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Cela faisait plus d’un an qu’il vivait cette vie, recevant et écrivant de rares lettres. Il s’ennuyait et commençait à espérer la quille. Un beau jour, le capitaine fit connaitre qu’on avait besoin d’infirmiers. André se porta volontaire, sans réfléchir, pour sortir de son marasme, expliquant qu’il savait soigner les vaches et tuer une poule ou un lapin. Cette qualification parut amplement suffisante et pendant un mois, on l’exerça à faire des piqures dans des pommes de terre, poser un garrot, panser une plaie. Puis il se retrouva, une trousse de secours sur le dos, à suivre les opérations. Il était encore leste et pouvait courir, loin des combats. Les premières fois, devant le blessé, il lui avait fallu improviser. Son contact avec les animaux l’aidait quand même, palliant son absence de connaissances médicales. Rapidement, il arrivait à soulager les blessés légers et à faire évacuer les plus graves. Porter assistance lui faisait plaisir. Malgré les regards malveillants, quand il le pouvait, il soignait aussi les fellaghas blessés. Il devait apprendre, peu après, que certains d’entre eux passaient entre les mains des sections spéciales pour obtenir des renseignements. Très peu en ressortaient vivants. Il continuait cependant son office de secouriste, se sentant utile au milieu de ce non-sens.

Plus tard, il fut envoyé dans des villages de regroupement, ces camps où on entassait les villageois pour couper l’ALN de ses bases. On y trouvait une maison d’assistance médicale et, avec ses « confrères », ils devenaient des « toubibs ». Le plus souvent, ils distribuaient de l’aspirine ou faisaient des piqures de sérum. Parfois, ils se retrouvaient à déchiffrer les notices sur les boites de médicament, sans rien comprendre. Le service rendu devait être satisfaisant, puisqu’il y avait toujours la queue. Plusieurs fois, il avait dû faire des points de suture, au jugé et au mieux qu’il pouvait, arrosant abondamment la blessure d’alcool. Il avait du mal dans sa tête à soigner les mères et les enfants alors que ses camarades allaient tuer les hommes et les garçons. Il avait des gestes doux, prévenants. Il fut invité, après des guérisons miraculeuses, à prendre le kawa ou à manger le couscous. Il y allait discrètement, car c’était interdit, et bien sûr, sans son arme. Il avait acheté une djellaba qu’il enfilait pour ces occasions. Il était toujours accueilli avec chaleur. Les échanges passaient par les yeux, les sourires, les gestes. Il n’avait jamais pu comprendre leur langue à part les trois mots usuels ; échanger sans paroles, il savait faire !

Il aimait ces moments, car finalement, ses hôtes étaient comme lui, des gens attachés à leur terre, y arrachant leur vie. C’étaient ses plus beaux souvenirs, avec les paysages au printemps.

Plus tard, ces rudiments de médecine lui seront très utiles pour ses bêtes : le vétérinaire ne viendra que rarement, car il arrivait le plus souvent à les sauver.

***

On le bouscule, on est en fin de l’après-midi et il est encore assis à table. Il venait de passer tout ce temps en Algérie, ressentant, revivant les émotions, les sons, retrouvant les odeurs, l’ambiance de cette période heureuse. Maintenant, les mauvais souvenirs en sont devenus acceptables, émoussés par leur éloignement. Il doit se pousser pour qu’on dresse le couvert du diner. Une dame le conduit gentiment dans un fauteuil. Il repart dans son voyage.

***

Durant ces trois ans, il n’avait eu qu’une seule permission, de douze jours. Retourner chez lui s’avérait impossible, trop cher et trop long. Ils étaient cinq dans le même cas et ils choisirent d’aller visiter Alger, qu’il n’avait fait que traverser avec leurs camions.

Ils n’avaient pas pu quitter le quartier européen, déjà dangereux. Pas question d’aller voir la Casbah ! Ils se sont vite ennuyés et ses copains ont décidé d’aller au bordel, pas au lupanar militaire, mais dans une maison pour les riches, selon eux. Bien obligé de les suivre, il ne savait pas comment il allait vivre cette soirée. Il n’avait jamais touché une femme, à part quelques petits baisers avec Mariette. Il avait peur d’être ridicule auprès de ses camarades et surtout auprès des filles. Il les avait accompagnés avec le ventre noué.

Quand ils pénétrèrent, il trouva le salon magnifique, avec ses grands fauteuils de velours rouge. Des demoiselles, très belles, très jeunes, semblaient les attendre, souriantes. Une grosse dame leur fit plein de courbettes, égrenant le nom des filles, vantant leur beauté et leurs charmes. Il y avait des Européennes, mais aussi des Arabes, des Asiatiques et même une noire, très fine et très jolie. Ils n’avaient jamais contemplé de femmes si séduisantes et si peu vêtues ! Ses camarades disparurent vite avec une compagne à leur bras. Lui restait, gauche, ne sachant comment s’y prendre et ne voulant pas forcément partir avec l’une d’elle.

La patronne, qui devait connaitre son métier, lui fit apporter un café. Elle échangea quelques mots pour découvrir qu’elle était presque du pays, ce qui le mit en confiance. (Quand il y repensa plus tard, il comprit la malice : elle lui avait demandé d’où il venait, et seulement après, elle lui avait donné le nom d’une ville pas trop éloignée ! Peu importait, il avait apprécié, car il avait été rassuré). Elle le tranquillisa, lui dit qu’il pouvait attendre ici ses camarades, sans rien débourser. Elle interpela une fille et lui intima de lui tenir compagnie. À moitié vêtue, ou plutôt à moitié dévêtue, il pouvait admirer ses jolis seins, ses longues jambes et surtout son charmant sourire. Elle déployait plein de douceurs, riait en montrant ses petites dents. Il se trouvait balourd, maladroit, surtout quand ses petites mains le touchaient. Elle parvint cependant à le détendre et il finit par se sentir bien auprès d’elle. Elle lui proposa alors de monter. Il hésita, gêné par le fait de payer pour coucher avec cette si gentille jeune femme. Son embarras ne dura pas longtemps, car un nouvel arrivant appela la fille par son prénom. Elle lui posa un baiser sur la joue, en lui disant de revenir. Puis elle partit, accrochée au bras de cet homme, lui prodiguant sourires et caresses. Déçu, soulagé, il attendit ses camarades. Ceux-ci ne s’aperçurent pas qu’il n’était pas monté. Ils ne purent pas y revenir, car les prix étaient trop chers. Il ne revit pas Lisette.

N’avoir eu qu’une seule permission fut finalement une bonne chose, car cela lui avait permis d’avancer son retour de plus d’un mois, avec l’unique obligation d’aller rendre son paquetage à la gendarmerie le jour de sa démobilisation effective. Juste avant son retour, il avait appris la mort de Marcel lors d’une opération, un copain du village, de toujours, avec lequel il avait fait ses classes. Cela lui avait laissé un sentiment de culpabilité, l’impression de l’avoir abandonné. Pourquoi Marcel et pas lui ?

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