Butez-moi Voltaire !

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Je suis énervé. Mais l'apparence est trompeuse. Comme des couleurs artificielles tapissant le noir véritable, mon inquiétude ontologique se tapit derrière la démagogie de mes joies passant pour véritables. Quand sur terre comme sur les mers le soleil prospère, l'éclair au loin et le tonnerre aussitôt sur Jupiter, mon cœur de même s'emballe au fin fond quand tous me croient à la surface calme, serein, en paix. Et quand tous se félicitent d'avoir à leur table l'ami le plus agréable qui soit, chaque jeudi soir, ils ne voient pas mes mains en dessous se jetant l'une sur l'autre, menant discrètement leur propre guerre d'Espagne — les ongles entre eux, l'index la tête de son jumeau en face, le plus grand par derrière au plus petit et le plus petit par vengeance au plus grand — car mon sourire et mes yeux complices mentent sans que personne n'ait jamais soupçonné quoi que ce soit de mon mal. Enfin voilà pourquoi mes amis m'appellent "vieux sage". Sage parce que j'en ai évidemment tout l'air, mais ça on l'a compris, et vieux parce que je donne l'impression d'avoir au moins mille ans, ce qui me rend d'ailleurs encore plus sage. Et à l'image d'Épinal du philosophe à la barbe blanche, j'aime à plaisanter de tout ! Si bien qu'on m'appelle aussi "Voltaire", et ce avec d'autant plus d'insistance maintenant qu'on a su que j'entreprenais une thèse de doctorat sur Leibniz. Comme dans tout milieu universitaire, en effet, un certain type d'humour est d'abord ce qui donne l'assurance d'être un intellectuel à part entière, en prenant précisément très au sérieux le fait de ne pas de temps en temps "se prendre au sérieux", parce qu'être un intellectuel sans humour, par rapport à l'image conventionnelle qu'ils s'en font, serait pour eux aussi grave qu'une femme belle qui le saurait, ou plutôt qui montrerait qu'elle le saurait. Ainsi on n'est jamais aussi parfait que lorsqu'on ne souffre rien qu'un peu d'imperfection pensent-ils ; aussi, dans leur "philosophie", un atome d'élément contraire, un rien de négation est nécessaire afin de parachever la recette de toute chose qui nous présenterait sous notre meilleur jour. Plus on se veut savant donc, plus on se doit de se montrer ponctuellement ignorant, pour passer pour plus savant. Pareil pour l'intéressé qui se sert de la (fausse) modestie — "Le refus des louanges est un désir d'être loué deux fois" dit justement La Rochefoucauld. Et pareil pour tout le reste. L'hypocrisie, c'est le mot. Mais comme je ne suis pas mieux, j'agis de la même manière : moutonnière ; et c'est pourquoi j'aime à plaisanter d'un humour ravageur qui déclenche bêlements et hilarité jusqu'aux larmes, qui pourtant ne me fait jamais rire et qui, au fond, m'agace tellement.

