Épisode 51 - ... et pour le pire
L’âme en ruine et le cœur déchiré, Tokri mit quelques instants avant de réaliser que sa petite amie venait de lui lâcher la main en un effleurement d’adieu, pour prendre place aux côtés de Mutika, Sarouh et Nina.
— Qu’est ce que tu fais ? bredouilla Nika, d’une voix morte qui sembla sortie d’un rêve pour l’Utak.
Sa voix s'éteignit, clouée par la vision de sa meilleure amie prête à rejoindre le Village des nukenins. Tokri les regarda alternativement, sans comprendre. Était-ce une très mauvaise blague ? Mais les différentes expressions qu’il lut sur leurs visages le frappèrent de leur sinistre vérité. Ses meilleurs amis et la femme qu’il aimait venaient de décider de quitter leur cocon, sans avoir pris la peine de lui en parler en amont.
Mutika n’osa pas soutenir son regard et se tourna vers Izul, comme cherchant une validation à sa décision. Le regard brillant, la kunoichi d’azur hocha la tête et fit un pas vers les non-déserteurs. Les jambes du Genin aux cheveux de jais tremblèrent, menaçant de s’affaisser. Son monde ne tenait qu’en les paroles de la jeune femme.
— C’est la meilleure décision possible, affirma-t-elle d’une douceur qui ne souffrait d’aucune incertitude malgré l’émotion qui l’étreignait.
La voix de sa bien-aimée le tira de sa torpeur. La gorge nouée, la colère commençait à prendre le pas sur l’incrédulité, à mesure que ses pensées se bousculaient dans son esprit. Il porta son attention sur les initiateurs de cette catastrophe. Sarouh semblait aussi abasourdi que lui, tandis que Nina se mordait rageusement une lèvre. Visiblement, aucun des deux ne semblait avoir été prévenu des décisions des deux Chikarates. Mais la vérité était-elle aussi simple qu’elle le paraissait ? Après tout, ils leur avaient caché leur projet de trahison. Peut-être jouaient-ils la comédie afin d’échapper à leurs foudres ?
— Explique-nous en quoi, ordonna froidement Tokri à sa compagne.
Le poing serré et tremblant, il avait besoin d’essayer de comprendre les justifications d’Izul. Cette dernière reprit la parole avec détermination, son émotion seulement trahie par ses lèvres tremblantes :
— Cela ne fait qu’un an que nous sommes devenus des ninjas de Chikara et la vérité n’a fait que se dévoiler à nos yeux, dans toute sa cruauté. Nous ne serons jamais heureux au sein des Trois.
Elle se tut un bref instant, plongeant son regard dans la noisette de son petit ami. N’y trouvant plus la rassurante compréhension qui avait tant soudé leur lien, Izul se mordit une lèvre en serrant son bras gauche de son autre main. Jetant un œil à son papillon, elle se sentit vaciller en constatant que sa lueur avait décrue.
Que s’imaginait-elle ? Tokri enrageait à sa stupidité. Ne lui avait-il si peu donné d’espoir pour qu’elle s’imagine avoir davantage de chances de bonheur entouré de psychopathes qu’auprès de lui ?
Résolue, Izul se mit fébrilement à énumérer ses exemples, alors que Tokri s'apprêtait à rétorquer ce que cette affirmation lui inspirait :
— Les trois ans comme shinobi de Sarouh. La famille de Tokri. Nikidami…
— Qu’est ce que tu fous ? tenta de l’interrompre l’Utak, d’une voix frémissante de rage.
Izul se contenta de secouer la tête, décidée à livrer ce qui lui pesait sur le coeur :
— Les Trois ne font que servir leurs propres intérêts. Nous ne sommes que des pions pour eux, qu’ils sacrifieront sans hésiter.
Alors que Tokri sentit qu’il allait exploser, la main de Nika se posa sur son épaule. Ce simple geste de soutien suffit à canaliser l’éruption.
— Tu ne nous apprends rien, répondit Nika. Nous avons été formés pour cela. La paix nécessite parfois des sacrifices.
