L’île du papillon et la colonie fromagère

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Chapitre 6 — L’île du papillon et la colonie fromagère.


Pour le professeur Tutu, entomologiste distingué, l’escale qui s’annonce pourrait être le paradis. Pointe-à-Pitre, la capitale de l’île en forme de papillon…

Abordant l’archipel par le nord, le Judas des Épinettes longe la côte est de la Grande Terre, vire la pointe des Châteaux et remonte les rivages du sud pour embouquer la passe en laissant l’ilet des Cochons sur bâbord. 

Vas-y Goni tu peux y aller !

POMMM POMMMMMM 

Le maître timonier défaille de plaisir, son bonheur est immense.

Le commandant depuis sa passerelle transmet ses ordres aux machines et à ses matelots sur le pont qui s’affairent pour préparer les manœuvres d’accostage.

À l’issue d’une courbe aussi gracieuse que précise, le navire se positionne face au quai où les lamaneurs se saisissent avec nonchalance des amarres lancées par les marins.

– Trois, murmure entre ses dents le second,

– Trois quoi ? demande le commissaire de bord Le Mafflu,

– Trois ordres, le vieux n’a pas perdu la main, toujours aussi fin manœuvrier !

– Euh l’autre, tu as entendu cette réplique dans le Crabe Tambour…

– Mais non, pauvre pomme, nous sommes en 1932 et le film n’a pas encore été tourné…

Comme il est midi, les passagers sont presque tous accoudés au bastingage, ils ne sont pas autorisés à débarquer.

L’escale est de courte durée, juste le temps de charbonner, charger un complément de fret composé de classeurs et de protège-cahiers ainsi qu’un nouveau contingent de passagers.

Naturellement l’avitaillement est également prévu, le chef cuistot s’agite pour compléter ses réserves et reconstituer son stock de charcuterie et de salaison. Mais celles-ci étant hors de prix dans les îles, il doit se résigner et se contente de régimes de bananes. Quelques tonneaux de Rhum viennent s’ajouter. Les passagers peuvent s’attendre à bouffer force bananes flambées pour leurs prochains desserts.

Une vingtaine de personnes, encombrées de bagages aux formes extravagantes, se présente au pied de la passerelle. C’est tout l’orchestre national de la république socialiste du Turkménistan en tournée australe qui s’apprête à embarquer.

– Y z’on de drôles de gueules les musicos, commente Elzéar Pectoraux, négociant en bretelles à Bordeaux, en soufflant la fumée de son cigare par le nez,

– Effectivement, renchérit Gregor Bellamou, tous des têtes de tueurs,

– Ah ! n’exagérez pas, vous n’êtes pas charitables, proteste Pamela Mac Gregor, pas de racisme anti turkmène !

– Ouais, grince Papadopoulos, entre ses dents, il n’a pas vu sa tronche de veau froid, ce grossiste en eau bénite…

Un peu plus loin sur le quai, un élégant Africain vêtu d’un magnifique costume trois-pièces réséda et d’une superbe cravate à rayures verte et jaune se démène autour d’un ensemble de caisses que des dockers s’apprêtent à embarquer.

– Attention ! c’est trrrres fragile patron !

L’homme en question qui est sur point de rejoindre le bord se nomme Aristide M’Boula Boula. Originaire de l’Afrique des Grands Lacs, il a imaginé et conçu un superbe instrument ethnique : un orgue dont les tuyaux sont composés de cous de girafe tannés. Le clavier en bois d’Oukoukou nervuré, une essence rare, et aux touches en ivoire de dents de crocodile, est tout simplement somptueux. 

Il s’est retrouvé à Pointe-à-Pitre par le plus fâcheux des hasards. Ayant embarqué à Port-Gentil à destination de Rio De Janeiro où il souhaitait fourguer son instrument éthique à une école de Samba, son navire a été arraisonné par des pirates séparatistes bulgares et ignares. 

Après avoir pris possession du bateau par la force et jeté l’équipage par-dessus bord, ces gredins n’ont rien trouvé de mieux que de se saouler à mort après avoir découvert dans la cale des tonneaux de Chartreuse verte et de Génépi. 

Le navire aux mains de ces malfaisants avinés, après avoir tourné en rond dans le triangle de Bermudes, a fini par s’échouer lamentablement sur la plage du Souffleur à la Désirade. 

Aristide n’a dû son salut qu’à un réflexe salutaire qui l’a conduit à se planquer fissa dans la cale dès l’arraisonnement du bateau. Caché derrière les caisses stockant son fabuleux instrument de musique ethnique, il s’est nourri de noix de cocos et de boites de conserve irlandaises de panse de brebis farcie, dont était pourvue fort à propos la cambuse voisine.

Libéré par les pêcheurs antillais qui ont mis en fuite les pirates après s’être emparés discrètement du restant de tonneaux de Chartreuse verte, Aristide a pu rejoindre Pointe-à-Pitre avec son précieux chargement.

