Massacre & bagatelle

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Le ciel était bleu mais tout le monde me jurait qu'il était rose. Je dis pourtant que je sais ce que je vois. Ils me dirent que non puisque je suis aveugle, et sans même que je le sache en plus. Je répondis quelque chose que j'oubliai aussitôt, ça se brouillait de plus en plus. Puis, ce fut pire. Un mal soudain. Quelque chose qui ne rigolait pas, là dans ma tête ! Si le ciel n'était pas bleu, en tout cas pour l'heure il tournait, et vite ! Je tremble, des frissons, des palpitations, je tombe. On me filme. Instagram. Stories. Des rires. Je me relève, le grand soleil d'été ne m'est plus d'aucune utilité : j'ai affreusement froid. Je tousse, d'abord un peu, et des larmes coulent enfin et d'autant plus que j'ignorais pourquoi, car d'habitude je ne pleurais pas, plus. Une fois rentré, je vais sur instagram. Je clique sur la bulle de story de celui qui riait le plus fort tout à l'heure. Je me vois m'écrouler sous un ciel rose (le filtre), avec ce commentaire : "regardez cette tapette, je suis mort !!!".

J'avais en effet une allergie au soleil, une lucite disent les médecins. C'est-à-dire que si par malheur je devais rester longtemps dehors, exposé à la lumière du jour, aux rayons de feu, je risquerais des conséquences pouvant dégénérer en complications. C'est pourquoi je sortais peu, seulement quand j'y étais vraiment obligé. Je passais le plus clair de mon temps chez moi, étant scolarisé à distance, la maison de mes parents. Les séries, les jeux vidéo et quelques BD sur la Rome antique me tenaient lieu d'amis, providentiels, ainsi que des chats errants sauvent de la dernière solitude une veuve oubliée de ses enfants s'oubliant eux-mêmes dans leur Je. En l'occurrence, c'étaient mes parents qui m'oubliaient. C'étaient eux qui sans doute par égoïsme, ou simplement par incapacité, m'abandonnaient à mon sort, seul dans ma chambre.

J'étais si seul qu'un jour, une nuit, je décidai de m'aventurer vers des contrées nouvelles. On m'avait parlé d'un site... Bon, je dis "on" alors qu'en réalité, je l'avoue, personne ne m'avait parlé d'un site car personne ne me parlait vraiment. J'avais, donc, trouvé un site plus ou moins par hasard. Il s'appelait "OnlyFans" et il consistait à faire croire aux hommes comme moi que l'amour était possible à condition seulement d'avoir la carte bleue à portée de main. Il était 3 heures du matin. Mes parents ronflaient curieusement entre deux silences assez longs, suspects, le vent se cognait aussi de temps à autre contre mes volets et mon cœur contre la paroi et d'une façon à laquelle je n'étais pas habitué lorsque je n'étais pas exposé au soleil. J'étais déjà ailleurs, emporté par une fièvre de jeune puceau, enfin, plus si jeune que ça, d'un vieillard de vingt ans n'ayant encore rien vécu — les cheveux commençant d'imiter les dents, blancs, les dents les cheveux, noires — quand j'entendis une respiration qui n'était assurément plus un ronflement, cependant, si elle eût été un peu plus forte, juste un peu plus, rien qu'un peu — jamais je n'aurais cru alors au souffle même du Silence, jamais je n'aurais eu l'idée si loin de moi que mes parents firent, là, bel et bien l'amour ! Une excitation enfin s'empara de moi, lors d'un silence de trop. Elle surgit à la manière d'une angoisse semblable à ce serpent, comme ce fut le cas d'ailleurs pour le boa de mon voisin d'en face, que l'on prend à la longue pour un animal de compagnie au même titre qu'un hamster ou qu'un lapin nain, jusqu'au moment où, resserrant d'abord progressivement, comme amicalement, l'air de rien... puis plus fort, anormalement, résolument enfin son étreinte autour de notre cou et alors, c'est la mort. Mais pour l'instant, je n'en étais pas là, je vivais autant que les vers vivaient dans le corps de mon voisin depuis longtemps enterré et oublié, j'avais juste une gêne respiratoire et des bouffées de chaleur qui restaient encore supportables car je savais la cause. L'excitation, en effet, une pulsion qui vous prend et vous convainc par et dans la chair que sa libération aura d'abord le goût virginal d'un fruit transcontinental, la saveur unique d'un parfum transcendantal et qui n'existe pour cette raison qu'une fois mais dont la puissance absolue, l'extase divine, la jouissance ressentie exigerait mille fois encore ! Ce genre de plaisir peut être fatal, et c'est justement parce qu'il peut l'être que c'est un tel plaisir !