Le regard d’Izul s’enflamma, teinté d’une haine que l’Utak n’avait encore jamais lu en la jeune femme. L’avait-elle enfouie profondément en elle depuis toujours ? Ou l’influence du jeune homme avait été bien plus importante qu’il ne l’aurait cru ? Un frisson parcourut l’échine de l’Utak en songeant que la kunoichi d’azur avait peut-être récupéré de sa noirceur, tandis que lui avait volé sa joie de vie. Qu’avait-il fait ?
— Ta paix n’est qu’illusion et je refuse de vous perdre pour satisfaire leur jeu ! s’emporta l’aspirante médecin. As-tu vu comme chaque Village était prompte à rompre l’Alliance lorsqu’Arasu se cachait encore dans l’ombre ? Combien de temps Mahou a-t-il mis avant de se joindre à Chikara et Gensou contre l’Indompté ?
— Ta solution est donc de rejoindre l’ennemi ? se contenta de lui demander la Hynomori, déterminée à mettre son amie face à ses incohérences.
Le poing d’Izul se serra. Elle prit une grande inspiration avant de lâcher en un souffle :
— Par leurs mensonges et leurs manipulations, les Trois sont devenus mes ennemis, affirma-t-elle, comme si chaque mot la délivrait des entraves du Désert. Arasu n’est qu’une alternative pour un nouveau départ.
S'efforçant de demeurer optimiste malgré le désespoir qui lui étreignait le cœur, elle plongea à nouveau son envoûtant regard émeraude dans celui de l’élu de son cœur. Nika était trop fidèle à son clan pour comprendre son point de vue. Mais passé la surprise, Tokri la comprendrait une fois encore. Partir n’était que la première étape avant d’accéder au réel bonheur, loin de l’épée de damoclès entretenue par les Trois.
— Mon amour, tu n’as jamais eu confiance en Chikara, lui rappela Izul de toute sa compassion. Uril t’a pris ta mère, mais le Désert ne t’a jamais rendu justice. Pire, ils t’ont condamné à une vie de souffrance en forçant ta famille à se murer dans le silence !
— Mais Chikara m’offre la force qui me permettra de faire couler le sang de mon père, répliqua Tokri, acide et sans pitié. Peux-tu en dire de même d'Arasu ?
Il les toisa, écoeuré, les uns après les autres.
— Ni d’aucun de vous, à présent…
Meurtrie par la rancoeur qui se dégageait de toute l’aura de son homme, Izul eut un hoquet de surprise :
— Qu’en sais-tu ? répondit-elle avec fébrilité, trahissant son incertitude. Arasu pourrait tout autant te l’offrir…
— La mort est tout ce que vous offrira l'Indompté ! coupa l’Utak, implacable.
Les fixant à tour de rôle avec froideur, Tokri ricana face à l’ironique absurdité de la situation. Lui qui avait tant craint qu’on ne le soupçonne de désertion n’avait rien vu de ce qui couvait. Depuis combien de temps aiguisaient-ils les poignards qu’ils étaient en train de lui planter en plein cœur ?
Bien que les tremblements avaient cessé, ses nerfs lâchaient, lui donnant la sensation de céder à la folie. L’Utak lut divers sentiments dans le regard de ses vis-à-vis et se surprit à s’en délecter : la peur de Mutika, l’incompréhension d’Izul et la stupeur de Sarouh… Seule Nina restait impassible, excepté un soupçon d’agacement seulement perceptible par ses récurrents regards lancés au ciel.
Que s’étaient-ils imaginé ? Qu’il irait se suicider docilement en se jetant béatement dans la gueule du loup ? Avait-il surestimé l’intelligence de ses amis ?
— Je ne te comprends pas, bredouilla Mutika, incrédule. Nous pouvons rester unis et continuer à gagner en puissance, tous ensemble. Peut-être même pourrons nous t’aider à retrouver Uril !
Se retenant d’éclater d’un rire nerveux face à la naïveté de son ami d’enfance, Tokri se contenta de secouer la tête par la négative. S’imaginaient-ils vraiment aller au devant d’un nirvana, libéré des chaînes des Trois ? Ne comprenaient-ils pas qu’ils étaient sur le point d’échanger une prison contre une autre ?