Revenons au présent, ou plutôt dans le passé — toujours vivant en moi. Il est vingt heures, jeudi et le temps lourd à Paris, le soleil persiste, c'est l'été.
Avachi sur le craquement d'une chaise fin-de-vie, je tartinai des toasts par intérêt : ma fiancée m'avait promis que si je l'aidais à préparer l'apéro j'aurais alors le droit à une récompense plus tard. Et pour me convaincre que le choix était le bon, elle renouvelait ses clins d'œil depuis la cuisine (où les odeurs d'épices se succédaient) tout en relevant suffisamment sa robe de ses mains agiles pour me donner un avant-goût. Elle mit au four à présent un gigot d'agneau halal et vérifia une dernière fois que les bouteilles de champomy ne contenaient aucun alcool. Elle me somma d'ailleurs de me débarrasser de la charcuterie sur la grande table du salon et aussi d'enlever ces foutues bières traînant éternellement à côté, avant que nos invités n'arrivassent, en l'occurrence très bientôt. Je m'exécutai, de peur que ma récompense ne fût plus qu'un regret torturant dans la nuit.
Ça sonne, ils entrent en même temps que la fraîcheur d'un courant d'air providentiel. Stéphane 25 ans, agrégé de philosophie et professeur depuis peu à la Sorbonne ; Vincent 26 ans, doctorant en psychopathologie, pro Jung et donc anti Freud ; Murielle 29 ans, agrégée et docteure en lettres modernes, chercheuse à temps plein, spécialisée en études de genre. Tous trois nés à l'extrémité de la Manche (dans ces petites maisons qu'on aurait dit de loin sur pilotis), où leurs étreintes amoureuses, pour éviter l'opprobre général, se passaient toujours sur les plages normandes lors des nuits chaudes et toujours dans les maquis, les broussailles, les étouffoirs naturels, lors des grands froids. Et puis un jour, à la lumière éclatante d'une après-midi parfaite, ils en ont eu marre de se cacher. Chacun l'annonça aux siens et chacun comprit aussitôt que ce n'était finalement pas une bonne idée. Une fois mis à la porte par le père en colère comme jamais et la mère en pleurs comme toujours quand il hurle, ils choisirent de se rendre à Paris pour débuter leur vie orpheline à trois enfin dans un même lit. Puis ils se convertirent à l'Islam, pour le goût autant de l'inconnu que de la controverse mais aussi pour, disaient-ils, donner plus de sens à la vie. Or le lendemain même, quand l'imam apprit leur commerce contre-nature à trois, ils furent priés sans délais de rôtir en enfer et de ne jamais plus pousser les portes d'une mosquée, ni même de passer devant. Abattus, ils rejetèrent d'abord toute forme de religion, devinrent nostalgiques de l'athéisme bucolique de leur enfance, cette simplicité heureuse dans l'innocence d'un premier matin du monde. Mais malgré tout, finalement, ils gardèrent la foi et les prières avec encore plus de rage comme si, au souvenir douloureux de l'imam (ses yeux menaçant leur présence, sa bouche maudissant volontiers leur avenir), ils eussent aussi entendu les huées et les rires méchants de toute la campagne natale avec ses villages, ses commerçants et surtout en tête leur famille, fourche à la main et imprécations à la bouche...

