Chapitre 1 - Nage Funèbre

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 Les corps, enroulés de linceuls blancs, se dirigeaient vers la cheminée en contrebas de la ville. La foule se rassemblait pour la crémation. Pas un bruit ne troublait la solennité de cet évènement. Au-devant de la procession, une jeune femme d’une vingtaine d’années. Sa fine tiare perlée de noir se dissimulait sous un voile blanc translucide qui flottait autour de sa robe fuseau immaculée. Un regard digne et des lèvres à la ligne ourlée figeaient son visage dans une expression impassible. Elle sentait à peine les courants sur sa peau tendue par le froid. Nalya Magnalja abordait son deuil avec toute la prestance d’une princesse héritière.

 Elle leva ses yeux sombres à l’entente d’une série de cliquetis télégraphiques. Un groupe de cachalots à bec accompagnait la perte des souverains de l’Atlantide. Ce fut une étrange maladie qui les emporta, aucun médecin du royaume n’y remédia. Une nécrose du système respiratoire. D’interminables mois d’agonie pour la famille royale. D’interminables mois partagés par les atlantes. Le roi et la reine furent aimés de leur peuple. A ce titre, Nalya assumait ses responsabilités, elle allait être couronnée dans les jours à venir. Ses parents l’avaient formée, elle était prête, mais se montrer à la hauteur de son nom serait difficile. Reste concentrée Nalya.

 Elle retint un soupir et reporta son regard sur le couple royal exposé à la chaleur de la cheminée hydrothermale. Trois-cents cinquante degrés à trois-mille six-cents mètres de profondeur. Les corps enchaînés se dissoudraient en trois jours dans l’obscurité des abysses et rejoindraient l’immensité marine. Les atlantes n'étaient pas les seuls aquaïens à être venus leur rendre hommage. Un homme, du même âge qu'elle, approcha. Huit bras couverts de ventouses encadraient un visage rouge vin délavé et deux tentacules plus longs tombaient librement sur ses clavicules. La peau de Nalya se hérissa lorsqu’il s’inclina légèrement. Malgré son nez retroussé qui lui conférait une mine d’innocence enfantine, une atmosphère inquiétante l’entourait.

 « Princesse, mes condoléances. Je suis Sperys Camb, je représente Néritide. »

 Cette cité se situait sur le talus en contrebas du plateau continental où se dressait Atlantide. Ce champ de fumeurs noirs était encore plus profond que Néritide.

 « Merci, cependant, il ne me semble pas vous connaître.

 — J’ai été nommé pour l’occasion. Mais si cette perte cause une grande peine, il se pourrait que leur mort ne soit pas aussi tragique que vous ne le pensez. Cette maladie est connue dans la Sylvaréna. »

 Nalya s’apprêta à s’offusquer mais fronça les sourcils. Sa famille avait consulté la Surface, l’entité qui chapeautait toutes les cités sous-marine et gérait les relations avec les humains. Elle leur avait assuré ne rien avoir vu de semblable. L’aquaïen s’inclina de nouveau et s’éloigna échanger avec d’autres étrangers venus rendre un dernier hommage à ses parents. Peu après, il nagea les mille mètres pour rejoindre sa ville.

 Sperys souriait en coin sur sa route. Il longea la pente rocheuse, puis, déboucha devant un amas d’épaves. Des navires de bois, de métal, des sous-marins entrelacés et recouverts d’ophiures, d’anémones et de lys de mer luminescents.

 Néritide était un phare dans les étendues sombres de la zone bathyale de l’océan. Deux caravelles de trente mètres, en appui l’une sur l’autre, marquaient l’entrée de la cité. Le nérite pénétra dans la ville et évita de justesse un groupe d’enfants qui jouaient avec une éponge grise de forme allongée. Ces jeunes aquaïens n’arboraient pas encore d’attributs de faune aquatique. Ceux-ci se développaient à l’adolescence comme une extension de la personnalité de l’individu. Il attrapa leur jouet grâce à ses bras et se garda bien de l’abîmer malencontreusement avec les crochets mobiles de ses tentacules. Les enfants le poursuivirent ; réclamèrent leur éponge ; s’unirent pour l’attraper et la récupérer. Sur les côtés de leur gorge, leurs branchies s’ouvraient et se fermaient plus vite. Sperys rit durant toute la course et salua les enfants.