— Tellement pressé de fuir vos petites vies merdiques que vous vous bercez de fantasmes, cracha-t-il, acerbe et d’une cruauté irrépressible, tout en se passant une main dans les cheveux.
Fixant un bref instant sa paume, il constata en avoir arraché quelques mèches. Le Genin souffla du nez et les laissa filer dans la brise du désert.
— Je pensais qu’entre tous, tu serais le premier à comprendre, avoua une Izul brisée.
Un rictus sarcastique déchira un bref instant le visage de Tokri. Comment pouvait-elle se montrer aussi idiote ? Elle qui était si intelligente et était censée le connaître mieux que quiconque…
— Bien sûr que je vous comprends, répliqua t-il. C’est exactement pour cette raison que je suis convaincu que fuir pour Arasu revient à signer votre arrêt de mort.
— Gensou a déjà acté le mien, les coupa Sarouh, aussi impitoyable que son meilleur ami.
Le regard plein de reproches se tourna alors sur l’illusionniste. Depuis combien de temps le manipulait-il ? Son amitié avait-il seulement été sincère ?
— Tu n’es qu’un paranoïaque, Tsumyo. Et ta folie est sur le point de tous les entraîner vers leur perte. Quelle chance penses-tu avoir dans ce nid à psychopathes ?
Palpable, la tension monta d’un cran supplémentaire à travers la bande, dont la majorité n’osait prendre la parole. Les poings de Sarouh se serrèrent, tandis que son regard brilla de colère.
— Qu’en est-il de notre serment ? lui demanda froidement Tokri.
Un ange passa, chacun jetant des regards d’incompréhension aux deux shinobis.
— Tu crois que je n’y ai pas pensé ? répliqua Sarouh, piqué au vif. Je n’ai pas besoin d’appartenir aux Trois pour tenir ma promesse.
— Mais bien sûr, murmura l’Utak avec scepticisme.
Le jeune homme jeta un regard à ses alliés et fut étonné de lire de la crainte dans le regard de jade de Nika. Avait-elle peur de lui ? Ou était-ce la situation qui l’effrayait ? De son côté, Kiame brûlait de colère. Comprenant ce que son volcanique protégé se retenait de faire, Tokri l’intima, d’un mouvement de tête, à ne pas céder à ses pulsions.
L’Utak tourna à nouveau son attention sur les aspirants déserteurs, en particulier vers Izul et Mutika. S’il voulait les retenir, il lui fallait prendre sur lui-même et calmer le jeu. Il inspira profondément avant de retrouver un calme qui lui ressemblait bien davantage :
— Ne fuyez pas l’oppression de vos familles, les encouragea-t-il, presque à contrecœur. Affrontez-les.
— Vous valez mieux que ça, ajouta la Hynomori, désespérée à l’idée de perdre sa famille de cœur.
Le visage soudainement déformé par la colère, Mutika fit deux pas dans la direction de Tokri et Nika. Leurs dernières paroles avaient été la goutte de trop et l'’indignation prenait le dessus sur la peur.
— Vous osez nous juger ! rugit-il en pointant un doigt accusateur sur les deux shinobis.
Une boule de feu stoppa net son avancée. Abasourdi, il se tourna vers Kiame, dont les poings s'étaient enflammés.
— Ferme là, putain de traitre ! hurla le jeune Genin en se déchirant la gorge, les larmes aux yeux.
Choqué, un court instant de stupeur frappa Mutika, avant qu’il ne se décide à s’approcher de son ami avec douceur :
— Calme-toi ! tenta de raisonner le rouquin. Nous n’avons pas à en arriver là !
Des larmes de rage coulèrent le long des joues du Myô, tandis qu’il fondit sur le Oroshi en hurlant :
— Tu fous tout en l’air par peur de ta connasse de mère ! Sale lâche !
Bondissant en arrière, la panique envahit Mutika. Loin de sa cible, Kiame frappa dans le vide en un geste contrôlé. Un jet de flamme jaillit de son poing, dont l’Oroshi ne se protégea que par instinct d’un mur de roche. Sans lui laisser le temps de reprendre ses esprits, le Myô enchaîna les attaques, ponctués par des cris enragés.
