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Il avait dû rejoindre Toulouse pour l’instruction. C’était la deuxième fois qu’il y allait. Le plus dur, au début, fut la promiscuité. Vivre, dormir, se laver avec des inconnus était pénible. Il n’était pas timide, mais avoir à parler sans arrêt avec d’autres, se mettre nu devant eux, il avait eu beaucoup de mal. Quand il était mal à l’aise, il partait dans un baragouin où il forçait son accent rocailleux : les autres s’écartaient alors. Il finit par s’habituer. Il appréciait les tapes amicales sur l’épaule, les bourrades, cette camaraderie virile. Cependant, trop prude et trop rude, il n’avait jamais osé un de ces gestes familiers et fraternels.

Lors de l’instruction, on lui demanda s’il savait conduire un tracteur. Il répondit affirmativement, même s’il n’avait manié l’engin que quelques heures à la Maison familiale, car il avait tout de suite compris qu’à l’armée, on ne s’encombre pas de détails. « Si tu sais conduire un tracteur, tu sauras conduire un camion sur le terrain ! ». Il avait suivi une formation pour apprendre leur maniement et il se retrouva affecté aux transports.

Le départ du train pour Marseille posa quelques problèmes, car des manifestants protestaient contre la guerre en Algérie, l’obligation d’aller se battre et de mourir pour « des idées dépassées ». Ils arrivèrent de nuit à Sainte-Marthe. Le camp était crasseux, les lits défoncés. Ils avaient été dévorés par les punaises dès la première nuit. Ils avaient attendu une semaine avant d’embarquer, encore de nuit. À l’embarquement sur l’Athos II (pourquoi se souvenait-il du nom du bateau ?), ils eurent la mauvaise surprise d’avoir à descendre à fond de cale où des chaises longues s’alignaient en guise de couchage. La houle balança le bâtiment, sévèrement à peine sorti du port. Avec la chaleur et les roulis, les premiers ont commencé à vomir. Très rapidement, ils pataugeaient tous dans ces miasmes. Il était impossible de monter sur le pont à cause de la tempête et des portes étanches. Il n’avait même pas vu la mer.

Il ne la verra, de loin, qu’une fois débarqué à Oran. Cette arrivée fut une délivrance après cette traversée infernale. Après plus de vingt-quatre heures dans le noir, se trouver sous le soleil éblouissant d’Algérie lui fit tourner la tête. On leur demanda de se remettre un peu en état. Il comprit pourquoi quand, en arrivant sur le quai, il vit les caméras des actualités cinématographiques. De charmantes jeunes filles leur passaient des colliers de fleurs, en papier, autour du cou. Elles ne les embrassaient pas, sans doute à cause de leur odeur de vomi. Puis des infirmières en uniforme, avec une jolie coiffe sur la tête, leur offrirent des petits pains aux raisins et des boites de jus de fruits. Une autre distribuait des cartes postales pour que chacun puisse annoncer à sa famille son arrivée, toujours sous l’œil des caméras. La fête prenait fin dès leur entrée sous une tente. Là, un adjudant récupérait le collier, pour fleurir les prochains arrivants, et leur mettait en main un fusil Garant. Le contact avec le bois de la crosse le ramena immédiatement à la vie militaire.

Ils attendirent longtemps sur le port, sous le soleil écrasant de la mi-juillet. Il ne ressemblait pas à celui de son pays. Il découvrait une ville agitée, étonné de voir les fenêtres grillagées des autobus qui passaient à proximité. Un camarade lui expliqua que c’était à cause des attentats, des bombes lancées dans les bus. Un frisson lui parcourt le dos : il arrivait dans un pays en guerre. Tout le monde avait l’air joyeux, alors, guerre ou pas guerre ? Qu’allait-il vivre ?

