Maman

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Belgique romaine, 380

Je me souviens.

Petite fille courant dans la neige, ma nourrice Faustine criant derrière. Cela faisait bien rire les gens de notre domaine. Comme j'aimerais me blottir contre cette pauvresse et me nourrir encore de sa tendresse. Bien que je ne l'ai jamais dit : elle me manque.

Je passais souvent de bras en bras, et nos servantes abandonnaient leurs balais et leurs chiffons pour jouer avec moi. Il faut dire que certaines d'entre elles n’avaient que quelques années de plus que moi. Et nous courions comme des bacchantes dans les allées de notre villa rurale, au grand dam de mère qui n’aimait pas que je m’acoquine avec les esclaves. Ces gamineries avaient plus de sincérité que les flatteries d'aujourd'hui.

Aux beaux jours ensoleillés, alors que les fleurs coloraient les prés et les champs, les paysans aux mains calleuses me donnaient des fruits, les lavandières m’aspergeaient de l’eau du ruisseau, et les potiers toujours colère lorsque je faisais tomber une céramique.

C’était le temps béni de ma première enfance.

Maman, elle était si belle. Son teint hâlé et ses cheveux bruns de méridionale tranchaient avec ceux des Belges et les Francs. Maman détestait ce domaine, elle s’ennuyait ferme loin de la vie animée des grandes cités romaines, elle n'aimait pas le silence du grand manteau blanc hivernal, abhorrait les odeurs de purin du printemps et les saletés laissées par les animaux de basse-cour. Le chant des coqs, les chamailleries entre oies et canards l'indisposaient. Licinia rêvait de Rome, de Carthage et de Constantinople.

Alors que moi j'étais une vraie gamine de la campagne. Comme pour me punir, elle me traînait dans le bain avec elle, dans une grande piscine chauffée, avec des décorations mythologiques. Et dans l'eau, ma mère reprenait des couleurs, je ne savais pas alors combien ces moments de bonheur étaient précieux dans une vie. Lorsque nous sortions de la piscine, des servantes nous enveloppaient dans des serviettes chaudes, avant de nous masser d'huile parfumée. La grande cheminée rayonnait d'une douce chaleur, apaisant nos membres endoloris. Maman attendait son époux, parti guerroyer je ne savais où.

Lorsque les feuilles orange ou jaunes des hêtres et des chênes coloraient les chemins, c'était la saison où papa serait bientôt de retour. Les nuits devenaient très froides, et nos serviteurs brûlaient du bois dans l’hypocauste sous notre plancher. Je me blottissais sous les couvertures de laine, ma mère me réprimandait pour mes mouvements incessants qui l'empêchaient de dormir. Mais pour les cauchemars, elle m'attirait doucement dans ses bras, et me chantait une chanson du Latium pour me réconforter. Le doux balancement de sa voix me manque, il m'arrive ne pas trouver le sommeil.


Ce jour-là, la pluie tombait tellement que la terre se faisait boue. Les vignerons versaient le moût dans des jarres enterrées pour fermenter le jus de raisin, les fermiers retapaient les granges et y entassaient la paille et la luzerne pour les bêtes. Je me souviens, chaque matin, mère se muait en professeur. Je m’asseyais en tailleur sur le sol en mosaïque et elle sur son tabouret, un livre à la main, me lisait des textes que je devais ensuite commenter. J’avais été bercée très tôt par les légendes sur les dieux, les héros, et sur les vies des personnes illustres du passé. Quand maman déclamait du Virgile, je me sentais romaine.

— Admis au pied du trône, Didon permet à leur douleur d’y déposer sa plainte. Alors, d’un ton noble et modeste, Ilionée parle en ces termes : « Reine auguste ! ô vous que les dieux ont choisie pour fonder un nouvel empire, et soumettre au frein des lois des nations superbes ! d’infortunés Troyens embrassent vos genoux : jouets des vents, rebuts des flots, c’est à vous qu’ils ont recours. Ah ! sauvez nos vaisseaux que menacent les flammes ; épargnez un peuple pieux, et jetez sur nos disgrâces un œil compatissant ! » Soudain la nue qui les cache s’entrouvre, et s’évapore dans les airs diaphanes. Énée paraît alors, et l’éclat de ses traits efface l’éclat du jour : à son air, à son port, on l’eût pris pour un dieu. Vénus elle-même se plut à l’embellir ; Vénus, d’un souffle divin, donne à ses longs cheveux une grâce nouvelle, fait briller sur son teint les roses de la jeunesse, et mêle un charme ineffable au feu de ses regards. Telle une main savante prête un nouveau lustre à l’ivoire ; tel rayonne l’argent, ou le marbre de Paros, incrusté d’un or pur. Ainsi le héros se présente à la reine, et son aspect inattendu ravit tout un peuple en extase.

— Maman, pourquoi la déesse Vénus fait cela pour son Enée ?

— Parce que Vénus est sa maman, et prend soin de son fils. Elle veut qu’il séduise la reine de Carthage.

— La reine va tomber amoureuse ?

— Sois patiente Eudoxie… je vais te lire la suite…

L’optima[1] les interrompit :

— Maitresse, un messager pour vous.

Mère fit signe à la domestique d’introduire le porteur du message. Elle se leva lorsque le soldat baissa la capuche de son manteau, dévoilant le visage exténué du jeune circitor[2] Batemod. Ce garçon vigoureux était sous les ordres de mon père et vivait dans notre village. Celui-ci courba sa tête comme si celle-ci lui pesait et dit :

— Domina, j’ai ordre de vous annoncer le retour de votre époux, le comte Bauto.

Le volumen de Virgile tomba des mains de maman.

— Quand ?

— Nous sommes arrivés à Trèves il y a dix jours, j’ai chevauché tout ce temps pour vous l’annoncer. Votre époux arrivera d’ici deux semaines.

Alors que le soldat quittait la pièce, mère oublia le livre par terre, et je vis son visage s’éclairer de joie, ses grands yeux et son large sourire disaient plus que ses mots :

— Ton Papa est de retour !

Je lui sautais au cou en riant. Quand Papa revenait, c’était toujours la fête.


[1] L’optima est la servante préférée de la maîtresse.

[2] Le circitor est un grade de cavalerie, il s’agit d’un sous-officier chargé des rondes de nuit et d’inspecter les postes de garde, une sorte de patrouilleur de l’armée romaine.

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