lls entrent donc ; tendent des joues collantes à ma fiancée, se plaignent de la chaleur qui n'en finit pas du matin au soir et sans transition complimentent la cuisinière de s'être donné tant de mal en chantant en chœur cependant "que ce n'était vraiment pas la peine de se donner tant de mal !", avant de me considérer, mon livre et moi, d'un timide geste de la main et d'un sourire discret qui se voulaient un bonsoir de loin. Puis ils rirent sans raison apparente, sans doute pour déchirer le voile de malaise que ma présence tissait fort épais depuis la dernière fois que je croyais oubliée. Non que ma présence ne leur fût absolument odieuse, mais depuis que j'avais soutenu l'autre soir que "le patriarcat est aussi illusoire qu'un hélicoptère dans la nuit que l'on prendrait pour une étoile" et que je ne m'excuserais pas d'une telle remarque, elle apparaissait du moins dérangeante. Je commençai de me lever par politesse souvenue (surtout pour dissiper le noir grossissant dans le regard harcelant de ma fiancée) quand nos amis me demandèrent où s'asseoir. Je saisissais immédiatement l'occasion pour rester encore un peu au fond du canapé d'où je somnolais à moitié depuis leur arrivée, en me jetant brusquement en arrière comme si un fantôme m'eût tiré par les cheveux. Je leur indiquai les chaises d'un signe rapide de la tête, ; mais avant même qu'ils fussent tout à fait installés, je dis haut et fort en direction de la cuisine : bon la bouffe est prête ?! J'ai faim moi ! Mon goût pour la provocation trouva pleine satisfaction quand je vis aussitôt Cerbère — "cerveau pour trois têtes" comme je pris peu à peu l'habitude de les appeler pour plaisanter qu'ils étaient toujours ensemble et pensaient toujours la même chose — vis Cerbère, gardien des enfers, rétorquer avec un peu d'humeur : "allez arrête un peu tes conneries Voltaire ! T'aimes ça la provoc' hein". Le fait de m'avoir rebaptisé "Voltaire" pour la première fois depuis la semaine dernière, donc depuis la fameuse remarque, m'apportait enfin la preuve que leur rancune ne résisterait pas.
Le bouchon propulsé en l'air, le champomy remplissant les verres plus que souhaité : et alors les sourires d'excuse de ma part en épongeant à la fois le trop ayant débordé sur la nappe et le reste de notre différend et puis les leurs de sourire qui me répondaient vivement merci avec complicité retrouvée, et puis les " à la vôtre !" et les toasts se faisant de plus en plus rare à mesure qu'on s'enthousiasmait par la tournure philosophique que prenait naturellement la discussion — bref l'ambiance était bonne. Alors, ma fiancée, et tandis qu'elle parlait avec le plus grand sérieux des nuits sexuelles de Kant fixant alternativement nos invités friands d'anecdotes, sa belle chevelure juste en face de mes yeux amoureux, m'avertissait dans le secret des dessous, et ce précisément d'un pied caressant et s'aventurant vers le haut, qu'elle était heureuse que son appréhension ne fût plus du tout justifiée et bientôt même oubliée quand le premier fou rire ouvrirait le bal d'une soirée promise à toutes les réjouissances !

Minuit passé, Murielle sentit comme un début de gêne de ne pas avoir fait sa dernière prière ("Ichâ"). J'en profitai alors pour lui faire part d'une question qui attisait fortement ma curiosité et que je ne leur avais jamais posée, en tout cas jamais sérieusement (nous n'étions pas intimes à ce point), concernant leur religion et eux-mêmes. Je me lançai donc, non sans une certaine appréhension, que témoignèrent d'ailleurs des palpitations qui me surprirent, n'étant pas d'ordinaire facilement intimidé. Comment pouvaient-ils mener une telle vie ? dis-je enfin. En dehors du mariage, mais surtout à trois sous un même toit et dans un même lit ?... sans ressentir en même temps une contradiction absolue (j'insistai sur "absolue" en surélevant chacune des syllabes d'une voix spartiate) — contradiction ABSOLUE — avec les fondements mêmes de l'islam ? J'attendis impatiemment la réponse. La chaleur augmentait le suspense qui lui-même se trouvait bientôt renforcé dans un silence total depuis que tous avaient cessé d'avaler quoi que ce fût à mesure que je précisais le sens de ma question en mille détails : sur la sexualité en tant que telle — comment faisaient-ils, techniquement, à trois ? — comme sur la sexualité en rapport avec les principes islamiques — concrètement, comment s'y prenaient-ils ? etc. Ils me dévisagèrent sans quasiment cligner des yeux. Allaient-ils me tuer ? Allaient-ils me faire regretter ce qui m'apparut maintenant comme un blasphème impardonnable ? Allaient-ils alors prendre un même couteau d'une même main pour faire payer mon crime de mon sang ?... Les scénarios macabres défilant à tour de rôle, je n'espérais plus qu'un simple mot, fût-il sans rapport aucun avec ma question, même une insulte ; peu importe ; seulement quelque chose de sonore pour ne plus ressentir cette peur qu'on ressent à l'imminence d'un danger mortel. Quand tout à coup, ils éclatèrent tous de rire et me jurèrent en tapant le poing sur la table que j'étais blanc comme un linge et que "si je voyais ma tête !..." et pleurèrent de rire longtemps encore ; jusqu'à ce que Murielle fît lever son doigt vers le ciel comme l'empereur au centre ensoleillé du Colisée s'impatiente d'une main s'érigeant soudain à mi-hauteur pour avertir les applaudissements interminables de la foule en liesse, qu'il suffit.