Lorsqu’il croisa le regard de Sarouh, Tokri comprit qu’il s'apprêtait à s’en prendre au volcanique Genin. Décidé à l'empêcher de lui faire le moindre mal, il fonça vers celui qui avait failli devenir un frère d’arme. Sarouh se mordit le pouce tout en posant une main sur le manche d’Aura, mais il n’eut pas le temps de dégainer que l’Utak passait au-dessus de sa tête pour le frapper de son talon droit, propulsé par la puissance du vent qui venait de jaillir du pied gauche du taijutsuka.
En conclusion d’une pirouette, Tokri redescendit, dos à Sarouh, et pointa la paume de sa main gauche vers le sol. Un nouveau canon de vent le fit fondre sur son adversaire, qui évita son poing d’un cheveu. Stoppant sa course en plantant fermement son pied au sol par le gyo, l’Utak fit volte-face à toute vitesse et frappa le Gensouard en plein estomac. N’en restant pas là, un nouveau courant de vent condensé éjecta le Chuunin loin de sa bien-aimée, aux prises avec Kokuro. Il eut tout juste le temps de ralentir la marionnette par une poignée de shuriken. Décidé à ne lui laisser aucun répit, Tokri poursuivit Sarouh et, alors qu’il s'éloignait, entendit Nika hurler à la blonde :
— Tu as détruit ma famille ! Jamais je ne te le pardonnerai !
Du coin de l'œil, Tokri constata qu’Izul ne prenait pas part à la mêlée. En larmes, elle hurlait à Kiame de cesser sa folie. Cette vue pinça le cœur de l’Utak, qui maudit pour la première fois l’amour qu’il portait à la kunoichi d’azur.
Refusant le combat, Mutika ne cessait de fuir, se contentant de se protéger derrière ses colonnes de terre. Son armure de roche le protégeait des flammes qui parvenaient à creuser leur chemin jusqu’à lui.
Aura heurta alors la lame de Tokri en un tintement de métal. Les échanges s’intensifièrent rapidement, en défaveur du Chikarate. Ne cherchant qu’à le tenir à distance, Sarouh se rapprocha peu à peu de sa blonde. Les katanas restèrent un court instant en équilibre l’un contre l’autre, leurs propriétaires plongeant leur regard dans celui de l’autre :
— Si je dois vous briser les membres pour vous sauver, je le ferai ! le défia Tokri sans perdre de sa concentration.
— Me retenir revient à me condamner ! lui hurla Sarouh, hors de lui face à l’obstination du guerrier du sable.
Déterminé à sauver son ami de lui-même, l’Utak tourna toute son attention sur les mains du Tsumyo. Une soudaine poussée de vent inattendue lui fit lâcher la lame. Loin de se laisser démonter, Sarouh esquiva une droite en courbant l’échine et effleura la tempe de Tokri du bout des doigts, le privant de la vue.
Ne perdant pas de temps à ramasser Aura, le Gensouard fonça en direction des filles. Son sang se glaça à la vision de Kokuro chargeant Nina, toutes lames sorties. De ses deux mains jaillit une trombe d’eau qui emporta la marionnette. Ce fut au tour de la barmaid d’initier l’assaut, s’engageant dans un corps à corps avec la Hynomori qui bénit ses cours particuliers avec son chef d’équipe.
Exerçant son en depuis le début de la bataille, Sarouh sentit venir un nouvel assaut et se tourna juste à temps pour parer un coup de pied venu du ciel. Le visage à découvert, le Tsumyo ne vit que la paume de la main de Tokri, avant qu’une nouvelle bourrasque de vent ne l’emporte à quelques mètres de Nika et Nina.
Un filet de sang coulant le long de sa lèvre inférieure, il se releva tout en l’essuyant et adressa un sourire carnassier à son ami, qui avait bien plus amélioré sa défense au genjutsu qu’il ne se l’était figuré.
— Tes nouvelles techniques sont agaçantes, pesta t-il, bien qu’un soupçon d’admiration perça à travers sa voix.