Se masturber, donc. Et puis le vide, mais fort heureusement vite comblé par une seconde excitation qui vint quelques minutes après. Mais cette fois, je décidai de prendre mon mal en patience, capitalisant alors ma tension, l'augmenter par l'attente, et de voir enfin ce que pouvait m'offrir ce site. De mon lit au drap ridé, pour ne pas dire absolument défait, transpirant, déchiré par endroits, mourant dans l'ensemble, je sautai jusqu'à mon bureau réputé par moi seul pour son silence de mort : n'étant ni de bois ni d'occasion, ne craquait jamais, hormis quand je l'éveillais à la vie en donnant par le dessous un violent coup de pied, ce qui arrivait apparemment trop souvent selon l'oreille de mes parents. L'ordinateur jeta une lumière à moitié bleue, à moitié fausse dans l'obscurité à présent clairsemée du lieu. Je parcourus avidement toutes les annonces et à mesure que j'en découvrais les promesses (Cindy, 22 ans, "épicurienne" et chaude ; Julie 19 ans, "Carpe Diem" et dispo, etc.), une joie bientôt inédite apparut ! Si bien qu'elle marqua, je le sentis immédiatement, intuitivement, l'an 0 à partir duquel dorénavant je compterais et décompterais le Temps. Un nouveau calendrier — lunaire — venait de voir le jour en pleine nuit et il ne serait connu que de moi et de celles qui ne me connaissaient pas encore mais que bientôt j'élirais selon bien sûr aucun suffrage ou aucune voix ou vote ou que sais-je encore, mais seulement au visage abstraction fait de l'âge, au son de la voix même, aux seuls paysages vivants qui attendent dans le secret de sous l'habit qui fait ici le moine. Et pour y pénétrer, le mot de passe y serait évidemment un nombre : les quatre chiffres de ma carte bleue comme il faut les quatre saisons pour plonger dans un monde aussi inconnu que vieilli d'un âge nouveau pour chaque anniversaire.

Pourtant je persistais, malgré les soupirs. Mais toujours aucune à mon goût. Les profils semblables défilaient devant mes yeux concentrés, yeux plissés, jusqu'à par moments se fermer complètement, fatigués qu'ils étaient de chercher depuis maintenant des heures sans rien qui me satisfît ! J'étais sur le point de désespérer quand je la vis. Luna, 21 ans, "passionnée des gens passionnés !". Quelque chose se passa. Elle, c'était elle. Même si je ne pouvais me l'expliquer, je sus que c'était la bonne ; qu'elle serait si désirable ! comme sans doute une femme qui nous résiste, si appétissante ! comme peut-être la vierge entre deux hésitations, du moins je sentis tout cela à la seule prononciation de son prénom — Luna — car aucune photo d'elle, rien qu'un arc-en-ciel derrière la brève description de son âge et de sa passion. Luna, elle s'appelait Luna, j'en salivais ; et Luna m'offrit soudain une danse imaginée sous des lumières enfin douces et agréables d'un soleil qui n'existait pas plus qu'une âme entière dans l'œil d'un cyclope. Mais pour sa beauté, son visage, ses yeux, tout, je n'eus pas besoin d'avoir recours à quelque imagination ni à aucun signe pour savoir d'emblée qu'elle serait la plus belle. Fort de cette conviction, je lui envoyai un message et elle me répondit aussitôt que "ça va merci et toi ?" et je lui dis ma conviction en ignorant sa question. Je me souviens qu'elle a ri par smiley, étonnée, et qu'elle m'a demandé comment pouvais-je être si sûr sans savoir à quoi elle ressemblait. Je comptais faire durer le suspense quand finalement elle m'imposa ce qui mettait déjà un terme à ce que je me plaisais à me représenter comme les débuts d'un jeu de séduction qui n'en finirait pas, m'imposa d'abord son corps nu ébloui par le flash puis tout de suite après l'essentiel sous sa grande chevelure ondulée. Bien qu'il confirmât ma conviction — oh oui qu'elle était magnifique cette femme, sa bouche, ses yeux, son sourire ! — son visage avait toutefois un regard qui ne semblait pas destiné qu'à un seul homme.