 Il reprit sa route dans les rues formées par les espaces entre les épaves. Il atteint un vaisseau de cent-vingt canons qui avait chaviré et coulé sur le flanc droit. L’un de ses mats manquait mais les deux autres gisaient dans la rue et disparaissaient, écrasés sous un submersible de quatre-vingt-douze mètres. Enfin, c’était sa taille à l’origine car tout l’arrière avait explosé à cause d’une torpille qui avait déclenché les autres. Les nérites avaient nettoyé en une semaine les corps humains pour remorquer la carcasse jusqu’à la ville et l’ajouter au reste de ce cimetière-musée témoin des siècles d’évolution technique humaine. Sperys se glissa le long du pont principal du vaisseau de première classe, dépassa l’écoutille et entra dans la cabine du capitaine. L’appartement disposait de larges fenêtres dorées qui donnaient vue sur l’immensité nocturne des abysses. C’était vraiment magnifique lorsqu’un groupe de méduses lumineuses flottait devant. A gauche, un récif tenait dans un mètre carré entre le sol et le mur, des poissons nettoyeurs s’activaient sur les roches et bois à disposition lorsque Sperys ne s’y lavait pas. A côté, une causeuse en éponge, jaune, accompagnée d’une table basse en pierre couverte de ventouses de céphalopodes. Des sphères de verre s’accrochaient à ces ventouses et recelaient diverses curiosités comme des perles, des trésors trouvés dans les épaves, des souvenirs ou des clefs. A droite, un lit inspiré des coquilles de bénitier découvrait un matelas d’anémones.

 Sur ce lit, un jeune homme d’une vingtaine d’années câlinait son vampire des abysses de compagnie. Huit bras rayés, de tailles variables s’enroulaient et se déroulaient avec paresse tandis que deux pupilles rectangulaires se levaient vers lui. Faerys Magnalja, cadet de Nalya, héritait des pieuvres mimétiques. Sperys approcha et son regard peiné lui pinça le cœur. Il l’ignora.

 « Tu devrais être à la crémation. »

 Faerys baissa les yeux sur sa tenue blanche. Il avait la nausée depuis qu’il s’était habillé, ses muscles se tétanisaient à l’approche du champ de fumeurs. Devant son silence, le nérite poussa un soupir. Il saisit son menton et releva son visage arrondi.

 « Fae, je sais que c’est dur, mais je n’ai pas besoin que tu sois un martyr. Fais ton deuil. »

 Ce fut au tour du poulpe de sentir une pointe dans son cœur. Habitué à sa froideur cruelle, aujourd’hui, il aurait eu besoin de sa compassion. Un baiser sur son front lui fit froncer les sourcils. Le prenait-il pour un enfant ?

 « Tu as pu voir ma sœur ?

 — Oui, très digne. Je crois que j’ai réussi à attirer son attention.

 — Toujours parfaite. »

***

 A quarante mètres de profondeur, Atlantide baignait dans la lumière. La cité de coraux multicolores dominait la plaine de roche où poussait une forêt d’algues brunes. Le lendemain de la cérémonie, Nalya rejoignit la salle du trône en fin de matinée. Son crâne couvert d’écailles de tortue était toujours paré de sa tiare et faisait écho aux portraits de ses ancêtres tous tortues. Les tableaux se constituaient d’un mélange de patchwork et collage. De la peau, des écailles, du tissu, du sable, des coquillages s’assemblaient aussi harmonieusement que les pièces d’un puzzle.

Elle eut la surprise de trouver son frère avachi, dans le trône de nacre, les pieds sur l’un des accoudoirs. Elle ne devrait pas être étonnée, son cadet manquait les tutorats, découchait et veillait à faire mauvaise impression.

 « Faerys. Tu oses te montrer.

 — J’ai le temps pour aller les voir. Pas la peine d’être pressé.

 — Cesses de fuir tes responsabilités. »

 Le poulpe sonda le visage de son aînée mais rien ne trahi la lassitude de la princesse. Elle songeait à leurs parties de cache-cache dans la forêt. C’était le jeu préféré de Faerys car il gagnait à tous les coups. Elle ne se souvenait pas quand ils avaient cessé de jouer. Où étaient leurs rires ? Quand étaient-ils devenus des inconnus ? Elle retint un soupir.