Elle dit : "ça y est maintenant, stop". Et s'exécutèrent sans broncher. Elle avait ce charisme naturel qu'ont les grands messieurs de l'histoire, pour lesquels un seul regard, un seul geste, ou même juste une pensée, comme par télépathie, dans un long ou bref silence, suffisent pour que le monde entier se mette tout de suite au garde-à-vous avec les yeux baissés, et ce, jusqu'à nouvel ordre. Et ce charisme-là m'indiquait déjà qu'elle ne devait pas être ce morceau de viande qu'on s'imagine, parce que femme avec (entre) deux hommes, disputé par des prédateurs — le pressant tout à coup, le tirant, le poussant chacun virilement de son côté dès la première envie. On s'imagine encore, si d'aventure on les surprenait en pleine action, détourner nos yeux par dégoût sur les murs imaginés au-dessus d'une telle couche ; mais où alors, à la lueur d'une bougie vraisemblable, on verrait à la place des ombres acéphales poursuivre leurs danses tarées sur une immobile ; où on conclurait enfin que la dualité des corps n'est ici plus qu'une sexualité de porc. On s'imagine tout ça, il est vrai, et cependant, en vérité, il n'en est rien. Non. Murielle n'est pas un morceau de viande, non plus une pauvre victime violentée par les méchants hommes la nuit. Au contraire. S'il y a un prédateur là-dedans, que ce soit après minuit comme au grand jour, et en dépit des apparences, c'est elle, seulement elle le prédateur. Et ce qui allait suivre m'en apporterait la certitude.

Après les rires, et alors que Murielle semblait pourtant décidée, rien ne se passa. Aucune réponse à mes questions. Rien qu'une minute de silence observée en l'honneur sans doute des rires tombés trop tôt. Et puis deux, trois, cinq... et finalement — le silence de minute en minute, tout le temps. Vincent et Stéphane se resservirent quand même du dessert. Ma fiancée, alors, improvisa un amour inconditionnel à la gloire de Freud — son œuvre si révolutionnaire (qu'elle n'avait évidemment pas lue), son génie si incomparable !... — puis attendit la colère, au moins une réaction, espéra simplement que Vincent dise quelque chose ! C'était vain. Lorgnant cette fois du côté de Stéphane qui lui-même lorgnait craintivement du côté de Murielle impassible, ma fiancée raconta que le Philosophe n'était au fond qu'un romancier raté comme elle dirait bientôt que le journaliste était évidemment celui qui n'a pas réussi à devenir écrivain. Elle voulut essayer la plaisanterie, sachant leur sensibilité à ce genre d'humour, elle voulut vraiment que l'ambiance redevînt apparemment bonne. Mais pareil, c'était raté. Rien, toujours aucune réaction, sinon peut-être un sourire embarrassé d'un homme qui reprenant l'ancienne assiette mangeait alors qu'il n'y avait plus que des miettes du gigot à peine perceptibles et buvait alors qu'il n'y avait plus même une goutte de champomy, pour ne plus avoir du tout à parler. Je ne comprenais pas : comment était-ce possible qu'ils prennent la mouche pour si peu ! Je n'avais fait que poser des questions, certes osées, mais seulement des questions ! Devais-je peut-être m'expliquer une telle attitude du fait qu'il y avait déjà une certaine tension dès le début à cause de ce que j'avais dit jeudi dernier ? probable, oui. C'était même sûr. La rancune n'était donc pas oubliée, seulement sous le tapis depuis le début. L'apparence, comme quoi, faut toujours s'en méfier.
Nerveux, je le devins tout à fait quand je compris que je devais à présent m'excuser, et d'abord pour la fois dernière, mais même pour toutes les fois où j'avais provoqué, c'est-à-dire finalement depuis notre première rencontre, il y a des années maintenant, quand ma fiancée les connut grâce (à cause) d'un cours de karaté en commun. C'était clair maintenant : il s'agissait de mon procès pour tout ce que j'avais dit ou fait de choquant et j'étais déjà condamné dans l'œil de mes juges avant même que le verdict fût dans la bouche encore et toujours silencieuse. Ma main commença à embrasser l'autre qui n'y consentait pas, sans que personne autour ne se doutât encore de quelque chose. Et celle-ci forcément, dans le noir des dessous, se vengea en arrachant un ongle à celle-là et celle-là lança immédiatement la contre-attaque en lui dépouillant, lui découpant, lui déchiquetant ses cinq têtes onguleuses. Alors, celle-ci, bien que terriblement ensanglantée, prépara à la hâte les représailles... Cependant, je persistais à paraître le plus calme possible, le visage le plus souriant au monde face à Cerbère. Jusqu'au moment où, bien sûr, ce ne serait plus possible.

