Chapitre 28 - Onyx

11 minutes de lecture

« Le noir absorbe la lumière et ne la rend pas. Il évoque, avant tout, le chaos, le néant,

le ciel nocturne, les ténèbres terrestres de la nuit, le mal, l’angoisse,

la tristesse, l’inconscience et la mort. »

Dictionnaire des symboles, 1969.

En plus de la douleur sourde qui s’était réveillée dans son genou, Eusebio sentait les courbatures gagner tous ses muscles. Tora avait dû l’aider à sortir de l’eau ; comme elle avait ri en voyant leurs mains à la peau fripée, plissée telle celle d’un nourrisson !

Ils se séchaient, emmitouflés tous deux dans une grande serviette en lin, quand un Man arriva enfin avec leur dîner. Les pommes de terre aux herbes exhalaient un fumet si tentant que l’estomac de l’herboriste gronda d’impatience. Mais ce furent les trois cachets roulant sur le plateau qui lui semblèrent les plus séduisants – la poudre amère fondit délicieusement contre son palais. Il fit passer le goût âcre du médicament avec un verre d’eau, pendant que le Man disposait des couverts sur la petite table, près de la fenêtre à croisillons.

Tora l’invita à s’asseoir en face d’elle et coupa deux épaisses tranches de pain.

– Tu ne manges donc pas toujours au réfectoire... ? constata Eusebio en prélevant une bouchée de mie encore tiède.

– Oh non, ce n’est pas rare que je fasse apporter un plateau ici. Je finis mon quart très tard, parfois...

– Hm.

Un silence confortable, ponctué des bruits légers de mastication et des cliquetis de leurs couteaux et fourchettes, s’installa entre eux. Eusebio, malgré l’absence tenace de thériaque, se découvrit un appétit d’ogre, prenant à peine le temps de mâcher les pommes de terre brûlantes, manquant à plusieurs reprises incendier sa langue et sa gorge. Il ouvrit la bouche, soufflant entre ses lèvres arrondies, dans le vain espoir de refroidir ce qu’il avait enfourné. À ce spectacle, Tora gloussa et se moqua gentiment de lui, ce qui le fit rougir. Il déglutit, sentit le morceau de tubercule descendre, comme enflammé, le long de son œsophage.

– Pardon, dit-il, contrit.

La jeune femme secoua la tête et sourit en guise d’absolution. Eusebio la trouvait belle, dans les rayons de lune qui la nimbaient d’argent.

Le silence se prolongea, s’étira, s’éternisa. L’herboriste chercha quelque chose à dire, mais ne trouva rien.

Accepterait-elle de partir avec lui, s’il le lui demandait ? Il se dit que cela était impossible ; elle était bien trop attachée à ses fonctions d’Archiatre et à Pizance. Que pourrait-il lui offrir en échange ? De retour à Vertemer, il installerait Tora à ses côtés, à l’apothicairerie ; il l’imagina le seconder dans la préparation des remèdes, rendre visite aux malades, usant sa propre santé sous la pluie, abîmant ses vêtements dans la neige et la boue, s’éreinter sous les chaleurs étouffantes de Hedelmät, voir flétrir, de façon inexorable, son talent, puis s’éteindre dans l’ignorance, loin des siens...

Il ne pouvait pas imposer une vie pareille à la femme qu’il aimait. Elle n’avait pas sa place dans son monde ; quant à lui, il ne faisait pas partie du sien. Oublier son officine, ses patients à Vertemer, laisser tomber Mire, Caleb et les petits de Granther ? Eusebio n’y songeait pas un seul instant. Tout ce qu’il avait appris ici ne leur serait que plus profitable. Et rester à Pizance signifierait renoncer à être son propre maître – il devrait continuer à travailler avec les autres Lusragan, se voir imposer des ordonnances parfois ineptes, abandonner toute volonté d’initiative, se fondre dans la multitude grouillante et anonyme de la cité. Oh, bien sûr, il y avait ses amis : Lenneth, Al, et Moravia dans une certaine mesure... et Tora. Mais il resterait l’Exlimitus, l’étranger, l’intrus.

Eusebio se sentit brutalement déchiré entre son amour absolu pour Tora et son désir implacable de quitter Pizance.

– Ça va, Eusebio ? Tu ne dis pas grand-chose...

Tout à ses préoccupations, il ne s’était pas aperçu qu’il avait gardé les yeux braqués sur elle. Il s’obligea à répondre à son air inquiet par un sourire espiègle.

