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Il perçoit de plus en plus mal le monde extérieur, n’arrivant pas à savoir où il est, qui il est. Il essaie de comprendre, il pose des questions, mais les réponses demeurent incompréhensibles. S’il les repose, on lui rétorque qu’il vient de le demander, ce qui n’est pas possible, car il s’en souviendrait. Il recommence, malgré lui, puis part sur une réminiscence qui surgit soudain. Il est au chaud, nourri. On s’occupe de lui. Tout le reste devient trop difficile à appréhender. Se réfugier dans sa mémoire est plus facile, sans se rendre compte que seuls les souvenirs les plus lointains sont encore vivaces. Quand on l’avait interrogé sur son ancien métier, il n’avait pas pu répondre, cela était flou, les mots pour le dire étaient absents.

***

Quand il était revenu d’Algérie, trois ans plus tard, sa mère avait vieilli, sa sœur avait grandi et Mariette n’était plus là.

Il ressent cette blessure, toujours aussi vive. Ils s’étaient rencontrés un soir d’été, au bal. Ce n’était pas une jolie fille, mais on la sentait solide. Lorsqu’elle vous souriait, elle devenait attirante. Il avait dix-neuf ans, elle en avait dix-sept. Malgré sa gaucherie, il fit un effort pour l’aborder et se montrer galant quand il la vit. Elle l’accueillit avec un sourire et cela lui donna du courage. Ils avaient dansé, parlé. Il n’avait pas osé trop la serrer ni l’embrasser sur la joue en se quittant. Pas le premier soir. Ils s’étaient retrouvés au bal suivant. Ces étés-là, il y avait bal tous les samedis et il suffisait de prendre son vélo pour y aller. Ils se donnaient rendez-vous de village en village. Aucun garçon n’était avec elle et il s’enhardit au fil de semaines. Ils s’étaient embrassés lors du dernier bal de la saison. Elle était d’un village voisin, pas très loin. Ensuite, chaque dimanche, ils se revoyaient. Ils marchaient dans la campagne. Elle lui avait dit qu’elle voulait faire des études d’infirmière, cela l’avait impressionné, car il s’agissait d’études difficiles. Elle lui avait parlé de son rêve : aller vivre en ville. Son cœur s’était serré. Elle savait bien qu’il devait reprendre la ferme, qu’il n’avait pas le choix. De toute façon, il ne savait rien faire d’autre, il avait étudié à la Maison familiale pour ça. Il lui avait fait part de ses projets, comment il imaginait l’agriculteur de demain, sans rapport avec les paysans d’avant. Elle l’avait admiré.

Et puis, à l’approche du départ en Algérie, il avait risqué se déclarer, prononcer qu’il aimerait qu’à son retour, ils s’installent ensemble. Il n’avait pas osé utiliser le mot de mariage. Il lui avait dit qu’il la trouvait formidable, qu’il n’avait pas besoin d’elle pour tenir l’exploitation, qu’elle pourrait faire son métier, qu’il lui achèterait une voiture, qu’il lui offrirait un foyer confortable. Elle n’avait pas répondu. Ce jour-là, l’incertitude et la crainte l’avaient habité quand il l’avait quittée.

Dès son arrivée à Oran, il lui avait écrit. Sa réponse arriva un mois plus tard. Difficulté du service postal ou déjà une indifférence de Mariette ? Avec cette vitesse d’échange, il a tout de suite redouté la lassitude. Il lui écrivit plus régulièrement. Elle se montrait évasive dans ses réactions qui s’espaçaient. Il tenta encore quelques courriers, mais il savait qu’en rentrant elle ne serait plus là pour lui. Cela s’était fait en douceur. Aujourd’hui, seule l’amertume ressentie alors persistait, quand il avait compris que c’était fini. Une lettre un peu plus distante, parvenue avec retards, à laquelle il n’avait pas répondu, mit fin à ses espoirs. Il n’en avait jamais parlé à personne, il s’était arrangé avec cette douleur, l’enfouissant profondément. Il se consola avec les perspectives joyeuses de ses camarades : en revenant, comme ancien militaire, il aura plus de prestiges, il ne devra plus partir faire son service, ce sera plus facile.

Par sa mère, il apprit, peu avant sa démobilisation, qu’elle était montée en ville, comme elle le souhaitait. Plus tard, il sut qu’elle s’était mariée, toujours en ville. Cela le laissa indifférent.

***

Il y avait toujours des bals, mais les filles, plus jeunes, étaient avec des garçons de leur âge. Celles de sa génération n’étaient plus là, la plupart parties en ville, fuyant les conditions de vie insupportables de la campagne. Les rares qui restaient étaient en couple, mariées, déjà avec des enfants. Il n’avait pas rencontré une autre fille. Il avait mis du temps à accepter qu’il ne trouve personne pour se marier, pour vivre avec lui. Il n’avait jamais couché avec une femme et il ne le ferait jamais. Les choses du sexe ne l’avaient jamais tourmenté et il les enterra avec le souvenir de Mariette.

Quelques années après, il avait entendu parler de femmes qu’on faisait venir de l’ile Maurice pour se marier avec des paysans célibataires, dans des départements voisins, mais personne n’avait pu lui donner de vraies informations. C’étaient des femmes noires. Cela ne lui posait pas de problème. Il avait découvert le premier homme noir lors de son arrivée à Toulouse, pour son incorporation : il faisait partie de ses camarades. La première fois qu’il l’avait vu, il avait été surpris : personne ne lui avait dit qu’il existait des personnes avec une peau de cette couleur. Il avait aussi croisé des Asiatiques, des Vietnamiens, d’après ce qu’il avait entendu.

Il essaya de se renseigner sur ces femmes, puis il abandonna. L’idée que quelqu’un vienne de si loin, sans bien savoir situer l’ile Maurice, pour vivre dans cette campagne le dérangeait. Personne n’accepterait une telle destinée, elles devaient être forcées, obligées de le faire. Ou elles fuyaient des choses encore pires.

Il se résigna à sa solitude, ou plutôt, il supporta de rester seul, n’osant s’avouer la vérité : si on doit vivre solitaire toute sa vie, est-ce la peine de continuer ?

Pendant longtemps, il y avait eu sa mère. Elle s’occupait de la maison, de la cuisine, du linge.

Sa mère était morte, brutalement. Un matin, elle ne s’était pas réveillée. Il avait dû se débrouiller pour tout. Brigitte était partie depuis longtemps. Pour la cuisine, il faisait au plus simple, souvent des boites. Parfois, il prenait le temps le dimanche de se préparer un ragout ou un plat en sauce, car il aimait bien, et vivait dessus le reste de la semaine.

Avec la disparition de sa mère, il s’aperçut que les derniers rites familiaux s’étaient aussi perdus, effacés les uns après les autres par l’âge. Ce n’était pas lui qui allait les organiser !

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