Murielle se servit de sa fourchette comme d'un couteau : découpant une poire à même la nappe, la transperçant des quatre fourches métalliques et la gobant anormalement et la recrachant d'une manière qui nous fit, ma fiancée et moi, nous regarder sans plus aucune discrétion. Nous avions peur désormais. Et peur d'autant plus que rien ne justifiait que la soirée prît une telle tournure. Une aussi radicale et bizarre et pour quelque chose en plus qui nous paraissait vraiment trois fois rien ! La scène était délirante, absurde. Comme un saut invisible, qualitatif, comme une roulade impossible, métaphysique — un acte de passage avait dû préparer secrètement le passage à l'acte. Il fallait réagir. Je n'allais tout de même pas abdiquer aussi facilement ! Ma jambe tremblait, le ventre aussi. Puis plus rien. Et mes yeux virent par-delà toute apparence. Alors, alors je n'avais plus peur. J'étais autre.

Le vent battit les volets s'entrechoquant crescendo, la chaleur à l'intérieur transforma l'espace en véritable hammam et enfin, à l'heure où le grand-duc s'élance de son perchoir invisible et devient la mort fauchant les rats des champs ; l'heure où le désespéré tire le diable par la queue et devient criminel courant les vrais coupables ; où l'homme rêve déjà le point du jour pour fuir la vierge devenue femme avec lui et deviendra loup ne désirant plus que la solitude — à cette heure de la nuit, à mon tour, enfin, je me mis en colère et devins dieu vengeur foudroyant les misérables persécuteurs ! Eux qui aimaient la philosophie, et celle aristotélicienne, celle en puissance, toute-puissance, celle chrysalidaire, révolutionnaire ! Ils apprécieraient donc forcément ma philosophie du devenir ! Car ma philosophie à moi, quand je m'énerve, est d'une qui promet une expérience inédite, sensationnelle, extra-ordinaire, qui vous reste à vie !

