Chapitre 1
« Magnifique métaphore, plus on grandissait, mieux on encaissait les coups que nous assénait la vie. On les ressentait toujours, mais ça devenait moins douloureux. »
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Cachée dans un coin sombre, j'observai la scène qui se déroulait sous mes yeux, les oreilles sifflantes et le cœur battant à tout rompre.
Chayton et Bly, son Bêta, se dirigèrent vers l'estrade en bois qui se tenait fièrement au centre de la place. Il y était dessiné un symbole : un croissant de Lune, où des plumes colorées y étaient suspendues. Deux flambeaux se tenaient aux côtés de l'estrade et leurs flammes brillaient intensément. Des femmes s'activaient sous le regard perdu des enfants. Elles créaient des sortes de lit avec des feuilles et des pierres. Les autres personnes tenaient dans leurs mains des fleurs semblables à des lotus. À l'intérieur, des lueurs brillaient, provoquées par le ballet des lucioles.
Tous se placèrent face à la rivière et déposèrent le matelas de feuilles sur l'eau. Ils déposèrent le corps d'Iye dessus, toujours sous forme de loup. Mon cœur se serra douloureusement tandis que le chagrin dévorait mon être. Chayton, posé sur l'estrade, observait la scène, la mine indéchiffrable. Ses yeux, pourtant, brillaient d'un éclat chagriné.
Des lucioles volaient sur la surface de l'eau et donnaient un air magique à cette scène pourtant si tragique. Un trio d'hommes se transforma en loup en quelques secondes avant de se placer près de la rivière. Ils basculèrent la tête en arrière et poussèrent un hurlement mélodieux, semblable à une chanson pour honorer la mémoire du défunt et l'accompagner dans l'au-delà.
Les autres baissèrent la tête en fermant les paupières, la mine brisée. Certains pleuraient, d'autres ravalaient leurs larmes. Les bambins étaient accrochés aux vêtements de leurs parents en observant le corps d'Iye qui s'éloignait.
L'atmosphère était pesante, oppressante. Le cœur des membres battait en synchronisation, accompagnant l'hymne du trio, guidant le corps du défunt.
Leur douleur était si forte. Si écrasante. Je pouvais presque entendre leur cœur s'émietter. Ils avaient perdu une partie d'eux. Je ressentais moi-même un morceau de mon âme voler en éclats.
Pourtant, je repoussai cette vive douleur qui rongeait mon cœur et mon sang s'enflamma, tandis que mon regard restait rivé sur l'Alpha qui, bientôt, prit la parole :
— Ce soir, nous avons perdu un membre de la meute, de notre famille...
C'en était trop. Les crocs sortis, je sortis de ma cachette et m'élançai vers l'estrade, comme aveuglée par la colère. Elle irradiait dans mes veines, dans ma poitrine, et prenait le dessus sur ma raison. C'était mon côté animal qui me guidait.
— Iye était un excellent guerrier. Un bon père, toujours présent pour soutenir sa famille, et-
Il s'interrompit et tous les membres tournèrent la tête dans ma direction en retenant leur souffle. Je bondis hors de l'ombre dans un silence de plomb, les muscles tendus. Tous se crispèrent en m'observant m'approcher de l'estrade en courant. Un grognement m'échappa. Un enfant éclata en sanglots en m'observant, apeuré par ma forme animale. Je l'ignorai, tout comme j'ignorai mon cœur serré. Je savais que mes yeux effrayaient. Que ma différence faisait peur. Mais je n'en avais plus rien à faire.
Des craquements s'élevèrent et la douleur me prit d'assaut. La transformation était toujours aussi douloureuse, même avec le temps. Les personnes s'agitèrent et, certains, s'empressèrent de couvrir les yeux de leurs enfants, la mine déconfite, leur attention braquée sur moi. Mes os continuèrent de se rétracter pour laisser ma silhouette humaine s'étendre.
Repliée sur moi-même, complètement nue, je me redressai lentement en étirant mes lèvres en un sourire mauvais. Mon regard scruta l'assemblée et je leur tournai le dos pour contempler l'Alpha, le sang bouillonnant de colère.