Le Judas des Épinettes a repris la mer à la marée du soir, il fait désormais route à toute vapeur vers Paramaribo, sa première escale sur le continent sud-américain.

Le dîner s’est soldé par un incident regrettable quand l’un des musiciens de l’orchestre du Turkménistan a malencontreusement roté au moment où le matelot préposé au service de table apportait les bananes flambées du dessert.

L’haleine fortement avinée du deuxième trompette a projeté une impressionnante langue de flamme au-dessus des têtes des convives provoquant un émoi considérable à l’ensemble des commensaux qui s’apprêtaient à terminer paisiblement leur repas.

Après le café, Lady Rochester s’est isolée dans un recoin du salon avec un grand escogriffe à l’œil torve, coiffé d’une toque en astrakan, avec lequel elle a entamé une conversation à voix basse. L’homme en question, c’est Magtymguly Pyragy, le chef de l’orchestre national du Turkménistan. 

Couic à l’autre bout de la salle observe discrètement les deux protagonistes qui semblent bien se connaître. Bizarre, bizarre… se dit-il.

Paramaribo se trouve à un peu plus de deux jours de mers de Pointe à Pitre, distance que le Judas des Epinettes franchit allègrement à force vapeur.

La nuit est tombée quand il se présente à l’embouchure boueuse du fleuve Suriname. Le capitaine décide d’attendre l’aube et la marée favorable pour remonter les quinze kilomètres de fleuve jusqu’aux docks de Paramaribo.

L’ancre plonge, le cliquetis de la chaine est accompagné des grognements enthousiastes du cochon du bord qui du fond de sa soue flaire la terre toute proche.

La nuit se passe donc au mouillage à quelques encablures du rivage dont on peut distinguer quelques maigres loupiottes qui clignotent. 

Il est midi quand le Judas des Epinettes accoste enfin la côte sud-américaine dans la colonie batave de Guyane hollandaise.

Sur le quai, autour du navire, une foule cosmopolite se presse tandis que les passagers, formalités de douane accomplies, sont autorisés à débarquer ravis d’arpenter enfin le plancher des vaches depuis le départ de Saint-Nazaire.

Curieusement, seuls les musiciens de l’orchestre du Turkménistan ne profitent pas de l’escale et semblent se terrer dans leurs cabines. 

Tiens, tiens, s’interroge Couic, pas de concert en ville ? Pourtant les colons hollandais sont mélomanes. Bizarre, bizarre.  

Le cuistot du bord de son côté s’est mis en quête de fromage hollandais dont il a lu des commentaires élogieux dans la Gazette des Cuisiniers Cap-hornier, une publication très en vogue chez tout bon maître queux de navire de haute mer. Colson van der Aberson maître fromager batave établi à Paramaribo depuis son divorce avec une atrabilaire fermière du Brabant semble être l’homme de la situation. En effet son Gouda et son Texelaar-Kollumer sont parmi les frometons les plus appréciés de Guatemala City à la Terre de Feu. Il a assis sa notoriété en commercialisant ses productions laitières fermentées de grande qualité gustative auprès des tribus autochtones du Surinam. 

Il faut reconnaître que l’action et le dévouement de missionnaires originaires du Cantal et des hautes vallées savoyardes y sont pour beaucoup dans la reconnaissance de la raclette et de la fondue par les guerriers en slip rouge lanceurs de saloperie de fléchettes empoisonnées qui peuplent les abords du fleuve Suriname.

Notre maître fromager demeure cependant un homme d’affaires inflexible. Le cours du Texelaar-Kollumer étant très haut à la bourse fromagère de Valparaiso, ses tarifs sont prohibitifs. Les sommes allouées à notre malheureux cuistot pour alimenter les réserves du bord sont notoirement insuffisantes. Fort heureusement notre homme roublard et futé comme pas deux, voyant l’état des pelouses qui jouxte les établissements de la fromagerie, a l’idée de proposer au commerçant retord, en échange d’une meule, une superbe tondeuse débroussailleuse de marque allemande.

Et c’est ainsi, qu’avec la complicité de deux matelots du bord, une magnifique tondeuse, moteur quatre temps, équipée d’un kit multching est discrètement prélevée sur le stock destiné à la pampa argentine.

Colson van der Aberson est positivement emballé par la transaction. Elle va lui permettre de tondre ses pelouses au petit poil. Il envisage avec enthousiasme de les orner d’une collection complète de nains de jardin qu'il a échangé l'an dernier à un équipage croate contre une meule de Gouda. 

Une tondeuse de plus, une tondeuse de moins, ni vu ni connu. Notre cuisinier peut alors embarquer une superbe pièce de fromage hollandais, produit de qualité qui se conserve fort bien sous les climats hétéroclites dans lesquels croise le Judas des Epinettes. À ce sujet la Gazette des Cuisiniers Cap-hornier est formelle : il ne peut y avoir meilleur choix. De plus ce fromage est curieusement apprécié par les Indiens en slip rouge pour lesquels il entre dans la fabrication du poison dont ils enduisent leurs saloperies de fléchettes.





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