Elle me promit des choses, à condition que je lui en promisse également. Une photographie en couleur de l'Origine du monde rançonnée contre sa destruction, le secret révélé de son entrejambe au prix d'une humiliation : L'argent, évidemment, toujours l'argent quand une fille me regarde en souriant bientôt. Humilié, car je commençais sincèrement à penser que pour une fois, à mesure que nous parlions de tout de rien et qu'elle disait à chaque minute (comptée stratégiquement du coup) qu''elle ne voyait pas le temps passer !", je croyais vraiment qu'une fille s'intéressait enfin à moi, ma vie, mes tourments, mes joies... Et me voir, rien que le temps d'un instant, me voir pour qui j'étais, moi, m'aurait au moins ravi jusqu'au soir de ma vie. Je ne plaisante pas : cet éphémère aurait été un souvenir d'éternité dès la première heure du lendemain. Mais ce jour était maintenant à son déclin et la pluie tombait alors qu'on était au printemps et qu'il faisait apparemment encore beau quand j'entendis l'instant d'avant la voiture de mes parents revenir de la mer.

Mes parents se plaignirent de "bien vouloir cesser de tourmenter ce vieux bureau !". Encore un, un autre encore... et je cessai de frapper. J'étais mal, ça avait tourné en moi, comme un lait devenu jaunâtre en un temps record. Frustré j'étais, les nerfs oui. Aussitôt vindicatif dès que je sentis la première humiliation au cœur d'une énième tristesse, à laquelle je n'étais que trop habitué. Ça coulait dans un silence qui appelait encore plus de larmes. Elles tombèrent comme la pluie des nuages en pleurs. Mais enfin mon père, ou ma mère, avertit d'en bas que le beau temps était revenu et j'hurlai que " j'en m'en fous bordel !" et il ne répondit rien et je me promis, murmurant, qu'elle devrait payer. Je lus : "Tu m'en veux...?". Je dis à voix haute, d'une voix d'autant plus puissante qu'une quinte violente implosait comme si j'eusse à exorciser quelque démon venu à l'improviste, d'autant plus terrible qu'une odeur désagréable régnait prisonnière dans une bouche que trop peu ouverte, en somme, une voix annonçant le pire : OUI, OUI, OUI ! TU ME LE PAYERAS ! en même temps que j'écrivais que "non, ne t'inquiète pas, ce n'est rien". Elle en fut rassurée et pour m'en remercier m'offrit le plaisir... de se voir. De se voir ! Je n'y croyais pas. Et pourtant elle ne cessait d'écrire : un horaire de rendez-vous, et dès demain, et où je voulais car j'étais dorénavant son roi et sa personne, affirmait-elle, à mon service. Je n'y croyais pas. "Mais que vienne n'advienne ! Nous verrons bien"entendai-je en une voix autre, cette fois, une voix plus... je ne saurais comment dire... plus rassurante en tous les cas.

C'était demain. Par chance, il n'y avait pas plus de soleil que d'espoir que la pluie qui se rappelait plus forte que jamais, ne s'arrêtât.

Le rendez-vous dans moins d'une heure. Le stress. tourner en rond. L'attente. Encore l'attente.