 « Quoi qu’il en soit, je me rends à Falside. M’accompagneras-tu ? »

 Faerys fut tenté de refuser, uniquement pour l’embêter. Mais l’image de Sperys s’imposa, alors il accepta d’un air nonchalant. Faerys ne saurait expliquer pourquoi il en voulait à sa sœur, sa colère s’était développée petit à petit ; de telle sorte qu’il n’avait jamais prêté attention aux raisons de cette rancune. Il prit appui sur l’accoudoir pour se redresser. Son pantalon d’écailles argentées produisait des reflets sous l’effet de la lumière. Lui-même n’appréciait pas de se tenir ainsi sur le trône de ses parents.

 Le duo se dirigea vers la sortie du palais de corail dur et de pierre. Ils longèrent la cour par les arches, l’attention du plus jeune se porta sur la fosse au centre de celle-ci. Nul n’en connaissait la profondeur, mais Atlantide s’en servait depuis sa fondation pour appliquer les condamnations à mort devenues rares. Les crimes concernés relevaient du viol, de la mise en danger du monde aquatique ou de la Haute Trahison.

 Lors de la remontée vers la surface, Nalya ne manqua pas d’engager une conversation orientée. Les mots du calmar colossal qui l’avait abordé hier tournoyaient dans son esprit sans relâche.

 « Je sais que tu te rends souvent à Néritide. Saurais-tu qui est Sperys Camb ?

 — Il est apprécié des nérites. Il a grandi avec son père qui escortait les convois des marchands alors il a beaucoup d’expérience. »

 Faerys était prudent sur les informations qu’il divulguait. Sa sœur était sage et patiente mais il était plus rusé. De son côté, Nalya étudia ces quelques informations. Il était vrai que les cités aquatiques avaient peu de contact entre elles. Les négociants demandaient une autorisation pour importer ou exporter avec quels frais de douanes mais les relations internationales s’arrêtaient là. L’océan était bien assez vaste. Ainsi, seuls les marchands apportaient des nouvelles et les gardaient bien souvent entre eux sauf à tendre l’oreille dans un bar de tétrodotoxine. De plus, les populations abyssales tenaient l’expérience personnelle en haute estime. Nul doute qu’elle serait méprisée, elle qui n’avait jamais rien vu d’autre qu’Atlantide et Falside. De plus, les escortes étaient de redoutables guerriers qui combattaient les pirates sur les routes commerciales. Elle devrait se méfier de lui. S’il savait quel mal avait emporté ses parents, pourquoi l’envoyer sur la piste de Falside plutôt que de lui dire la vérité ?

 La remontée fut rapide, Falside était un rocher perçant les vagues avec majesté à peine dix encablures à l’ouest de la cité atlante. Le soleil tapait sur ce roc ivoire qui s'entachait d'algues rouges et de colonies de balanes à sa base. Sa forme cubique lui donnait des airs de molaire sortie d'une gencive pourrie. Ses quatre faces s'ajouraient d'alvéoles rongées par les vents et le sel où nichaient des cormorans au ramage sombre. Un escalier taillé grimpait le long de la base jusqu'à un trou plus grand que les autres. Le duo le gravit, leurs poumons relayaient leurs branchies, leurs pieds nus glissaient sur la couche visqueuse d'algues qui envahissait les marches. Outre ce terrain périlleux, Nalya composait avec son imposante jupe inspirée des chapeaux de méduses. Il fallait dire que cet habit perdait tout son panache hors de la mer. La princesse maintint néanmoins la tête droite et les épaules en arrière alors qu'elle enviait le pantalon ajusté et souple de son frère. Au sommet, deux guerriers de l'école des combattants les accueillirent.

 Formés pour la garde exclusive de Falside, les bettas étaient envoyés en apprentissage dès l'apparition de leur élégante crête colorée admirée dans tout le monde aquatique. Elle reconnut Kyos et lui adressa un discret sourire. Le soldat avait trois ans de plus qu'elle, l'armure argenté au blason de trident valorisait son teint lagon et son panache imitant les pointes d'une couronne. Kyos ne lui rendit qu'un intense regard scrutateur. Il s'assurait qu'elle se portait bien. Nalya avait demandé audience dès la fin de la cérémonie, elle était attendue, mais le Conseil se méfiait. Il inclina la tête avec déférence et les mena à la salle de commandement. Falside, aussi surnommée la Surface, semblait morte. De belles architectures aux moulures travaillées, des rues propres malgré l'humidité, peu de passants et encore moins d'enfants. Un musée, en bref. Le palais du gouvernement aquatique s'intégrait dans ce décor sans qu'on ne puisse douter de son importance supérieure.

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