– Tu m’as sans doute épuisé, tout à l’heure, voilà tout.

Les joues délicatement colorées de rose, Tora gloussa, rassurée.

– Veux-tu que je mette de la crème sur ton genou ? demanda-t-elle après avoir reposé ses couverts.

Sur le plateau déposé par le serviteur, quelques instants plus tôt, trônait une petite boîte soigneusement fermée – tout comme les cachets, Tora avait pris soin de faire venir le baume à base de sève de bouleau jusqu’ici. Eusebio sourit devant la tendre prévenance de la jeune femme. Il hocha la tête.

– Viens à ma place, alors. Sous la lumière.

L’herboriste obtempéra, s’appuyant sur la table pour la contourner plus aisément, sans faire porter le poids de son corps sur sa jambe blessée.

Par la large fenêtre, il surplombait légèrement Pizance. Sous la couche de neige fondue, les faîtes des maisons, des toits simples à forme carrée, ressemblaient à des parterres de boue délimités par des gouttières de zinc et brillant sous le clair de lune. Bientôt, les terrasses végétalisées se couvriraient d’une verdure luxuriante, comme Nassadja, le palais aux mille visages, se revêtirait de son élégance printanière.

Cependant, Eusebio sentit son regard attiré, son attention comme aspirée, irrémédiablement, par un vide de noirceur. À la fois miroitant et absorbant toute lumière, parcourue d’irisations ténébreuses, la Porte d’Onyx semblait vibrer au milieu des ruelles étroites de la cité.

– Dis-moi, Tora... dit le jeune homme en détournant les yeux presque à regret et en s’asseyant sur la chaise laissée libre, qu’est-ce que c’est exactement que cette porte d’Onyx ?

Elle s’était agenouillée et avait posé la cheville d’Eusebio sur le creux formé par ses cuisses, et enduisait ses mains du baume odorant.

– C’est un symbole de l’Oubli, répondit-elle d’une voix tranquille, celui qui correspond à l’exil.

– Je ne comprends pas...

L’Archiatre frictionna la chair meurtrie du genou, à gestes lents et mesurés, tendres et consciencieux.

– Si le Consistoire estime que l’un d’entre nous le mérite, il le condamne à l’Oubli. En passant la porte d’Onyx, la mémoire de l’exilé lui est retirée et il n’est plus rien pour Pizance.

– Où conduit la porte ?

– Personne ne le sait vraiment, étant donné que personne n’en est revenu, ironisa Tora. Elle n’est ouverte que brièvement, et de façon exceptionnelle, lorsqu’un Exilé s’en approche pour recevoir l’Oubli. Ceux qui ont pu jeter un coup d’œil par hasard racontent avoir vu les boyaux de la montagne... Et c’est tout.

– C’est une façon bien cruelle de se débarrasser de gêneurs... chuchota Eusebio, horrifié.

– Ne dis pas ça. Le Consistoire n’a qu’un rôle mineur dans la justice ici. Ce n’est que dans les cas les plus graves qu’on fait appel à lui... et sa décision n’est pas toujours l’Exil.

– Deux Véni conduisaient un fou, tout à l’heure, à la porte d’Onyx.

– Ce n’est pas possible, Eusebio... objecta l’Archiatre.

– Maître Arminius m’a raconté que les maladies mentales étaient traitées par les Vidvani, mais il m’a aussi dit que ce qui n’était pas utile à Pizance devait disparaître... le Consistoire est-il le seul à avoir une telle capacité de décision ?

En tant que Lusragan, il n’était pas habilité à soigner les déficiences intellectuelles ou psychiques. Les Vidvani eux-mêmes vivaient à l’écart de Pizance, aux côtés de leurs malades, dans un dispensaire que l’on disait sans portes... empêchant ainsi les fous de s’en échapper. On les apercevait, de temps à autre, sous la garde attentive de leurs soignants, tourner en rond dans les jardins.

– Je ne sais pas, répondit Tora au bout d’un moment de silence. Honnêtement, je ne le pense pas.

Elle se rinça les mains dans l’eau d’une bassine avant de revenir vers lui et déplier la jambe de son pantalon, recouvrant à nouveau sa peau picotée de chair de poule.

– La cicatrisation a bien avancé, annonça-t-elle, visiblement satisfaite. Je pense que tu devrais pouvoir reprendre le travail d’ici un jour ou deux.