Les beaux habits rendaient plus évidente encore la laideur d'un visage qui interdisait le plaisir de se contempler dans aucun miroir. Également le parfum qui surprenait lorsque je parlais de trop près et qu'alors mon haleine qui résistait à toutes les solutions buccales donnait à sentir la supercherie olfactive dans son ensemble. Rien que la sobriété pour ce rendez-vous, seulement la négligence dans cette chemise démodée dès sa première, dans ces encombrantes chaussures de la saison dernière, dans ces rondes lunettes de soleil pour parer sa lumière meurtrière. J'étais moche, moche comme 2 et 2 font 4, moche comme un pou, objectivement moche ; et la conscience que j'en avais me fit, nerveusement, sans raison, me projeter les doigts sur alors le clair-obscur du mur que permettait une bougie (dont je n'eus, du reste, aucun souvenir d'une mèche allumée). Et là où les autres auraient parlé d'ombres chinoises en imaginant bientôt une "happy end", je ne voyais moi que ces ombres sournoises, et quand toutes se confondaient en une seule : un noir nuage dégoulinant, une espèce de tumeur murale, plus qu'une maison qui saigne... Et je compris là ce qu'il y avait de prophétique.

Heure du rendez-vous quasiment. Faut y aller ! Mais les toilettes. Une fois, deux fois, trois fois, et finalement les selles, plusieurs fois aussi. Maux de ventre soudains. Alors encore. Puis j'en ai marre ! Tant pis ! La chasse d'eau. Les remontées. L'odeur. Le ventre encore. La grimace. Le manteau. La porte qui claque. Mes parents, "doucement les portes !". Je cours. La pluie. Aucun oiseau, pourtant du bruit dans le ciel. Je cours plus vite. Je manque de tomber. Les voitures près du bouchon. Et enfin dans un bar : la voici-ci qui boit.

Nous nous dîmes au revoir. Les choses se passèrent au-delà de tout ce que j'aurais pu espérer ! Rebroussant chemin, avec cette fois les oiseaux réels qui chantaient la nature. Elle était extra-ordinaire ! Vraiment, quelle merveille ! Et tandis que dans mes "orphiques" rêveries qui se retournant se souvenaient de tout — au détail près —, et avant même de m'asseoir, je m'apprêtais à lui dire ses quatre vérités, mais alors, elle me fit son regard et je lui fis aussitôt mes excuses, "mille excuses !", pour ce qu'elle ignorait (mais qu'elle commençait toutefois de subodorer à cause du front et des veines apparentes qui à l'ordinaire ne sont sur aucun homme tranquille).Je devins, à cet instant-là, inconnu à moi-même pour la première fois à ce point, car heureux, mieux encore — je me surprenais heureux de l'être, ce qui conférait à ma joie le pouvoir-dieu de s'étendre par sa seule présence, jusqu'à l'infini, en deçà de toute volonté de s'étendre.
Il ne lui aura suffi que d'un regard et, si jamais mon dernier doute n'était pas encore totalement dissipé, que d'une parole — pour enfin me rappeler à elle ! Ainsi qu'un tison pour un feu à ressusciter s'agite dans les braises jusqu'à en brûler la main porteuse, dans mon cœur renaissait une "flamme" (dont les guillemets disent assez l'impossibilité d'être sûr de ne trouver mot qui ne convienne tout à fait et qu'aussi le nom de cette chose ne pourrait être approché, si cela se peut, que par certains sons célestes en une harmonie céleste de la céleste Lyre), une "flamme" plus forte encore, plus forte que jamais, d'un esprit lui-même igné, revanchard, divin, qui n'était pas fait pour les hommes. Une "flamme" assassine oui ! pour quiconque aurait trouvé sensé de se mettre entre nous, ou même loin à côté. L'excitation. Le sourire tout le temps. J'avais chaud. Et l'odeur de transpiration en apportait une preuve pour qui ne m'aurait pas cru sur parole.
À peine arrivé que, la porte tout juste claquée, mes parents me supplièrent la douche avant tout autre chose. Je m'exécutai et les songeries se poursuivirent alors sous l'eau tantôt brûlante tantôt glaciale, mais le plus souvent, par cela même que je ne pouvais prendre parti trop longtemps pour aucun extrême, elle demeurait tiède.

