Chapitre 18 - Noyade

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« C’est dans un état bien particulier que j’écris ces mots, puisque

cette nuit je ne serai plus. »

Howard Phillips Lovecraft, Dagon, 1917.

On annonça, sans surprise, la nomination de la Sisä Censora Zander en tant que Primat. Les deux hérauts qui vinrent porter la nouvelle placardèrent un long rouleau de parchemin sur les portes de la grande salle, peu de temps avant le dîner. Tora fut l’une des premières à lire le décret, orné des signatures des Primats Taledin, Khordel et Neser – cette dernière, lourde de fioritures et aux hampes exagérément longues, occupait le coin inférieur gauche du vélin.

L’Archiatre jeta un bref coup d’œil dans le réfectoire avant de se décider à y entrer. Avisant une table à l’écart, dans un coin qui lui permettrait d’observer les moindres allées et venues, elle s’y installa. Des Man achevaient d’allumer les centaines de bougies qui coiffaient les énormes lustres, suspendus par leur corde quelques centimètres au-dessus du sol.

Le roulement d’un plateau, sur lequel cliquetaient couverts et pichets d’argile, s’approcha de Tora. Celle-ci tourna la tête et rencontra le regard mordoré d’une domestique qu’elle mit une seconde à reconnaître.

– Bonjour, Moravia, la salua l’Archiatre d’un ton neutre.

La Man lui répondit par un hochement de tête poli, déposa devant elle fourchette, couteau et cuiller en fer étamé, essuya avec un coin de son torchon un verre qu’elle remplit de vin, avant de puiser une généreuse portion de potage, dans une marmite fumante en équilibre précaire sur sa desserte. Tora la remercia et reporta son attention sur la salle, cherchant des yeux celui qu’elle espérait voir, et que pourtant elle évitait de croiser.

Eusebio ne se montra pas au moment où les lustres furent soulevés, dispensant leur pâle lueur dans le réfectoire, pas plus lorsque Tora, ayant terminé son assiette de soupe, entama le plat de lentilles, qu’elle agrémenta d’un morceau de pain beurré. L’Archiatre, tiraillée entre la déception et le soulagement, vit Lenneth entrer dans la salle, accompagné seulement des deux comparses Teilo et Lisice.

Qu’espérait-elle au juste ? Elle l’ignorait.

La jeune femme acheva son dîner seule, se leva, fit signe à un Man de service de venir débarrasser sa place et s’éloigna, inquiète malgré elle. Pourtant, il n’était pas rare qu’Eusebio sautât un repas – elle avait pu le constater d’elle-même –, trop occupé à chercher, d’après ce que l’on disait, de nouveaux remèdes dans les livres que recélait la bibliothèque de Nassadja. D’autres ragots rapportaient qu’il y avait trouvé une maîtresse, et qu’ils lutinaient à l’ombre des colonnades, au nez et à la barbe des Veilleurs. Tora avait beau savoir qu’il n’en était rien, elle rougit violemment, s’imaginant sans mal le Lusragan, ses belles mains fines courant sur le corps offert d’une amante, ses baisers ardents sur sa peau nue, ses soupirs rauques, et des ongles qui s’enfonçaient dans la chair de son dos, dans ses reins... L’Archiatre secoua la tête et frotta ses joues embrasées avec vigueur quand son esprit tourmenté la plaça, elle, dans l’étreinte d’Eusebio. Elle se mordit les lèvres et accéléra le pas, traversa à vive allure le corridor, descendit les marches du Gué et se retrouva à l’air libre. Tora laissa la nuit rafraîchir son visage et son cou brûlants.

Il lui fallait désormais laisser ses sentiments de côté et agir ; la jeune femme se raisonna, tentant de se persuader à quel point la besogne qu’elle s’apprêtait à exécuter était primordiale – et rude, et secrète, et dangereuse. Oh, comme elle aurait aimé partager tout cela avec Eusebio ! Peut-être aurait-il su lui venir en aide, ou du moins lui apporter son soutien. En tant qu’Exlimitus, il ne concevait aucun préjugé sur la société de Pizance, aucun a priori sur le statut des Man. L’angoisse serra le cœur de Tora à l’idée qu’elle puisse être surprise en flagrant délit. Aider un Man était passible d’une peine bien pire que la mort...

Parfaitement consciente de tout cela, et malgré tout résolue, l’Archiatre plongea une main dans la poche de son manteau, tâtonnant, tout au fond, comme pour se rassurer et se donner plus de courage, le petit paquet enveloppé de cuir. Il renfermait une préparation à base de pénicilline, dont une Man avait besoin pour soigner la gangrène qui menaçait sa jambe. Dans ce genre de cas, un membre d’une caste supérieure pouvait être amputé, mais un domestique, puisqu’il était alors considéré comme inutile, parasite, voire néfaste, à Pizance, était abandonné à son sort, et il mourait dans d’atroces souffrances, torturé par la fièvre et les toxines qui rongeaient son sang, dans l’indifférence générale. La pénicilline était le seul recours, la dernière chance, pour la Man dont Tora ne connaissait pas le nom – elle n’en savait aucun, au cœur de cette organisation clandestine. La jeune femme tendait l’oreille, et se contentait d’écouter ce que les Man murmuraient entre eux. Si l’un avait une rage de dents, Tora préparait un cataplasme à base d’argile et de girofle ; si un autre souffrait de fièvre, elle concoctait un remède à base de thym. Et Tora était parfaitement au courant que l’officine subissait des vols, en particulier de pénicilline. Si le Ledsager Tharcisias, cet ignoble cafard à l’âme vénale, venait à apprendre qui les commettait...

Il y avait, à Pizance et dans la Muraille, un astucieux système de caches. Tora n’en connaissait que deux ou trois, qui étaient vérifiées régulièrement. Elle ne pouvait que déposer discrètement son précieux fardeau dans l’une d’elles et prier pour qu’un Man le découvre rapidement – la survie de la malade en dépendait. Le nom du remède et des instructions sommaires étaient écrits sur un simple petit morceau de parchemin, glissé dans le paquet. L’Archiatre se dirigea vers une ruelle qu’elle savait peu fréquentée à cette heure tardive, s’efforçant d’adopter l’allure tranquille d’une flâneuse. L’air était frais, apportant dans son sillage la fragrance de la neige fondue.

Sur le fronton de l’établissement, le berwvon la contemplait, impassible.

Ce fut l’effervescence inquiète devant le modeste panneau de bois de l’entrée qui fit ralentir Tora. Une petite dizaine de badauds s’étaient attroupés, et chuchotaient entre eux, à la fois soucieux et dévorés par la curiosité. Quelques-uns se dressaient sur la pointe des pieds pour mieux voir. La jeune femme s’approcha, soudain rongée d’angoisse. Puis la foule se fendit devant elle, deux Samarit transportant une civière passèrent en trombe, et elle poussa un cri horrifié en reconnaissant l’homme qui gisait sur la couverture de toile, les lèvres bleuies et la peau cireuse, aussi pâle que les plaques de neige qui persistaient par endroits, sur la chaussée.

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