Quand Eusebio prit congé de la jeune femme, les rayons de l’aube avaient, au dehors, à peine commencé à percer les ténèbres de la nuit. L’herboriste regagna ses quartiers à la lueur des torches qui jalonnaient les corridors.

L’Oubli... mourir aux yeux des autres, disparaître à soi-même. Ne plus rien penser, ne plus rien sentir, n’avoir plus de nom, ne pas même se rendre compte en avoir eu un. Ni passé, ni présent, ni avenir. À ces pensées moroses, un vertige immobile se saisissait du jeune homme. Il se sentit oppressé, à tel point que le souffle lui manqua. Il s’efforça de garder son calme en ouvrant la porte de sa cellule, se raisonna ; la nuit apportait, comme bien souvent, sa part de terreurs...

Maintenant qu’il y songeait, les propos d’Arminius révélaient une contradiction : pourquoi la société de Pizance s’efforcerait-elle de soigner des malades considérés comme incurables, et donc inutiles ? À moins que le fou aux yeux mauves ne se soit, en réalité, irrévocablement perdu ? Alors l’Oubli ne serait pas une prérogative réservée au Consistoire. Le jeune homme se doutait que l’instinct de Tora devait être juste, mais ne s’expliquait pas son ignorance concernant cette... gérance des aliénés mentaux. Il s’étonnait, de plus, que les habitants de Pizance ne saisissent pas le fonctionnement de leur propre société – s’ils s’y intéressaient réellement. Tora montrait une certaine curiosité à cet égard, toutefois, l’ensemble était si énorme qu’elle ne s’y retrouvait qu’avec difficultés ; puis, certainement sous l’effet de ses responsabilités en tant qu’Archiatre, elle faisait abstraction de ses interrogations. La communauté de Pizance et Nassadja provoquait sur elle, au final, le même effet lissant que sur les autres.

Était-ce donc pour étouffer sa propre curiosité maladive qu’il avait été accepté comme Kraft Lusragan ?

Un léger bruit à sa porte le fit sursauter. Il attendit un bref instant, l’oreille tendue ; le discret coup contre le panneau de bois se répéta. Intrigué, Eusebio posa ses pieds sur les dalles froides et entrouvrit le battant.

– Que fais-tu là ? lâcha-t-il, surpris.

Il s’était vaguement demandé si Tora n’avait pas voulu le rejoindre pour partager son lit étroit, au détriment du confort de ses propres quartiers. Mais ce n’était pas l’Archiatre qui se tenait devant lui.

La femme aux cheveux ras sembla hésiter un instant. La chandelle qu’elle tenait à la main jetait des reflets de cuivre dans le fin duvet roux de son crâne et les yeux mordorés.

– Kraft Lusragan... salua-t-elle cependant, dans un filet de voix qui était à peine un murmure.

Eusebio jeta un rapide coup d’œil derrière Moravia et l’invita à entrer, refermant silencieusement la porte dans son dos.

– Qu’y a-t-il ? l’interrogea l’herboriste.

Il lui proposa de s’asseoir près de lui, sur le lit, ce qu’elle refusa d’un signe de tête, avec un long regard appuyé qui le mit mal à l’aise. Il rougit furieusement en saisissant l’énormité de son geste.

– Je n’avais pas dans l’idée que tu sois là pour... s’excusa-t-il avec maladresse. Enfin... je n’ai pas l’intention de profiter de toi...

Moravia eut un petit rire amusé. La jeune Man avisa la vieille chaise dans son coin et s’y assit. À la lueur de la chandelle qu’elle posa sur la commode, l’herboriste remarqua ses traits fatigués, creusés, sa mine défaite.

– Je sais que vous savez. Pour... l’enfant. Lenneth m’a tout dit.

– C’est lui qui t’envoie ? chuchota Eusebio.

– Il m’a parlé de votre conversation aux cuisines, il m’a demandé de venir vous voir.

– Puisqu’il t’en a parlé, il a dû aussi t’expliquer ce que je pensais de l’avortement...

– Vous n’auriez qu’à noter sur un papier ce dont j’ai besoin, et je me débrouillerais pour le trouver ! Vous avez vu, à l’officine... J’ai pu trouver de la pé... de la péci...

Les larmes l’étranglaient, des larmes de désespoir qui touchèrent Eusebio.

– Je ne peux pas faire ça, Moravia, répondit-il cependant. Ce serait tuer ton enfant de mes mains.

L’herboriste fit coulisser un tiroir de sa commode et en sortit un mouchoir, qu’il tendit à la jeune Man. Elle étouffa ses sanglots dans le tissu épais, les épaules secouées de hoquets convulsifs.