Mes parents m'appelaient inutilement. Je ne descendis jamais. Tant pis pour le dîner, même si c'était mon repas préféré, poulet frites. J'avais plus important : elle. Lui parler. Lui dire au téléphone que je l'aime et que la prochaine fois je l'embrasserai. Elle rit, toujours elle rit quand elle est gênée et ne sait quoi répondre. Je savais bien moi qu'elle ne m'aimait pas, oui, je savais parfaitement que mes yeux n'étaient qu'une espèce de miroir où elle se plaisait à se voir faire, si habilement, mais ce n'était rien, enfin... À défaut d'une sincère sincérité, au moins je prenais du plaisir au semblant, au fond à faire comme si, une véritable conviction (d'où ma joie sur le chemin du retour à me forcer de croire qu'il s'agissait naturellement de moi). Et par exemple à faire comme si ses sourires étaient vraiment dus à ce que je pouvais dire de touchant ou de drôle, ou bien comme si ses jambes croisées ou sa langue sur ses lèvres étaient cette fois autre chose qu'un simple chantage et d'autant plus pressant, que tout dans le silence. Elle était rusée pour une pute. Or, bien sûr, je l'étais plus encore. Et elle l'apprendrait bientôt. Très bientôt. Si je consentais à être dupe, c'était pour le seul plaisir d'expérimenter ce qui touche à de l'authentique, mais quand même, pas non plus au-delà d'un certain point.

C'est par texto qu'elle se proposa — cette nuit, nous, elle nue, moi à l'intérieur, une première, et la dernière —, m'interrompant dans ce que je lui faisais part de mes jeux vidéo préférés et de ceux que j'avais moins aimés bien qu'il m'arrivait toutefois d'y jouer aux heures par exemple de grands ennuis. D'accord. Elle me dit qu'elle avait hâte, si hâte, mais avant me pria, entre parenthèses, plutôt confuse à mon avis, de ne pas oublier "tu sais quoi". D'accord. Le ciel n'était pas bleu et les parapluies pas même utiles, elle insista pourtant pour que je vienne tout de suite et à vélo !... D'accord, d'accord !

Je sentais chaque goutte comme autant de coups de poignards à esquiver sans jamais réussir à n'en esquiver aucun (ah César ! alors que je m'essouffle à pédaler toujours plus vite, me protéger — car tous à mes trousses —, et parce que j'ai peur, comment ne pas penser alors à toi ?! Ah quelle horreur ce devait être ! être ainsi arraché à tes rêveries perpétuelles de conquête par autant de mains meurtrières, d'une si vile manière, arrachant tant de lambeaux de ta chair ! elles, elles qui d'ordinaire t'étaient si familières quand si souvent, tel un bon père à ses fils, tu leur tendais la tienne bien loin d'imaginer — pour toujours loin — que tu serrais là — impossible ! malgré les avertissements partout de les croire — serrais ici ce qui serait, ô César..., serait destiné, hélas, à te serrer le cou, si les lames n'y eussent suffi...). Et aux voitures maintenant de leurs gros yeux tarés d'éblouir mon visage plus épouvanté encore et me ratant de peu me frôler tout de même. Et tandis qu'un chat, évidemment noir, commençait de me suivre à une distance qui ne laisse personne dupe, un monstre de la tête d'un mort-né sur un corps de vieillard, me regarde soudain, des yeux éteints, et dans leur vide, pourtant, oui, le témoignage d'une gravité encore vivante et qui disait bien plus l'agonie que la mort elle-même. Aucun diable n'y tiendrait. Mais je me devais de ne pas dire "oui" à l'angoisse. Non. J'étais homme. Non. Résister. Il le faut. Et je la tuerai quoi qu'il en coûte. Oui ! La tuer. Et c'est tout.