« — Aiyana a intérêt à bien se tenir, ce soir ! La connaissant, elle risque de tout gâcher, encore une fois ! Je l'aime bien, mais elle agit constamment comme une idiote. Je ne voudrais pas qu'elle fasse tout foirer ! »
Ces voix ne cessaient de me tourmenter depuis quelques heures. Les membres ne voulaient pas que je vienne ? Dommage pour eux, j'étais bien présente ! J'étais là pour Iye. Je faisais aussi partie de la meute, pourquoi ne devrais-je pas assister à ses hommages ? Moi aussi, sa mort me touchait. Je voulais prier pour lui avec les autres, même s'ils étaient contre.
Et l'Alpha...
« Peut-être vaut-il mieux qu'Aiyana n'assiste pas à la cérémonie d'adieu. Elle risquerait de faire encore une bêtise... »
Je l'avais entendu, lui aussi... Pourquoi ne me prenait-on jamais au sérieux ? Je savais me tenir...
— Aiyana ? Mais qu'est-ce que tu fiches ? gronda-t-il en me lançant un regard noir.
Je croisai les bras contre ma poitrine en le dévisageant froidement. Des murmures dans mon dos s'élevèrent, mais je les ignorai, les dents crispées. Je devais faire peur à voir, avec les brindilles qui s'emmêlaient dans mes cheveux blonds et la crasse qui recouvrait ma peau, mais ça m'importait peu. J'étais trop en colère pour cela.
— Je me joins à la cérémonie d'adieu ! Tu sais, celle à laquelle on m'a conseillé de ne pas venir, par peur que je gâche tout ! Et toi, comment oses-tu ne pas défendre ta propre f-
— Aiyana ! Tu es nue ! me coupa-t-il. Bon sang ! Et pourquoi t'aurait-on convié, hein ? Personne n'a à être invité, et tu le sais !
Mes épaules s'affaissèrent et, la colère qui me dévorait, fut bientôt remplacée par une prise de conscience. Je lançai un coup d'œil aux autres membres qui m'observaient. Certains souriaient, légèrement amusés par la situation, malgré leurs yeux humides et la douleur qu'ils ressentaient, tandis que d'autres me dévisageaient avec mépris. Ma gorge se noua lorsque j'entendis quelques chuchotements :
— Regardez ! Elle est nue pendant une cérémonie d'adieu ! Ne respecte-t-elle pas les défunts ?
— Aiyana ! N'as-tu pas honte de te montrer ainsi ? Iye ne mérite pas cela !
Mon souffle se coupa et je relevai lentement le nez vers l'alpha en m'efforçant d'ignorer ces voix. Pourquoi... Pourquoi n'avais-je pas écouté ma raison ? Pourquoi ne m'étais-je pas faite discrète ?
Ils avaient raison. Je n'arrêtais pas d'agir comme une moins-que-rien. Je ne respectais même pas la mémoire de ce pauvre Iye...
— Je suis désolée..., murmurai-je. J'ai cru devenir folle quand j'ai entendu certaines personnes discuter et-
Je m'interrompis. Que dire ? Si certains membres avaient préféré que je ne vienne pas, c'était pour une bonne raison.
Paniquée, je me tournai vers l'assemblée et remarquai que certains regards étaient braqués sur ma poitrine nue. Je m'empressai de placer mes mains couvrir mes parties intimes et rougis de honte.
— Détournez les yeux, bande de pervers ! Sinon, je vous les crève ! les menaçai-je.
Quelques rires nerveux s'élevèrent, joints à des sanglots. J'ignorai mon cœur serré. La mort d'Iye laissait un goût amer, le lien de la meute en était perturbé. J'avais si mal au cœur. Je devais m'éloigner, et vite. J'étouffais, ici.
Je détalai rapidement, une main recouvrant ma partie intime, et l'autre cachant ma poitrine. Tous m'observaient silencieusement. Ma vue se troubla de gêne et je lançai, malgré mon cœur serré de peine, afin de détendre l'atmosphère bien trop pesante :
— Repose en paix, Iye !
Malgré le fait que je n'aie pas respecté tes hommages, souffla ma conscience.
Pourquoi, pourquoi avais-je cette manie d'agir sur un coup de tête ? D'écouter mon côté animal, plutôt que ma raison ? J'avais pourtant appris à ignorer les critiques. En agissant ainsi, je leur donnais raison...
Courant à en perdre haleine, je bondis afin de me transformer en louve. Mes os craquelèrent à nouveau et m'assaillirent. Je grimaçai en étouffant un gémissement et, bientôt, je retombai sur mes pattes noires qui foulèrent rapidement le sol.
