Chapitre 1

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Il n'avait jamais eu aussi mal.

Du plus loin dans ses souvenirs. Ses souvenirs lointains. Il n'avait jamais autant souffert. Un mélange d'acier liquide, qui circulait dans son corps. Une explosion constante à l'intérieur de sa tête. Pieds et poings liés dans la souffrance... L'enfer.
Cela devait évidemment y ressembler. Des nuages noirs filaient vers l'est, troupes nombreuses, denses, compactes, lourdes. Il n'avait jamais eu aussi mal. Cette lancinante vibration, cette sensation de n'être qu'une douleur, cette incapacité à bouger, planté comme un arbre dans un incendie.

Il n'avait plus de nom, plus d'âge, plus de corps. Juste des nerfs qui, constamment alertaient son cerveau. Cela tournait à l'intérieur. Sans arrêt. Un manège brûlant, un tourniquet cliquetant qu'une main en flamme faisait tourner. Les déflagrations assourdissaient l'air autour de lui.

Son corps fait de chair et de sang, si fragile, face à l'acier brûlant qui déchire. Il ne faisait pas le poids.
La voix dans sa tête lui murmura :
- À tout moment, à chaque instant... Tu ne contrôles rien.

Il prit sa tête dans ses mains, l'espoir s'était enfui. Il n'avait plus aucune vision de son avenir, sa mort lui paraissait évidente, elle l'entourait constamment, lui parlait à l'oreille, le prenait dans ses bras froids et gluants. Pourtant, avant, il était solide, fort, décidé. À présent, la peur coulait dans ses veines, acide toxique qui l'étouffait.
Il s'endormit.
Parfois, le corps étend sur les souffrances une couverture de douceur et de détachement. Ses rêves envahissaient son cerveau et pendant ce temps la vie s'écoulait au-dehors. Pendant ce temps, le monde avançait sans s'arrêter. Pendant ce temps, des hommes tremblaient au fond de leur abri, perdu dans cet anéantissement.

Une main sur son épaule le fit sursauter et revenir à la réalité.
- Il est temps, lève-toi !
Tout le submergea en un instant. La douleur le vrilla. Semblable à un foret brûlant qui pénétrait lentement son âme. Il prit ses affaires. La peur monta sur lui.

La tranchée suintait de boue grasse. Il suivit le soldat devant lui. Oui, il était temps. Temps pour lui d'avancer au-delà de cette souffrance.
Son casque était mal ajusté, ses pieds s'enfonçaient dans la boue fluide et glacée.
La voix lui souffla :
– Combien de temps ?
Cette souffrance, il le savait n'était pas physique. Pas encore. C'était sa terreur qui se manifestait de cette façon. Il le savait. Pourtant, il ne pouvait s'empêcher de suivre l'homme devant lui. Juste après une chicane, ils s'arrêtèrent.

Ils étaient tous là, ses compagnons d'infortune. Ces hommes arrachés à leurs quotidiens pour venir mourir dans la boue. Il était temps.
Les échelles étaient adossées au mur de la tranchée, déjà quelques soldats y étaient montés. C'était imminent. La douleur explosa dans son ventre. Du feu liquide emporta sa raison.

Il entendit un sifflet, des hurlements, puis il se retrouva sur l'échelle, des balles sifflaient autour de lui. Il sortit la tête de la tranchée. Tel un jeune chêne sous la hache du bûcheron, il retomba lentement en arrière, les yeux grands ouverts.

La boue l'accueilli tendrement, mais il était déjà mort. La souffrance disparut. En un instant, il en fut libéré. Il ne ressentait qu'une grande et pleine délivrance. Une sérénité oubliée depuis longtemps, un apaisement délicieux, comme une vague qui disparaît sur le rivage. Plus rien n'avait d'importance. Tout devint futile, léger, sans consistance.

L'espace d'un instant, il se pencha sur son corps et s'éloigna lentement.
Il semblait flotter. À sa droite une rampe bleutée se dessina. Elle l'attira irrésistiblement. Il flotta vers elle. Elle montait en pente douce, et s'élevait de plus en plus au-dessus du monde sale et froid. Plus il montait et plus la sérénité envahissait son esprit. Cette certitude d'être enfin à sa place. Aucun regret, aucun remords, juste une lueur joyeuse qui dansait au fond de lui.

Il monta longtemps. Il perdait au fur et mesure de son ascension des lambeaux d'inquiétude, des peaux grises de ses pensées torturées de sa vie d'avant. La rampe tournait et se rétrécissait, un peu comme un escalier en colimaçon. Une fois en haut, il se trouva face à un chemin bordé d'herbes hautes et de fleurs mélangées.
Il était quelqu'un d'autre tout en étant lui-même. Comme une version différente et plus mûre. Il voyait les choses avec distance et sagesse.

Ses pas foulèrent du sable doux et tiède. D'ailleurs, il s'aperçut qu'il ne flottait plus puisqu'il ressentait sous ses pieds nus la douceur des grains de sable. En baissant les yeux, il vit qu'il portait une sorte de toge écrue qui couvrait son corps. L'étoffe était légère et souple.

Le chemin serpentait à travers les herbes, et comme pour la rampe tout à l'heure, une force irrésistible le poussait à avancer. Il leva les yeux au-dessus de lui et vit un ciel bleu, en revanche pas de soleil. Il semblait que ce fût le ciel qui irradiait la lumière. Rien ne le surprenait, c'était un peu comme s'il revenait dans un endroit qu'il avait déjà connu auparavant.

Juste après une courbe, une cabane en bois s'élevait au bord du chemin. La porte était ouverte. Il ne distinguait rien à l'intérieur. Un air frais et parfumé s'en échappait.

- Tu en as mis du temps ! Entre à présent !

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