Se frottant les phalanges, Tokri tourna autour de lui avec l'intention de l’éloigner davantage de sa compagne. Bien qu’ayant grandement progressé, le Chikarate savait pertinemment qu’il n’avait que peu de chances s’il devenait l’unique cible du Tsumyo. Il lui fallait l’occuper jusqu’à ce que Nika termine son combat. Leur duo pouvait leur permettre de vaincre et stopper cette aberration. Les mots prononcés il y a de nombreux mois tournaient en boucle dans son esprit : « Le marionnettiste est le prédateur naturel de l’illusionniste.»
— Ne me force pas à te faire souffrir, le supplia Sarouh avec pitié.
— Essaye donc, le défia Tokri, en un sourire carnassier. Tu vas regretter d’avoir provoqué tout cela, Tsumyo.
Comprenant que le Gensouard s'apprêtait à l’enfermer dans l’une de ses illusions les plus atroces, l’Utak fit voler son katana dans sa main et le brandit entre eux. Mieux valait éviter le corps à corps direct, bien qu’il s’agissait du domaine où il surclassait le plus Sarouh. Le moindre genjutsu subi à pleine puissance lui serait fatal. Sa lame et le vent étaient ses meilleures options jusqu’au renfort de Nika. Du coin de l'œil, l’Utak constata que Nina peinait de plus en plus à soutenir les assauts de la kunoichi aux mèches violettes. Dans peu de temps, elle aurait récupéré Kokuro et pourrait alors lui prêter main forte.
Alors que Sarouh semblait initier son assaut, le poing de Nika traversa le visage de la blonde. La micro-seconde de surprise permit à la civile de porter une frappe dans le dos de l’illusionniste, qui se retourna prestement en un coup de pied. Malheureusement, ce dernier traversa à nouveau sa cible. Maudissant les clones illusoires du Tsumyo, Tokri amorça un élan amélioré au Fuuton lorsqu’un hurlement strident leur glaça l’âme, figeant le champ de bataille. D’un seul homme, les deux shinobis se tournèrent vers la source du cri. Les yeux de Tokri s’écarquillèrent d’effroi, tandis que son cœur cessa de battre.
— Non ! hurla à son tour Nika qui, en larmes, chuta à terre, oubliant son adversaire devenue aussi statique que livide.
Tokri n’accorda plus aucune attention au Tsumyo et bifurqua en rugissant tel un animal blessé, propulsé par ses canons de vent.
— Kiame !
Le regard affolé fixant son ventre pourfendu, les mains ensanglantées du Myô glissaient le long du pic de terre. Face à lui se tenait un Mutika en état de choc, main gauche tendue vers l’avant. Affolé par le hurlement de l’Utak, l’Oroshi la rabattit instinctivement, extirpant violemment sa lance en une giclée de sang.
— Non !
Glissant sur ses genoux, Tokri rattrapa son petit frère avant qu’il ne s’effondre durement au sol et l’y déposa délicatement.
— Ça va aller, lui chuchota-t-il, refusant l’horrible évidence.
Désespéré, l’Utak posa ses mains contre la plaie béante. Rapidement écarlate, il les pressa de toutes ses forces, déterminé à ne pas le laisser partir.
C'était impossible... Il était le meilleur d'entre eux, la seule lueur d’espoir qui lui restait à travers la noirceur du Yuukan. La gorge prise par l’odeur de la mort, Tokri sentit une présence à ses côtés. La vue embrouillée par les larmes, il reconnut Izul entre deux clignements.
— Sauve-le, l’implora l’Utak entre deux sanglots. Je t’en prie…
Il replongea son regard dans celui de Kiame, qui le regardait fixement, comme recherchant son soutien. Une lueur verte enveloppa les mains d’Izul, qui se posèrent sur celles de Tokri. Le cœur battant à tout rompre, le guerrier aux cheveux de jais pria un dieu inconnu d’épargner son protégé, le suppliant de le prendre à sa place.
— C’est trop profond, sanglota Izul. Je ne suis pas assez forte.
Des hoquets secouèrent la tête de Kiame, qui cracha des gerbes de sang. Izul tenta d’étreindre son petit ami, décidé à le soutenir dans cette épreuve autant que pour se réconforter. Dans un hurlement de rage, Tokri rejeta la jeune femme inutile en arrière, qui ne parvint qu’à effleurer le visage de son bien-aimé. L’Utak bascula Kiame sur le côté pour lui éviter de s’étouffer.
