Papa

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Après quelques jours, les premiers soldats arrivèrent, leurs cottes de mailles et leurs heaumes cabossés attachés au dos d’une mule avec leurs sacs. Une armée entière se dispersait dans les provinces de Belgique et de Germanie. Ils regagnaient leurs foyers après plusieurs mois d’absence, fatigués de la guerre contre nos ennemis scythes[1]. Je passais entre les chariots, au milieu des bêtes de somme et des valets d’armes qui déchargeaient le matériel, ou déposaient les corps de ceux que la communauté voudrait enterrer. Déjà de jeunes femmes pleuraient en reconnaissant leurs époux livides. Mais je savais que ni mon père, ni mon frère ne pourraient tomber au combat. Papa était invincible.

Maman ordonna à toute la domesticité de mettre la villa en ordre. Nos servantes s’affairèrent à balayer, curer les planchers, et je les aidais à chasser les mouches car c’était la mission des enfants de nos esclaves. Mère se fit amener toutes ses toilettes et les passa en revue, les essaya une à une, vérifia elle-même son apparence devant le grand miroir en étain de sa chambre. Je la trouvais magnifique mais elle n’était jamais satisfaite et il s’en fallut de peu qu’elle n’ordonne d’aller quérir les tailleurs, maroquiniers et cordonniers de la région.

Quelques jours insupportables dans cette ambiance mi euphorique mi quinteuse, avant que l’on annonce le retour du comte Bauto sur son domaine. Quand je le vis entrer dans notre cour, je me dégageai des bras de ma nourrice et me précipitai vers les cavaliers à peine descendus de leurs montures.

— Papa !

C’était lui.

Son visage marqué par les combats s’illumina à ma vue. Il était à cet âge où les émotions vous font dix ou quinze ans de plus ou de moins. Ses bras de géant me soulevèrent et me firent tournoyer dans les airs. Sa bouche immense embrassa ma face hilare. Comme sa barbe épaisse m'avait manqué, me manque encore.

— C’est toi mon Eudoxie, qu’est-ce que tu as grandi !

Une main taquine s'abattit sur ma tête, je fis volte-face : c’était mon frère avec ses vingt-cinq ans arrogants et son air taquin. Il avait les cheveux blonds, aussi longs et volumineux que ceux d’une femme. Il paraît qu’il tenait cela de sa mère, mais la première épouse de père était morte jeune, et celui-ci ne nous parlait jamais d’elle. Mon frère faisait toujours semblant d’être importuné par ma présence :

— Quoi, t’es encore là morveuse ?

— Oui, je suis là, tiens prends ça, répondis-je en lui assénant un petit coup de poing dans le ventre.

— Oh mais c’est qu’elle ferait peur à une horde de Huns, te crois-tu aussi forte que Freyja ?

Il m’attrapa et se mit à me chatouiller. Je ne pus retenir mon rire excité de gamine.

— Arbogast, veux-tu lâcher ta sœur, ce genre de jeux ne sont pas de son rang.

Alors que mon frère me déposait sur le sol, mère me fit son air courroucé, mais celui-ci disparut à la vue de son mari. Il faisait froid, maman semblait pourtant renaître comme une fleur au printemps. Elle avait finalement opté pour sa stola de lin jaune, avec des fibules en or. Elle ne portait pas sa palla pour mettre en avant sa parure : bracelet d’ambre, médaillon et camée. Sa tête était nue pour que sa coiffure éblouisse son époux.

Malgré son long voyage, Père n’avait pas non plus négligé sa tenue. Il portait sa cuirasse d’apparat, sertie de grenats, et son paludamentum, le manteau pourpre réservé aux empereurs et aux généraux romains. Mon père appartenait à l’ordre des compagnons de l’empereur de Rome, j’étais tellement fière de lui !

Confiant son casque à un officier, Papa traversa la cour d’un pas lourd, et tendit la main à maman. Elle lui donna la sienne et père l’attira à lui virilement pour l’embrasser.

— Bauto, tu m’as manqué !

— Tu m’as manqué aussi femme !