***

Enfin, un camion vint les chercher pour les conduire, après un voyage interminable et inconfortable à Rivoli, qui ne se trouvait pourtant qu’à une centaine de kilomètres d’Oran. Il découvrait ce paysage, les palmiers, des arbres inconnus, la terre desséchée, les troupeaux de moutons sur les chaumes, les vaches efflanquées, les gourbis, les gamins en haillons, les femmes en costumes traditionnels. Cela ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait et il dévorait des yeux ces nouveautés, du nez ces odeurs singulières.

Il avait saisi tout de suite que d’un côté il y avait les Arabes, les Musulmans, dans une pauvreté absolue et de l’autre, les Européens, selon l’expression locale, même si la plupart d’entre eux ne paraissaient guère plus riches. Il n’avait jamais eu d’idée politique. Il n’avait rien compris aux manifestations à Toulouse. La vie dans sa campagne était rude, difficile, mais sans atteindre ce dénuement. Devant une telle misère, André se disait qu’il n’était pas étonnant qu’ils demandent leur indépendance. Ici, le bled qu’ils traversaient entre les petites villes était sordide. On voyait sur les places ombragées de ces dernières des blancs attablés aux terrasses, tandis que les Arabes étaient accroupis sur leurs deux pieds, la tête sous un chèche.

Il ne savait plus si cette impression datait du premier jour ou si elle s’était construite en sillonnant toutes les routes de ce pays en perdition. Les images étaient partout identiques.

Au volant de son GMC, il admirait les vastes panoramas sans limites, vallonnés, durs et farouches. L’air sec ouvrait la visibilité sur l’infini. Il n’y avait pas cette immensité chez lui. La lumière, dure sous le soleil brulant, caressante le soir, sublimait ces horizons. Il aimait ce pays. Le découpage brutal des cimes de Kabylie le fascinait, la sécheresse des pierres des Aurès l’envoutait, le vertige du Sahara l’attirait. Cette variété de paysages, il ne la connaissait pas, n’étant jamais sorti d’un cercle de vingt kilomètres autour de son village. Cette affectation à une unité de transport lui offrait la possibilité de parcourir toute l’Algérie, de la mer au désert, de la Tunisie au Maroc. C’était une bénédiction : il appréciait ces voyages et ces découvertes, lui qui était enraciné dans sa terre natale.

Leur unité assurait les acheminements. Les convois étaient peu risqués. Avec leur lenteur, il avait le temps de contempler ces immensités pendant que son camion s’essoufflait dans les pentes ou était retenu dans les descentes interminables. Le parebrise rabattable le mettait en contact avec ce monde, ses odeurs, ses bruits. Lui, le paysan, ressentait les saisons fortement, avec la neige et le froid intense, inattendus dans cette contrée au ciel bleu, les buissons odoriférants du printemps et la fournaise de l’été. Même les saisons, ici, étaient différentes, sans la douceur de celles de son pays.

Il détestait les réquisitions pour le transport de troupes. Chaque fois, une grosse opération se préparait et on avait besoin de renforts. Ils se retrouvaient éparpillés parmi d’autres, sans la fraternité amicale des connaissances habituelles, obligés de partager un destin imposé. Généralement, il était perdu dans le convoi, loin des véhicules de tête à la merci d’une embuscade. Une fois, cependant, son camion avait essuyé des tirs. Après un freinage brusque, tous les hommes avaient dégringolé du bahut pour se trouver face à une poignée de rebelles visiblement pris au dépourvu. Les salves avaient éclaté et il vit les premiers morts, ces redoutables fellaghas. Un de ces hommes n’était que blessé. Ses compagnons observaient en silence souffrir ce gamin qui semblait ne pas avoir vingt ans. Il fallut repartir. Il tournait déjà le dos quand il entendit un ordre bref, suivi d’un coup de feu. Il comprit. Il ne réagit pas, choqué par cette brutalité. Les yeux bruns de ce garçon qui l’avait regardé interminablement, sans haine, le claquement sec, il les revécut longtemps dans ses cauchemars. Y repenser aujourd’hui, des dizaines d’années après, fait remonter l’horreur de cette minute.

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