Quelle idiote ! Interrompre une cérémonie en l'hommage d'un membre important de la meute, c'était une première, et j'en avais pourtant fait beaucoup, des idioties ! Mais j'avais eu si mal en entendant quelques membres conseiller à l'Alpha de m'empêcher d'assister à la cérémonie, par peur que je gâche tout. Encore une fois...
Et c'était ce que j'avais fait. J'avais tout gâché...
Et reprendre forme humaine devant toute la meute n'était pas non plus l'idée du siècle ! Les loups n'étaient pas spécialement pudiques, mais j'avais tout de même des principes ! Quelle honte de se dévoiler entièrement à une foule durant un moment solennel !
Idiote ! Idiote !
Le souffle haletant et le cœur serré, je tentai d'ignorer le chagrin que je ressentais à l'égard d'Iye. Comment avais-je pu salir son honneur ? Sa mort me faisait si mal, et mes émotions étaient amplifiées à cause des liens de la meute. Je ressentais toute la peine des membres. Je n'en pouvais plus.
Je continuai de courir sous les rayons de la Lune qui illuminaient mon pelage noir. D'autres pas accompagnèrent les miens. Une odeur effleura mes narines et une sensation agréable remplaça la pitié qui irradiait dans mes veines.
« Eh ! Aiyana ! Arrête de courir ! Et puis je te rattraperai, de toute manière ! »
Un grognement de mécontentement sortit de ma gorge en entendant cette voix dans mon esprit. Grâce aux liens de la meute, nous pouvions communiquer par télépathie sous forme animale.
Je bifurquai soudainement entre deux arbres pour m'enfoncer un peu plus dans le bois, toujours au sein de nos terres. Le loup, qui me pourchassait, claqua la mâchoire, agacé par mon comportement. Bientôt, mon corps fut violemment plaqué au sol. Mon souffle se coupa suite au choc, et une légère douleur prit d'assaut mon dos. Je claquai les dents près de la gorge de mon assaillant, surprise par cet assaut. Il bondit en arrière pour me faire face, le poil hérissé et le regard menaçant.
Son pelage beige brillait sous la lueur des étoiles et intensifiait la couleur jaune de son regard, comparable à de l'or. Son museau, entièrement blanc, se troussa lorsqu'il poussa un grognement. Je n'avais pas senti son odeur, car il s'était mis à contre vent ! Quelle imbécile j'étais !
Je soutins son regard avant de bondir sur le côté lorsqu'il s'élança vers moi. Je m'empressai de me tourner vers lui pour refermer mes crocs sur sa patte arrière gauche. Un gémissement s'éleva et, ensuite, je reculai en lui lançant un coup d'œil amusé. Il en profita pour se jeter sur moi et m'écraser sous son poids. Je me débattis rapidement en grognant, mais c'était peine perdue.
« Lâche-moi, Ahanu ! »
« Supplie-moi ! »
Un grognement rauque m'échappa, bientôt étouffé par son poids. L'air commençait à me manquer. J'entrouvris la gueule pour inhaler en ignorant la douleur qui tiraillait ma poitrine.
« Jamais ! »
Un éclat moqueur illumina son regard. L'enfoiré ! Je tentai d'asséner un dernier coup, en vain.
« Ok ! Tu as gagné ! Lâche-moi, maintenant. J'étouffe ! »
En voyant qu'il ne se dégageait pas, je rajoutai :
« S'il te plaît... »
Enfin, il se dégagea et l'air emplit finalement mes poumons. Je m'empressai de me redresser en m'ébrouant. J'ancrai mon regard dans celui d'Ahanu après avoir repris mes esprits. Il m'observait silencieusement, une lueur moqueuse dans les yeux. Ses babines retroussées ressemblaient à un rictus. Un grognement de frustration m'échappa.
« Allez, ne sois pas déçue ! Tu as déjà perdu ta dignité tout à l'heure, de toute manière ! »
Ignorant sa remarque, je me dirigeai vers un chêne. Je déposais souvent des vêtements de rechange à ses pieds. Alors je vérifiai que mes habits soient présents, sans porter une seule attention à mon ami ;
Mes os se mirent à craquer pour reprendre forme humaine. Je serrai les dents tandis que mon métabolisme changeait, tout comme mon corps. Mes membres se raccourcirent pour devenir plus humains et ma vision se troubla un bref instant. Je retins un gémissement, le cœur battant à tout rompre, pendant que mes crocs et mes griffes se rétractaient et que ma fourrure s'effaçait au profit d'une peau halée. Avec l'habitude, la douleur était plus supportable, mais toujours présente, et ça faisait un mal de chien !