Après les retrouvailles de notre petite famille, nous entrâmes dans la villa. Père était non seulement le propriétaire des terres environnantes, mais également le chef de la communauté. On appelait le village par son nom[2], les Francs qui y vivaient faisaient partie des fidèles de son père lorsqu’il dut s’exiler de son pays natal. Rome faisait d'eux des Romains à condition de combattre dans ses armées.

Mon père et mon frère prirent aussitôt un bain très chaud pour se décrasser de leur voyage. Il faut dire qu’ils avaient voyagé depuis Trèves et avaient combattu des mois en Illyrie[3]. Je m’étais assise au pied des lits de notre triclinium et attendu qu’ils vinssent prendre leur repas, mais ils étaient arrivés si tard, que je m’étais endormie. Dès lors, ma nourrice me porta dans son lit, car dès que Père revenait, Mère ne voulait plus de moi dans le sien, ce que je ne comprenais pas à l’époque.

Le lendemain, j’entendis Père raconter ses exploits. Je buvais ses paroles, car à l’entendre, il avait sauvé l’empire romain. Papa nommait les pays où il était allé avec les soldats : Thessalie, Macédoine, Pannonie… Je ne connaissais rien, mais mon imagination fertile faisait le reste. Père avec les légions romaines avait combattu une coalition de peuples barbares : les Goths, les Vandales, les Alains et les Huns. Là encore, je n’avais aucune idée d’à quoi ressemblaient tous ces peuples, mais je les imaginais féroces et monstrueux. Je fus déçue quand Père nous montra Elja, une petite barbare de quinze ans à peine, car si la forme amande de ses yeux sombres, sa peau cuivrée et ses longs cheveux noirs étaient exotiques, elle ne ressemblait pas à un monstre. Mère tiqua lorsque Père annonça qu’elle entrerait à notre service. D’ordinaire, il ne choisissait que des femmes laides pour ne pas rendre jalouse ma mère. Il s’ensuivit un débat au sujet de la laideur de cette nouvelle servante : Père affirmait qu’elle était repoussante comme toutes les barbares scythes de son espèce, mais mère n’était pas convaincue. Et elle avait raison, la beauté de la barbare était diabolique.

Une semaine avait passée, nous accompagnions Papa même aux festins de ses capitaines et de son ami d’enfance, le comte Vallio. Ces fiers héros de la guerre, aimaient manger dans une grande bâtisse au toit de chaume. Maman acceptait de suivre son mari dans ces fêtes barbares. Les gens buvaient l’hydromel et la cervoise. Je n’avais pas le droit d’y toucher, mais j’ai vu beaucoup de gamins qui se glissaient sous la table et ramassaient des cornes tombées par mégarde. Je rejoignais les petits brigands dans leur cachette et c’est ainsi que je pus goûter pour la première fois aux breuvages interdits. Je me mis à rire beaucoup et excitée je rejoignis les jeunes gens qui formaient des rondes pour danser au son des flutes de pan et des lyres. On servait les faisans et les porcs cuits à la broche, et les ragoûts mijotaient dans de grands chaudrons, dont les foyers immenses réchauffaient la salle. Les gens se tenaient assis autour d’une grande table, hommes et femmes mélangés, au lieu de se coucher sur des canapés chacun de son côté comme les Romains. Les voix de stentor, les rires gras, les chansons germaniques à la gloire de Wotan et de Freyja, et moi qui jouait avec des enfants plus blonds que moi, c’était ma vie, ma prime jeunesse dans notre villa de Belgique. Au temps heureux où nous étions tous ensemble. J’aurais préféré ne pas grandir et vivre éternellement cette vie.

Assise sur les genoux de mon père, au milieu de mes cousins, ces grands guerriers germaniques, je me sentais franque.

[1] Au 4e siècle de notre ère, les Romains appelaient « Scythes » les peuples barbares du Danube, que ce soient des Germains orientaux (Goths, Gépides…), des Iraniens (Alains), ou venus des steppes d’Asie Centrale (Huns). Ils les distinguaient des Germains occidentaux (Francs, Alamans, Burgondes, Saxons…).

[2] Aujourd’hui commune de Bodegem en Belgique.

[3] Balkans

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