Le tenant par la nuque, le cœur de Tokri cessa de battre une fois de plus. Au moment où son pouls s’était figé, la pétillante lueur de l’adolescent s’éteignit définitivement. Le garçon aux cheveux de jais serra le blondinet contre son coeur, hurlant son désarroi jusqu'à s'en rompre la gorge en un écho qui se répercuta à travers les roches du promontoire. La gorge sèche, il se prostra contre le corps de son cadet, comme si sa chaleur pouvait le ramener. Un assourdissant silence s'abattit sur les shinobis, rompu par les sanglots du guerrier en deuil.
Hébété, l’Utak finit par fixer ses mains, rougies du sang de son frère de cœur. Était-ce de sa faute ? L’avait-il tué ?
— Kiame, murmura une faible voix, non loin de lui.
Ramené à la réalité, Tokri releva la tête et croisa le regard du véritable meurtrier, dans lequel naquit une terreur indicible.
— Tokri ! hurla t-il, terrifié, en reconnaissant la nature du feu brûlant dans les iris de l’Utak. Fais pas ça !
Il tenta de forger un vain mur de protection, qui vola en éclats avec fracas. Éjecté en arrière par la plus puissante tempête que Tokri n’avait jamais généré, l’Oroshi fut meurtri par plusieurs roulés-boulés. Inerte quelques secondes, il fut surpris de ne pas être achevé par les poings enragés de son ancien meilleur ami. Bien qu’épouvanté à la perspective de sa mort imminente, il souhaita que l’Utak rende justice le plus rapidement possible. Mieux valait cela que de vivre avec la culpabilité du crime qu’il venait de commettre.
L’affreuse réalité lui était insoutenable. Kiame était mort par sa main.
En larmes et tremblant, Mutika se releva et fit de son mieux pour tenir sur ses jambes chancelantes. A travers un nuage de fumée, la silhouette menaçante de Tokri se détacha. La poitrine se soulevant par intermittence au rythme de sa lente respiration, jamais l’Oroshi ne l’avait vu céder à ce point à sa colère. C'était donc cela, la bête qu’il cachait au fond de lui ? L’Utak lui avait longuement parlé de la rage animale qu’il ressentait depuis le meurtre de sa mère, ne cessant de frapper ses côtes en un grondement sourd, cherchant à se libérer pour brûler ce monde qui n’avait de cesse que de s’en prendre à lui.
Jamais il n’aurait cru en être la première victime. Une aura de jade aveugla Mutika, qui plissa les yeux. Le toisant du même regard haineux qu’il arborait lorsqu’il se rêvait en meurtrier de Uril Utak, Tokri, les vêtements tâchés par le sang du Myô, s’élança vers son ami d’enfance, l’imaginant déjà en un amas de chair à ses pieds.
A mi-chemin, tout son corps fut foudroyé, le paralysant sur place. Il chuta lourdement au sol, sans comprendre ce qui lui arrivait. Le cerveau percé par milles aiguilles, l’Utak pestait contre la soudaine vulnérabilité de son corps. Pourquoi fallait-il que ses migraines le frappent en cet instant ? En temps normal, elles ne le saisissaient qu’en pleine nuit, lorsque le sommeil lui faisait baisser totalement sa garde.
Allongé dos au sol, la vue voilée de ténèbres, Tokri vit se détacher une silhouette familière au-dessus de lui. Enveloppé par un délicat arôme sucré, une réconfortante cascade de cheveux azur lui caressa le visage.
— Reste, gémit-il, la voix étranglée par la souffrance. Ne m’abandonne pas.
Les lèvres d’Izul fusionnèrent avec les siennes, en un goût d’adieu.
— Je suis désolée.
Telle une promesse, un second baiser lui fut accordé, avant qu’une douloureuse décharge ne lui pourfende les sens. La silhouette s’évanouit parmi les ombres, alors que la conscience du jeune homme s’éteignait peu à peu. Dépossédé de toute volonté de résister, une dernière larme roula le long de sa tempe avant qu’il ne se laisse engloutir.
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