Magnifique métaphore, plus on grandissait, mieux on encaissait les coups que nous assénait la vie. On les ressentait toujours, mais ça devenait moins douloureux.
Le souffle court, je repris contenance en ignorant mes os meurtris, désormais sous forme humaine, et enfilai mes vêtements. Je rejoignis ensuite mon ami en passant une main dans mes cheveux en pagaille. Devant le regard assistant d'Ahanu, j'affichai un sourire et bondis sur son dos en m'agrippant à sa fourrure. Il tituba légèrement sous mon poids, puis il tourna le museau vers moi.
Je ne voulais pas qu'il voit à quel point j'étais chamboulée. Il le sentait, je le savais. Il me connaissait, mais je ne voulais pas en parler. J'avais assez fait de bêtises, et je n'avais pas la force d'en parler.
— Dépose-moi chez moi, esclave ! Uh dada ! lâchai-je en donnant de légers coups de talon contre lui.
« Tu me le payeras, idiote ! »
Et il se mit en route. J'enfouis mon nez dans son pelage et il accéléra pour que l'on arrive chez moi. Le vent effleurait mon visage, un sourire flottait sur mes lèvres et une douce chaleur se propageait dans mes veines. Ahanu était mon ami d'enfance, on avait subi notre première transformation ensemble, et on avait fait les quatre-cents coups.
Il était un frère pour moi.
Le silence régnait. Habituellement, on trouvait tout le temps quelque chose à dire, mais pas cette fois. La mort d'Iye y était pour quelque chose. Ahanu, comme moi, en avait le cœur brisé. Comme tous les autres membres de la meute, d'ailleurs. Il ne méritait pas un tel sort. Il avait emporté avec lui une partie de nous. Nous étions tous très soudés, et lorsqu'un loup mourrait, nous ressentions un trou béant dans notre cœur. C'était ainsi.
Nous étions une famille.
Le trajet se fit en silence. Je profitai de ce moment pour contempler le paysage. Les arbres nous entouraient de manière protectrice en camouflant légèrement le ciel, là où le Soleil commençait à se lever. La brise était si agréable. Différentes odeurs effleuraient mes narines, telles que celles des baies, du bois, ou même des fleurs. Mes oreilles écoutaient le battement de nos cœurs, mais aussi le chant des oiseaux, ainsi que le bruit des pas de mon ami. J'étais si bien, à cet instant.
Du moins, j'essayais. J'avais réussi à gâcher les hommages d'Iye et en plus de cela, j'avais fui dans la forêt. J'aurais dû simplement m'habiller, me taire, et rejoindre les autres pour prier en son nom.
Bientôt, le loup s'ébroua. J'écarquillai les yeux en sentant mon corps glisser et je me retrouvai à terre dans un bruit sourd. Je grimaçai suite au choc et une légère douleur m'assaillit dans le dos. Je me redressai lentement pour contempler Ahanu qui s'assit près de moi.
L'enfoiré m'avait jetée comme un déchet !
« Nous sommes arrivés, loupiote. »
Et je l'enlaçai. Sa fourrure chatouilla mon visage tandis qu'un ronronnement s'échappait de sa gorge. J'émis un rire avant de reculer pour plaquer un baiser sur le sommet de son crâne.
— À demain !
Il se redressa pour tourner silencieusement les talons. Je perdis mon sourire et fis face à ma maison en me crispant. Elle était suspendue aux arbres, toute faites de bois, protégée par les branches et les feuilles. Postée sur les graviers, je contemplai silencieusement les escaliers qui menaient jusqu'à la porte d'entrée. Elle était immense et chaleureuse, mais pourtant, je ne voulais pas y entrer.
Je soupirai avant d'emprunter les marches en promenant les doigts sur la rambarde sur laquelle des torches allumées éclairaient mes pas, tout en ignorant le grincement du bois. J'étais prête à affronter mon père. Hésitante, j'ouvris la porte et constatai que la pièce était plongée dans le noir. Mes yeux de lycanthrope s'habituèrent à l'obscurité et je marchai à pas de loup en direction de ma chambre en priant pour que mon géniteur dorme.
Pourtant, un parfum familier effleura mes narines. Je me crispai en remarquant deux lueurs émeraude percer les ténèbres, ainsi que mon cœur. Je me figeai en retenant mon souffle tandis que le silence régnait.
— Où étais-tu ? me demanda mon père.
