André est assis sur un banc. Ce n’est pas son paysage habituel, puisqu’une ville s’étend devant lui. Il ne parvient plus à en revoir un morceau dans sa tête. Oublier des choses aussi ordinaires l’énerve un peu. Ça va lui revenir, se tranquillise-t-il.

Il ne reconnait rien. Où est-il ? Comment est-il arrivé ici ? À côté de lui, il y a une femme, avec une blouse. Elle répète : « André, André, vous allez bien ? ». André ? De très loin, ce nom lui est familier. Il aimerait s’appeler André. Peut-être est-ce son prénom, après tout. Il tâtonne vainement pour retrouver son nom. La femme s’adresse à lui. Il doit se nommer André. Cela le laisse indifférent.

Encore contrarié par cette histoire de paysage, il se trouve assis à une table, avec devant lui, des vieux qu’il ne remet pas. En essayant de voir s’ils lui rappellent quelqu’un, il ne situe aucun visage dans sa tête. Il ne connait personne. Il porte la nourriture à la bouche. C’est du mouton, ça, il le discerne très bien. Il en a mangé du mouton, en Algérie. Il a passé de longs mois là-bas, trop longs, mais pas désagréables.

***

L’Algérie, elle, est vivante dans son esprit. C’était hier ! Il savait comme tout le monde qu’il devrait partir à vingt ans, après le conseil de révision qui l’avait déclaré apte.

Il avait pris le car de bonne heure pour rejoindre Bramont. C’était en février 1956, il ne pouvait pas l’oublier. Tous les fruitiers avaient gelé et, dans les forêts, on entendait les bois éclater. Ce fut la seule année où de la glace était restée longtemps sur la fenêtre de leur chambre. Le car roulait si doucement qu’il avait eu peur d’arriver en retard.

Après avoir été obligé de se déshabiller complètement, dans cette pièce glacée, il avait attendu, tout nu, avec les autres gars. Il était très gêné, la main sur le sexe, sans le toucher. Il s’était préparé à cette épreuve, mais la vivre était déplaisant. Certains rigolaient et lançaient des blagues plus ou moins obscènes. Deux camarades du village enduraient la pareille. Il les connaissait depuis toujours, puisqu’ils avaient le même âge. Le docteur, le maire et les officiers en uniforme avaient à peine levé les yeux. « Apte ! ». Cela avait duré cinq secondes, après deux heures d’attente humiliante. Ce premier souvenir de la vie militaire n’était pas le meilleur.

La T.S.F. parlait tous les jours, depuis plus d’un an, des évènements d’Algérie. Il était certain d’être envoyé là-bas : il n’était pas fils de riche ou étudiant, donc ce serait l’Algérie, sans bien savoir ce que ce serait, s’il y avait du danger. L’année d’avant, les informations avaient abondamment traité du massacre de dix-neuf soldats, la plupart des appelés, à Palestro. Si des militaires avaient été tués, alors c’était la guerre, pas seulement des opérations de police ou de maintien de l’ordre. Après cet évènement, ils n’avaient plus entendu parler de soldats morts à la radio. La situation s’était peut-être calmée.

Au moins, il avait eu le temps de tout préparer pour que sa mère, avec un peu d’aides, puisse faire tourner la ferme, puisse assurer de quoi vivre, pour elle et pour Brigitte. Des voisins avaient accepté de s’occuper des terres et de donner en échange le foin et le grain pour la dizaine de vaches qui resteraient ; celles-là, il voulait les garder, car il avait commencé à remplacer les rouges par de la limousine. Elles lui avaient couté cher, mais elles formaient le noyau de son futur troupeau. Son père était mort l’année d’avant et c’était à lui de faire vivre sa mère et sa sœur.

Il avait calculé pour dix-huit mois d’absence. Avec les lois de l’année précédente, il sentait bien qu’il allait partir pour plus longtemps, pour trente mois au minimum. Il en avait tenu compte dans les arrangements.