Chapitre 13 - Lenneth (partie 1)

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« Les Romains firent une divinité du secret, sous le nom de Tacita ; les

Pythagoriciens une vertu, et nous en faisons un devoir, dont l’observation

constitue une branche importante de la probité... Ce n’est pas tout ; il faut se

méfier de soi-même dans la vie : on peut surprendre nos secrets dans

des moments de faiblesse, ou dans la chaleur de la haine, ou dans

l’emportement du plaisir. On confie son secret dans l’amitié, mais il s’échappe

dans l’amour ; les hommes sont curieux et adroits ; ils vous feront mille

questions épineuses dont vous aurez de la peine à échapper autrement que par

un détour, ou par un silence obstiné ; et ce silence même leur suffit quelquefois

pour deviner votre secret. »

Denis Diderot et Jean le Rond D’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, t. XIV, article « Secret », 1751.

Quand les premières lueurs de l’aube frappèrent ses paupières closes, lui arrachant un grognement de protestation, Eusebio crut entendre les piaulements des bêtes, et Asha qui, du haut de ses sept ans, leur donnait du grain, grondait parfois un poulet trop gourmand, écartait un cochon empressé, s’extasiait, émerveillée, devant une couvée de canetons.

Une puissante vague de nostalgie le submergea soudain. L’herboriste souhaita être revenu à la ferme, aux derniers jours de Last-Fogharan, parvint presque à se persuader qu’il se trouvait dans le lit prêté par le jeune Caleb, que la brise qui lui parvenait du dehors était celle qui soufflait à travers la plaine, charriant les odeurs de paillis fraîchement posé, de terre humide, et qu’il allait se lever et retrouver Mire, la vieille dame au sourire si désarmant.

Mais ce ne fut pas Caleb qui vint frapper à sa porte ; pas plus que les cris et les éclats de voix qui lui parvenaient à travers la porte de sa chambre n’étaient ceux d’Asha. La bise qui s’infiltrait par la fenêtre entrouverte lui amena le parfum glacial et fade de l’hiver.

– Eusebio, l’appela Lenneth, tu es réveillé ?

Les sons étaient étouffés par l’épais panneau de bois de sa porte. L’apothicaire repoussa ses couvertures en grommelant, s’assit au bord de son lit, appréciant le contact froid de la pierre contre la plante de ses pieds. Il alla ouvrir à Lenneth, qui glissa prudemment la tête dans l’embrasure. De la salle commune des Lusragan lui parvenaient, plus distinctement désormais, des bribes de conversations.

– Bonjour, Lenneth, salua Eusebio d’une voix éraillée. Quelle heure est-il ?

– Bien assez tôt pour que tu puisses te préparer, répondit son ami en désignant à un serviteur la vasque, sur la commode de la chambre.

Le Man y versa de l’eau chaude, déposa des linges propres, et s’en fut après une courbette polie.

– Tu vas mieux ? s’enquit Lenneth en refermant la porte derrière lui.

– Oui. Merci.

– Tu as la voix cassée.

L’apothicaire se racla la gorge, toussota.

– C’est mieux ?

– Oui, mais tu as une haleine qui empeste le vin. Tu ne m’avais pas menti, hier ; tu devais être saoul. Heureusement, j’ai prévu de quoi te remettre... poursuivit-il en déposant sur la commode un petit paquet brun qu’il entreprit d’ouvrir. Ce sont des feuilles de menthe, pour ta bouche.

Le jeune homme le remercia, attrapa la poignée de feuilles que lui tendait Lenneth et les glissa entre ses dents.

– Je t’attends dans la salle commune, lui indiqua le Lusragan.

Tout en mastiquant, torse nu, Eusebio passa ses doigts dans sa barbe, grimaçant à son contact – il faudrait bien attendre encore, toutefois, avant de pouvoir la tailler convenablement. Il entreprit donc d’arranger ses cheveux, les noua en une queue-de-cheval grossière, puis se débarbouilla avant d’enfiler un caftan et un pantalon propres. Enfin, il cracha la boule de menthe dans la bassine de cuivre.

Le sachet de thériaque était toujours posé sur la commode. Eusebio s’en saisit, le noua à un morceau de corde et glissa cette étrange parure autour de son cou, la dissimulant sous sa tunique.

Après le petit déjeuner, les deux Lusragan, comme leurs collègues, gagnèrent la galerie où trônait le grand panneau de liège, repère quotidien de leur emploi du temps. Ils durent s’armer de patience avant de pouvoir approcher le mur de pierre et repérer leurs noms – la foule était dense, mêlant Lusragan, Samarit et Ledsager. Les Archiatres avaient, quant à eux, déjà pris leurs fonctions de la journée. Eusebio chercha malgré tout le visage familier de Tora ; à l’idée qu’il ne la reverrait peut-être pas de la journée, son cœur se serra.

– Ah, s’enthousiasma Lenneth, nous ne serons de garde à l’officine que ce matin. Quartier libre ensuite.