Je me dandinai nerveusement en soutenant son regard. Ses sourcils se froncèrent et un grognement lui échappa. Ma mère, postée à ses côtés, me fit un sourire d'encouragement avant de s'échapper discrètement.
Et mes lâches de frères devaient tous dormir...
— Alors ? insista-t-il d'une voix froide.
— Je chassais, mentis-je en souriant.
Ses prunelles flamboyèrent dans un aspect bestial et il siffla :
— Menteuse ! Où étais-tu ?
Péniblement, j'avalai ma salive avant de baisser honteusement la tête, car son côté Alpha forçait n'importe qui à se détourner, à se plier, même sa propre famille.
Et puis, qui étais-je pour l'affronter ?
— Dans la forêt, marmonnai-je. Je voulais éviter les membres après la scène de tout à l'heure.
Il ne répondit rien. Je soufflai en relevant le nez, le sang figé. Je frissonnai d'angoisse en triturant nerveusement mes doigts, assaillie par de nombreuses questions. À quoi pouvait-il penser ?
— Pourquoi as-tu agi de cette manière ? Tu sais pourtant que lors d'une cérémonie d'adieu, personne n'est convié. C'est le choix des membres de venir ou non. Tu es idiote, Aiyana.
— Ouais, je sais, vous me le répétez souvent, marmonnai-je.
Un petit rire lui échappa. J'entendis ses pas se rapprocher, et il ébouriffa lentement mes cheveux. Malgré moi, un sourire triste incurva mes lèvres. Au moins, il n'était pas en colère...
Oui, je savais que lors d'un hommage, les personnes décidaient de venir ou non. Pourtant, quand j'avais entendu les membres dire qu'il valait mieux que je me tienne à distance, car avec ma maladresse, je risquais de faire une bêtise, j'avais ressenti une rage sourde. J'avais été blessé, et ma louve avait été en rogne.
Ce qui m'avait le plus brisé le cœur, c'était le fait que mon père dise à ma mère qu'il ne valait mieux pas que je sois présente ce soir. Mon propre père ne voulait pas de sa fille lors d'une cérémonie...
C'était ce qui m'avait rendue dingue.
J'entendais encore sa voix. Elle se répétait comme une sombre litanie dans ma tête pour mieux me tourmenter :
« — Peut-être vaut-il mieux qu'Aiyana n'assiste pas à la cérémonie d'adieu. Elle risquerait de faire encore une bêtise... »
Je repoussai la tristesse qui me rongeait et détaillai mon père, la gorge nouée. Le silence régnait.
— Pourquoi m'as-tu suivie dans la forêt ? demanda-t-il finalement.
Une grimace tordit mes traits.
— Je veux aussi savoir ce qu'il se trame, avouai-je.
Soudain, mon père se crispa et me dévisagea en reculant. Il ne voulait pas que je me mêle à ce genre de choses, par peur que je risque ma vue, ou bien par peur que je fasse encore une chose stupide. Pourtant, il se passait quelque chose de grave, nous le savions tous. Je voulais connaître les raisons. Comprendre pourquoi, et surtout, venger Iye...
— On en a déjà parlé ! Tu ne dois pas t'en mêler, c'est trop dangereux, et tu es trop jeune !
— J'ai vingt-trois ans, papa ! rugis-je. Je ne suis plus une gamine ! Et en quoi est-ce dangereux ? Vivre parmi les loups, n'est-ce pas déjà risqué ?
Un long soupir s'échappa de sa bouche. Cette fois, je soutins son regard, le visage bouillonnant. Oui, il me voyait comme une enfant, je le savais. J'agissais souvent avec immaturité, mais au moins, mon père me remarquait et ne m'ignorait pas.
— C'est différent ! répliqua-t-il. Même mes plus grands guerriers ne sont pas mêlés à cette histoire !
Agacée, je croisai les bras contre ma poitrine en le toisant. Malgré mon air confiant, mon cœur se serra un peu plus. Je savais pourquoi il ne voulait pas.
— Dis simplement que tu n'as pas confiance en moi.
— Cela n'a rien à voir ! gronda-t-il. Tu agis toujours stupidement, et quand ça arrive, tu aggraves la situation !
— C'est faux ! explosai-je. Je connais les vraies raisons !
Surpris, il recula. En lisant la déception dans son regard, je compris que j'avais recommencé. J'avais à nouveau laissé ma louve prendre le dessus. Je m'empressai de me détourner, tremblante, et aperçus du sang s'écouler de mes poings serrés.
