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Il n’aimait pas les commémorations, mais, en 1965, la mairie avait décidé de compléter le monument aux morts de la commune. Il n’y avait jamais prêté attention. Pendant le discours interminable du sous-préfet, il avait compté le nombre de tués par guerre : cent-trente-huit pour la Première Guerre, dix pour la seconde et trois pour cette guerre d’Algérie. On mourait de moins en moins pour la patrie dans les campagnes. Quand il lisait le même nom de famille avec plusieurs prénoms qui suivaient, il imaginait le drame dans les fermes. Certains noms étaient communs, mais alors ils étaient cousins : est-ce que cela changeait le malheur ? Ces lignées étaient celles de son village. Il savait qui portait encore ces patronymes.

Sur une petite plaque de marbre ajoutée sur le côté du monument aux morts, trois nouveaux noms étaient inscrits, dont celui de Marcel et deux autres, des plus jeunes qu’il avait à peine connus. Ce marbre blanc retiendra son attention à chacun de ses passages, pour lui rappeler cette période et ce à quoi il avait échappé.

Il s’était fait quelques camarades de régiment, à Toulouse et puis lors de ses affectations. Chaque séparation s’accompagnait de pleurs, de serments d’amitié, avec l’absolue promesse de se revoir, pour pouvoir enfin rire de leurs aventures martiales, dans une autre vie. Il en revit deux ou trois, qui venaient lui rendre visite, puis ils disparurent. Il avait oublié leur visage. Il n’avait rien rapporté, à part sa djellaba. Il pensait qu’elle lui tiendrait chaud l’hiver, dans la maison. Sa mère la prit en horreur et l’enfouit dans une malle. Il l’avait retrouvé quand il avait débarrassé pour les travaux : les mites l’avaient mise en poussière avant de devenir poussières elles aussi. Il avait tout jeté au feu, avec un haussement d’épaules.

L’envie l’avait pris, des années plus tard, de revoir ces paysages et ce ciel immenses, mais quand il voulut le faire, la situation s’avérait tellement dangereuse qu’on ne pouvait plus aller en Algérie. De toute façon, partir seul aurait été une trop grosse aventure. Avant aujourd’hui, jamais il ne s’était retourné sur ces presque trois ans. Il s’étonne de la vivacité de ses souvenirs, recouvrant la chaleur, les bruits, l’appel du muezzin, les odeurs et les sourires.

Une sensation en ramenant une autre, il reste là-bas plusieurs jours, les atrocités comme les douceurs revenant simultanément, se mélangeant dans le temps et dans l’espace. Il confond les noms, les lieux. Quand il essaie de retrouver un détail précis, il lui semble que ce dernier devient plus clair, plus éblouissant, impossible à discerner. Des émotions douloureuses le transpercent. Il abandonne donc cette recherche, acceptant que ses réminiscences se dissolvent dans cet éblouissement grandissant.

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