Cela signifiait qu’ils seraient affectés aux soins des malades lors du quart de nuit ; les équipes se succédaient ainsi aux différents postes, d’un jour à l’autre. Demain, peut-être commenceraient-ils par un séminaire proposé par un Archiatre, ou un haut responsable dont l’enseignement leur serait profitable – l’herboriste, occupé par ses leçons avec Maître Arminius jusqu’à présent, n’avait encore jamais eu l’occasion d’assister à ce genre de cours, et cette perspective l’en aurait presque fait saliver d’impatience.

– J’irai bien goûter de cette nouvelle bière qu’ils servent à La Montagne bleue, dit Lenneth alors qu’il laissait sa place devant le panneau de liège. On se retrouve au réfectoire tout à l’heure ?

– D’accord. Oh, il faudra que je te parle de quelque chose...

– Si c’est pour m’entretenir de ta flamme pour ta belle, protesta Lenneth sur un ton d’emphase ironique, je préfère décliner. Mais si c’est pour me remercier de mon amitié...

– Je tâcherai de trouver des arguments en ce sens, rétorqua Eusebio, amusé.

Le jeune homme regarda Lenneth qui s’éloignait en le saluant légèrement de la main. Il ne put s’empêcher de sourire, partagé entre l’attendrissement et la gratitude face à ce Lusragan débordant de franche malice, d’intelligence naïve et d’honnête camaraderie. Espérant trouver les mots justes lors de leur entrevue de midi, Eusebio se dirigea à son tour vers l’officine où il était affecté pour la matinée. Un serviteur leur apporta comme de coutume une pile d’ordonnances.

Contrairement aux premiers jours, le jeune homme ne fut pas la cible d’attentions moqueuses. Toutefois, à mesure qu’il avançait dans son travail de préparation, il constata que l’indifférence froide régnait encore, et qu’il ne participait pas à la sorte de chorégraphie qui régentait tous les gestes de ses confrères Lusragan – soit que lui-même ne le souhaitât pas, inconsciemment, soit qu’on l’en jugeât toujours incapable. Eusebio finit par en déduire qu’une telle danse était indissociable de cet hermétisme austère, que l’une découlait de l’autre, et se sentit, de façon étrange, satisfait en songeant qu’il conservait ainsi une forme d’individualisme.

Cela ne le rendait d’ailleurs pas moins compétent que ses collègues : maintenant qu’il lisait avec aisance, le jeune homme pouvait en effet exercer son métier bien plus efficacement. Et quand bien même, au regard de l’âge des autres Lusragan, Eusebio accusait plusieurs années de retard, ses connaissances et la pratique quotidienne constituaient un véritable atout dont il n’était pas forcément conscient. Ainsi, il lui arrivait de proposer des remèdes différents de ceux indiqués sur les ordonnances, que ce soit dans leurs formes ou leurs teneurs – quelques jours auparavant, il avait composé un petit cachet à base d’ortie qui s’était avéré bien plus efficace que la pommade initialement prescrite ; une autre fois encore, l’ajout de miel à une préparation avait permis à une petite fille d’avaler son remède plus facilement...

Le seul ingrédient auquel Eusebio ne changeait rien était la pénicilline. Initié à l’art délicat de l’intraveineuse lors des séances de soins, dispensés par les Lusragan eux-mêmes lorsqu’ils n’étaient pas affectés à l’officine, l’herboriste avait immédiatement compris l’intérêt de laisser la substance pure – lui en ajouter d’autres n’aurait fait que décroître son efficacité.

Tiraillé entre les bouffées sévères de nostalgie et sa curiosité insatiable qu’il parvenait ici à rassasier, du moins en partie, Eusebio devait bien admettre qu’il retrouvait un sens à son métier. Son savoir était loin d’être superflu ou obsolète, et il se prit à songer qu’il accédait presque à une sorte d’épanouissement. C’était là une impression étrange qui ne lui était pas familière – combien d’heures et de jours maussades avait-il passé à Vertemer, à s’emporter contre la vacuité de ses recherches, gagné par la lassitude, au bord du renoncement !

L’apothicaire acheva de préparer les remèdes prescrits par la première ordonnance avant de se charger d’une seconde. Cette fois-ci, un malade attendait de lui un délicat antidote, mêlant polium de montagne, zédoaire et feuilles de vipérine. Eusebio s’en acquitta, mesura avec une grande précision des doses égales à l’aide d’une balance en ivoire, et les disposa dans de petits sachets de papier fin qu’il enferma dans un pot de terre.

Puis, on entendit dans le couloir le chariot de la Ledsager affectée à la récolte des remèdes. Ce bref interlude durant lequel elle vérifia les ordonnances et les préparations marqua la fin de la séance ; les Lusragan libérés de leurs responsabilités s’égaillèrent dans le corridor, et libérèrent l’officine. Eusebio resta pour aider la Ledsager à nettoyer. Ils bavardèrent un instant puis l’apothicaire, après l’avoir saluée poliment, se retira à son tour.

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