Je passai à côté de lui en le bousculant, puis j'accourus jusqu'à la salle de bain adjacente à ma chambre pour m'y enfermer. Mon sang se glaça lorsque je croisai mon regard dans le miroir, et un frisson de dégoût parcourut mon échine.
Mes iris flamboyaient, brillaient de manière bestiale. Honteuse, je me détournai et me laissai glisser contre le mur, le cœur lourd et la vue trouble.
C'était pour cela qu'il ne voulait pas que je me mêle de ces histoires.
Il avait peur que ma louve prenne le dessus. Mon problème, c'était que même sous forme humaine, je gardais une partie de loup. Mon œil droit en était la preuve. Il restait jaune et avait la même forme que celui d'une bête.
J'étais différente des membres de la meute. Le point positif, c'était qu'ils m'acceptaient et ne me rejetaient pas. Du moins, la majorité. Par conséquent, les inconnus, comme les loups faisaient partie des meutes alliées, me jugeaient souvent, me regardaient comme si j'étais un monstre.
Petite, j'avais subi les regards méprisants, dégoûtés. J'avais fait avec en gardant la tête haute, mais au fond, j'en avais souffert pendant quelques années. Maintenant, j'en faisais outre. J'essayais.
À cause de ma différence et des critiques que j'avais pu entendre, je m'étais écartée, éloignée des autres. J'en avais honte. Le problème, c'était moi. J'étais la seule à vraiment m'isoler quand certains m'acceptaient malgré tout. Mon père craignait que mon côté animal ne dévore entièrement mon côté humain. Il n'avait pas confiance en moi. Mais moi, est-ce que je me faisais confiance, ou non ? Je savais, au fond de moi, que je n'étais pas un monstre. Comme les autres, je savais contrôler ma louve, c'était la moindre des choses.
Les loups, dès leur plus jeune âge, devaient apprendre à ne faire qu'un avec leur bête. Ils devaient apprendre à gérer leur bestialité. Plus les années passaient, plus il était simple de contrôler son loup. Même moi, j'y parvenais. Pourtant, beaucoup avaient peur que je perde le contrôle.
Et savoir que mon père me voyait comme une bête, ça me brisait le cœur.
Un souffle m'échappa et je repensai à Iye. Ma gorge se noua. Comment avais-je osé gâcher ses hommages ? Un rire amer traversa l'orée de mes lèvres en repensant à la scène.
En plus d'être un monstre, j'étais une idiote.
En repensant à son corps ensanglanté, le cœur arraché, un poids immense s'abattit dans mon estomac. Un haut-le-cœur me traversa et je secouai la tête en me mordant les lèvres, dans l'espoir d'oublier les autres images qui tentaient de me tourmenter. Mon cœur, déjà meurtri, sembla se briser un peu plus alors que ma louve s'agitait en moi, joignait sa peine à la mienne.
J'avais suivi mon père et Bly pour en savoir un peu plus. En voyant le corps d'Iye, j'avais ressenti des sentiments contradictoires : tristesse, dégoût, mais surtout, de la colère. Oui, de la colère à l'égard du meurtrier. Je n'étais pas la seule à ressentir tout cela, les autres membres aussi étaient remontés. Personne ne touchait à un membre de notre famille sans goûter les frais.
Je tentai de repousser cette sinistre image, nauséeuse, et soupirai. Je savais qu'il avait souffert. Le lien de la meute nous l'avait fait comprendre. Nous avions senti que quelque chose se tramait. Mais quand mon père était allé sur place, il était trop tard.
Silencieusement, je me relevai et décidai d'affronter mon regard. Mes yeux ne flamboyaient plus. Je cachai mon œil jaune à l'aide de ma main et mon cœur se serra. Je ressemblais à une humaine, ainsi. L'autre œil, de couleur bleu, à cet instant, me faisait croire que j'étais normale.
Je laissai mon bras retomber le long de mon corps en observant mon reflet. Mes cheveux frisés étaient ébouriffés, impossible de les dompter. J'avais l'air d'une folle.
Iye... Cet homme était exemplaire, il ne méritait pas une mort aussi atroce. La culpabilité rongea un peu plus mes tripes. Pourrait-il me pardonner d'avoir gâché ses hommages ?
Ma gorge se noua. J'allais trouver le coupable, c'était une promesse. Je me vengerai pour me faire pardonner.
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