– Écoute-moi, dit-il doucement. Je suis certain qu’il existe une solution qui te permette de garder ton enfant et de continuer à fréquenter Lenneth. Je te promets qu’on la trouvera. D’accord ?

Elle renifla, hocha la tête, pleurant toujours. Eusebio songea qu’il s’agissait non plus de désespoir, mais de soulagement à l’idée que la situation trouve une issue heureuse – pour eux trois. Un léger sourire étira ses lèvres à cette pensée.

Aussi rapidement qu’elle était venue, Moravia attrapa sa chandelle et repartit, laissant derrière elle le mouchoir de l’herboriste. Celui-ci referma la porte derrière lui et retourna se coucher. Repoussant égoïstement, dans un coin de sa tête, Moravia et Lenneth, persuadé de trouver rapidement une solution, le jeune homme, tracassé, obnubilé par son propre sort, retourna à ses interrogations.

Pourtant gagné par un épuisement aussi bien physique que mental, tournant et retournant son esprit dans tous les sens à la recherche d’explications, Eusebio ne parvenait pas à s’endormir ; chaque nouvelle position sur son matelas lui semblait plus inconfortable que la précédente. Le moindre mouvement devint bientôt une torture pour son genou. Le jeune homme s’obligea alors à rester immobile, mesura sa respiration, ferma les yeux. Ce fut en vain cependant ; à la périphérie de sa conscience, quelque chose restait là, s’évanouissant comme les ténèbres face à la lumière dès que l’herboriste tentait de s’en approcher. Quelque chose d’essentiel, de vital.

Quand son esprit exténué revint, à nouveau, à Arminius, Eusebio réalisa soudain qu’il s’agissait de la clef d’un mystère. Le jeune homme, frappé de stupeur, se redressa brusquement sur son séant, ses poumons exhalèrent en un souffle tout l’air qu’ils contenaient. Il n’osa pas inspirer, de peur de laisser s’échapper le fil de sa réflexion.

Il pensait à son maître, Zygmund Hasko. Par où avait-il pu quitter Pizance ?

Par la porte d’Onyx.

Un sourire sidéré effleura ses lèvres. Tout s’expliquait. Si le père d’Arminius n’avait emporté ni ses plans, ni ses notes avec lui, c’était parce qu’il avait profité d’une occasion rare, où le lourd vantail de ténèbres était ouvert. Les paroles de Tora lui revinrent en mémoire : ce n’était possible que rarement, et de façon imprévisible, hasardeuse. Peut-être même Zygmund avait-il été un Exilé ; puisque personne n’était revenu de la porte d’Onyx, alors personne ne pouvait établir avec certitude que l’Oubli signifiait la perte du souvenir, l’effacement définitif de la conscience. L’autre explication tenait dans les recherches du vieil homme : s’il n’ignorait pas la signification de la porte, alors il avait dû chercher le moyen de l’ouvrir à un autre moment, voire, à trouver un moyen de passer derrière elle – d’où son plan méticuleux, d’où la case représentant les thermes entourée d’un trait rageur.

Il lui fallait se tenir prêt ; Eusebio bondit hors de son lit, siffla, de surprise et de douleur, lorsque son genou blessé se rappela violemment à lui, mais ne s’y arrêta pas, occupé à allumer une petite lanterne à l’aide du briquet d’Abbott. Il ouvrit l’un des tiroirs de sa commode, extirpa quelques carnets épaissis de notes, de croquis et de morceaux de parchemins collés, les enveloppa dans une toile huilée et les fourra dans sa sacoche, avant de se raviser et d’y ajouter aussi le briquet à amadou. Puis, rasséréné en partie à l’idée d’entrevoir enfin le terme de sa captivité, il se recoucha, enfoui son visage au creux de son coude, et ne tarda pas à s’endormir.

Il lui sembla ne s’être assoupi que quelques minutes ; pourtant, lorsque le hurlement le réveilla en sursaut, le soleil dardait de pâles rayons à travers la lucarne. Eusebio remarqua les lourds nuages qui s’assemblaient à l’est, promesses d’averses. Le jeune homme songea qu’il devait avoir fait un cauchemar, lorsque le cri retentit de nouveau, aigu, strident, incrédule, déchirant. L’herboriste repoussa ses couvertures et s’élança hors de sa chambre, soudain en proie à une vive inquiétude.

Il avait reconnu la voix de Lenneth.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Bobby Cowen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0