Pour l'heure, je partis sans mot dire retrouver le canapé et mon livre, lu et relu je ne sais combien de fois : Essais de Théodicée de Leibniz. Ça leur était égal. Les rires et les simagrées revinrent même, comme une pluie de cendre entre deux éruptions. Je ne comprenais décidément pas. Au moment de tourner la page, et seulement là, je tournais parfois la tête et captais rapidement le sujet de la discussion : ça parlait apparemment de la vasectomie récente des garçons (redevenus bavards) comme ça parlait de l'enthousiasme de la cheffe (à la joie également retrouvée) pour tout ce qui relève à mon avis de l'idéologie : écriture inclusive, patriarcat, dominant/dominé, migrants, polyamour, homosexualité, mariage pour tous, syncrétisme laïco-religieux ("islamo-gauchisme"), écologie, capitalisme, mondialisation, Amazonie, pollution, cause LGBT... etc. etc. Mais c'est quand j'entendis Murielle dire à ma fiancée, plus que docile car apeurée plus que jamais, que "toutes celles et ceux qui ne sont pas avec elles et eux sont contre elles et eux" que je dis à mon tour, renfermant d'un coup mon livre, que je suis alors un ennemi — cette fois sans plaisanter, la regardant bien en face. Je n'en pouvais plus de toute cette mascarade qui n'avait que trop duré, vraiment plus. C'était trop. Elle me fit remarquer que "j'étais en fin de compte plus vieux que sage et que pour cette raison j'étais totalement atteint de surdité et en particulier, d'un type à tout ce qui appartenait au langage d'aujourd'hui, j'étais dépassé, fini". Eh bien tant mieux ! je ne veux pas appartenir à ce monde de fou ! Or, ce que je crus me murmurer à part moi avait été en réalité entendu par tous. Foutu pour foutu je me mis finalement à parler comme je me parle à l'intérieur, sans plus aucune retenue, et par conséquent Murielle de m'injurier jusqu'à une toux mémorable, oubliant alors que le port du voile — symbole sacré de la Pudeur — interdit en principe une telle effusion. Elle n'en pouvait plus aussi, et je le sus vraiment quand je la vis arracher son foulard de toutes les couleurs, le jeter en ma direction en même temps qu'un : "Va te faire foutre connard de facho !". Je ne m'étais contenté pourtant que de rappeler quelques paradoxes les concernant, d'une manière peut-être un peu frontale, directe, mais seulement deux trois paradoxes, rien de plus...

Sa bouche ne répondait plus. Seuls ses yeux. Et ils semblaient voir autre que moi alors qu'ils étaient sur moi. Les villages de son enfance, sa famille, l'imam, la haine... Tout semblait remonter à la surface en traversant un épais brouillard. Tout. Et puis, un couteau tranchant d'une main tendue, elle hurla de toutes ses forces : "Butez-moi Voltaire ! ", et, sans que personne d'autre ne bougeât, courut en ma direction comme une folle à lier. Mais je ne risquais rien, car j'étais déjà suffisamment en colère. J'avais un coup d'avance.

Le lendemain, les chaînes de télévision, les réseaux sociaux, les journaux etc., passaient en boucle ce qui était déjà un véritable "buzz". Avec pour titre à la fois assez cocasse et plutôt pathétique :

Soirée meurtrière. Quand le désagrégé s'en prend à l'agrégée.

Les médias avaient pris en effet leur parti. On considéra toutefois, grâce à la présence de témoins (la bonne foi des deux me surprit d'ailleurs), que j'avais agi par légitime défense. J'apparus quand même, et pour longtemps, comme l'homme à abattre aux yeux du monde. Mais je vivais.

Vincent et Stéphane étaient repartis en Normandie et ne m'en voulaient pas. J'appris, par une lettre qu'ils m'envoyèrent des années après, qu'ils étaient heureux et se surprenaient d'abord à l'être, qu'ils étaient comme libérés d'un "lourd passé" et dont ils n'avaient à l'époque "aucune conscience", écrivaient-ils à plusieurs reprises (pas moins de trois mentions de "lourd passé" dans un même paragraphe). Comme s'ils voulaient me dire mais sans oser franchement : "merci, merci pour tout, merci pour la mort de...". Ils m'étaient reconnaissants. Quant à ma fiancée, elle ne me reparla plus de cette soirée. Jamais plus.

PS : je réussis à soutenir ma thèse (félicitée unanimement par un jury respectable, impartial). Elle prit un tournant décisif, véritablement forme, à partir de ce qu'il s'était passé : l'évènement, jeudi soir, la chaleur, Paris, mes "amis".

Voici son intitulée :

Sur le paradoxe à sauver hypocritement de la mort le Mal en s'y agriffant par nécessité et amour pour le Bien, de Leibniz jusqu'au wokisme.

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