Son studio. Et là, devant moi, presque nue. Ses yeux qui disaient tout. Le meilleur comme le pire. La beauté du monde et sa folie (l'ange qui pleure et d'en bas surtout les rires sadiques). J'y sentais le conflit entre eux et j'y voyais l'âme écartelée entre Bien et Mal ; ça louchait dur ; des poussées contraires, le trouble, la peur, l'appel à être sauvé — s'il vous plaît... non, non et non ! — ; l'océan surpris face à la réunion de tous les fleuves à l'heure révolutionnaire ! Des aspirations si contraires, si mortelles pour celles-ci, de sorte que les meilleures ne suffiraient pas à l'emporter sur ce qui me voulait du mal dans l'œil, celui-ci.

Pour l'instant je viens sur elle, je m'incline en déployant mes membres bien plus que nécessaire ; mon corps se couche sans ménagement ni joie et touche quelque chose qu'elle me découvre avec la lenteur d'une femme qui connaît notre impatience et qui en joue pour mieux être bientôt défaite ; jusqu'à n'être plus ; donc à être objet qui jouit de ne plus rien désirer dans sa passivité totale en faveur de moi. Elle cherchait la punition. Laisser sa poitrine s'écraser sous moi, menacer d'exploser : qu'alors le liquide blanchâtre se répande partout sur nous et que peut-être nous noie enfin. Ma peau sur son visage, son visage dans ma transpiration perpétuelle et son odeur surtout, elle ne voyait plus que du noir et ne sentait plus que la mauvaise Al-haine. Peut-être ne voulait-elle rien d'autre que mon argent, c'était son métier après tout, non ? Seulement une relation tarifée dont elle pensait que c'était bien entendu entre nous, implicitement entendu. Peut-être que ce qui était pour moi un monde n'était en réalité pour elle que poussière. Pour moi, une guerre et ses massacres, un évènement d'une vie ; pour elle, seulement trois fois rien, routine et bagatelle... Peut-être, sûrement même. Mais non ! Non. Je sais qu'elle veut plus ; qu'elle m'a vu oui ! qu'elle a reconnu — c'était sûr !!! — ma singularité. Oui, cela. Car sinon, sinon tout perdrait sens et équilibre : je ne serais rien, un parmi d'autres et c'est tout, plus rien, rien, rien. Donc, elle me veut du mal. Je dois lui faire payer. Donc... et d'abord les cuisses s'ouvrent, la pénètre fort, et mes mains l'étranglent et je ne me souviens plus du reste, sinon qu'elle me dit, dans un dernier souffle, qu'elle me pardonnait et que j'étais grand — grand homme pour toujours ! —, à moins que c'était le craquement de la porte qui dit ou le sifflement du vent. Je ne sais plus. Ça se confond parfois. Mais peu importe. En plus, une notification au même moment, sur "OnlyFans" : un dénommé Alex. Apparemment jeune, en tout cas indéniablement beau. Je lus : "toujours chaude pour ce soir ?". Un sourire. Et regarde la morte : aucune culpabilité à avoir donc. Puis...

Aujourd'hui, je suis dans ce qu'on appelle hôpital pour... Je ne sais plus non plus exactement mais on me l'avait dit, ça reviendra. L'important est que je me sens bien, car le bureau ne craque plus car il n'y a aucun bureau, ni mes crieurs de parents ni les autres qui rient de mon allergie au soleil. Tout est noir ici et tout est calme. Alors, une joie (à part le jour où un médecin m'a dit que mes parents n'existaient pas, or quand j'appris, heureusement aussitôt après, que c'était en réalité le médecin en question qui n'existait pas, je fus rassuré). La vie, ne commencerait-elle pas enfin à être bonne ? Et la joie de redoubler à cette question ! que le mur blanc, s'animant d'un coup, me pose souvent de ses grosses lèvres et de son unique œil ! et tout devient assez drôle dans ces moments-là !...

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