pour éviter de recevoir sur le coin de l’œil une fiente des innombrables mouettes qui virevoltent autour du navire.
Le jour se lève enfin et les premières lueurs de l’aube éclairent le port. Les préparatifs du départ touchent à leur fin, l’heure du départ a sonné.
Les amarres sont larguées, les machines se mettent en branle et impriment au bâtiment une sourde vibration qui se répercute sur tous les ponts.
Les deux remorqueurs le Tchouk Tchouk Nougat 1 et le Tchouk Tchouk Nougat 2 halent le bâtiment pour lui permettre de franchir l’écluse, sortir du port et gagner la haute mer.
Le temps est frisquet, le jour se lève à peine, mais comme dit le second, marin ivrogne et gastronome, la marée c’est comme un soufflé aux harengs qui sort du four, ça n’attend pas.
Le professeur se retourne dans sa couchette quand un vigoureux POMMMMM de la sirène actionnée par le maitre-timonier Le Gonidec déchire l’aube et les tympans des goélands qui s’éloignent en piaillant de fureur.
– Encore un coup commandant,
– Merde, non Goni, dans l’intimité le Capitaine surnomme affectueusement le maitre Timonier Le Gonidec, « Goni »,
– Non un coup ça suffit enfin !
– Méchante, rétorque Goni qui se met à bouder regardant dehors…
– Mais garde ton cap abruti, vocifère le commandant !
Les cheminées du gros steamer vomissent une épaisse fumée noire, les chaudières montent en pression et propulsent le bâtiment vers le large et le soleil levant. L’océan est calme, seul un léger roulis berce les dormeurs dans les cabines.
Les feux de la côte clignotent dans le sillage et ne tardent pas à s’estomper dans la lumière du jour.
Le Judas des Épinettes vient de gagner la haute mer.
La route à courir est longue à travers l’atlantique sud et sur le pourtour des côtes du continent sud-américain. Les escales sont nombreuses : Pointe-à-Pitre, Paramaribo, Belém, Cayenne, Natal, Rio de Janeiro, Montevideo, Mar del Plata, le mythique cap Horn, Valparaiso et enfin Callao.
Goni boude à la barre tandis que le capitaine laissant le quart à son second s’en va satisfaire un besoin naturel avant d’aller prendre son petit déjeuner dans sa cabine.
Lady Rochester qui a fait mine de se retirer dans sa cabine pour se débarrasser du professeur dont la bosse sur son pantalon commençait à devenir compromettante ne s’est pas encore couchée. Dissimulée derrière une manche à air, elle fixe Couic en hochant la tête. Ce dernier respire l’air du large à grande goulée, il a hâte de toucher terre de l’autre côté de la mare aux harengs et de se lancer avec le professeur à la traque de ces lépidoptères rares que ne manque pas de receler la grande forêt amazonienne. Il faudra cependant récupérer les bagages et surtout les indispensables filets à papillons à l’arrivée à Belem. A moins que… une idée commence à germer en lui… Oui ce serait trop bête, une supposition que l’avion se perde lui aussi, non décidément il faut absolument un filet de secours au cas où… Il rumine tout ceci en décidant quand même d’aller prendre un peu de repos et de rejoindre le professeur dans sa cabine. Lady Rochester le suit en rasant les murs des coursives pour regagner à son tour sa couchette.
Au plus profond de la cale, des coups sourds résonnent semblant provenir de l’intérieur de la caisse de bretelles d’Elzear Pectoraux. Un craquement sec du bois et une planche vient de se désolidariser. Les coups redoublent et la brèche s’agrandit. Une silhouette sombre se dégage à grand-peine et s’extrait de la caisse. L’individu rafistole tant bien que mal les panneaux de bois et disparait dans les profondeurs du navire.
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