Chapitre 23 : (Aurore)

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J'entends un aboiement que je reconnais entre mille. Je cours à perdre haleine dans les couloirs, on aurait dit une folle. J’ouvre la porte, et…

Luffy me saute dessus, me faisant tomber sur le tapis. Je ris, je pleure, et je répète le nom de mon chien encore et encore tandis qu’il me met de la bave partout en remuant la queue aussi fort qu’il le peut.

J’ai l’air ridicule, assise au milieu du couloir à serrer Luffy dans mes bras, la tête dans sa fourrure, mais je m’en moque. Plus rien d’autre n’a d’importance que toi, mon chien, mon ami, ma seule famille.

Égoïstement, je regrette de l’avoir laissé devant la muraille, de ne pas l’avoir eu à mes côtés, entraîné dans mes galères. Je n’ose pas imaginer comment l’attente a dû lui paraître longue.

- Je me disais bien que cela te ferait plaisir de le revoir.

Je tourne la tête et croise le regard d’Henry. L’espace d’un instant, un semblant de sourire se dessine sur son visage, très vite remplacé par une expression neutre. Il ajoute :

- Je suis allé le chercher moi-même.

- Quoi ?!

Je ne peux pas y croire. Un Roi au troisième niveau ? Impossible. Je m’apprête à lui demander confirmation quand je vois passer une ombre dans ses yeux. Il a vu.

Il a affronté un terrain qu’il ne connaissait pas, où toutes les règles sont brisées, où les maîtres mots sont destruction et survie. Cette ombre, seuls les gens qui ont déjà mis les pieds dans ce niveau l’ont.

- Merci.

Ce simple mot porte toute ma gratitude sur ses épaules. Henry le voit et ne répond rien.

Je change de sujet.

- Au fait, Zéphyr m’a appris qu’il avait deux complices qui l’ont aidé à réaliser son meurtre.

- T’a-t-il dit comment ils s’appelaient ?

- Non, je réponds en détournant le regard.

Et même s’il l’avait fait, j’aurais fait semblant de ne pas savoir. Je dois lui donner assez d’informations pour qu’il ne doute pas de ma fidélité, mais pas trop pour ne pas condamner les amis de Zéphyr.

- Pour ses complices, j’étais déjà au courant. Les gardes les ont arrêtés il y a deux jours. Je comptais les interroger ce soir, m’apprend Henry dans le plus grand des calmes.

Oh non.

Je peine à garder une expression neutre. Mon visage pâlit. Il y a deux jours, je rassurais Zéphyr en lui disant que si ses amis se faisaient emprisonner, je le saurais.

- Je me disais que tu pourrais leur rendre visite au nom de Zéphyr et essayer de leur soutirer des infos en les amadouant. Peut-être cela aurait-il plus d’impact et d’efficacité que si je leur rendais visite.

Je ne réagis pas. Je ne peux tout simplement pas. Je vais interroger quelqu’un. Non seulement j’ai l’impression d’avoir menti à Zéphyr, mais en plus, je mène moi-même l’interrogatoire des ses amis. Je suis à la croisée des chemins, et au lieu de m’engager sur celui de la délivrance, mes actions me poussent sur celui qui va m’enchaîner au bras d’Henry. Cette pensée me fait frissonner.

Luffy, voyant mon inquiétude, me pousse de sa tête.

- Viens, dit Henry en me tendant la main. Je vais t’accompagner jusqu’à leur cellule.

Je prends sa main, à contrecœur, et me lève. Je suis le Roi dans un état second. Mon chien sur mes talons.

À mesure que nous nous enfonçons dans le château, vers les cellules, celui-ci sent mon trouble, et garde les oreilles dressées, attentif au moindre bruit. Il me passe devant, et tourne la tête pour me regarder un bref instant, avant qu’un bruit lointain n'attire son attention. Il veille sur moi, je comprends, dans un élan de lucidité. Ce chien est vraiment intelligent.

Henry, lui, mène la marche, tout en prenant garde de rester à distance de Luffy. Nous passons devant ma nouvelle cellule sans nous arrêter et ma tête me lance. Des images apparaissent et je les repousse dans un coin de mon esprit. Je les regarderai plus tard. Comme tant d’autres.

Depuis que j’ai changé de cellule, les visions sont plus fréquentes. Trop pour que cela soit une simple coïncidence.

- Nous y sommes, dit soudain Henry, me tirant de mes pensées. Prête ?

- Oui, je réponds en pensant le contraire.

Il ouvre la porte et me laisse entrer avec mon chien. Puis il referme la porte, me laissant face à deux inconnus.

À peine rentrée, je suis plaquée contre le mur. La femme, Hermine, me toise, le poing fermé à quelques centimètres de ma figure.

- Qui es-tu ? Donne-moi une bonne raison de ne pas t’en mettre une !

Je regarde son poing plus en détail. Les coupures, le sang, en disent long sur les traitements qu’a subis sa propriétaire. Je respire un grand coup et regarde Hermine dans les yeux.

- Mon prénom ne te dira rien, mais puisque tu tiens tant à le connaître, c’est Aurore. Je viens de la part de Zéphyr.

La blonde plisse les yeux, méfiante. Sa main se ferme un peu plus.

- De la part de Zéphyr, c’est ça ? Essaie encore pour voir.

- Vous n’êtes pas des amis de Zéphyr ? je suis perdue.

Hermine commence à sérieusement s’énerver.

- Bon, tu vas dire pourquoi ils t’ont jetée ici ?!!

Son poing part. Je me recroqueville.

- Non, dis-le, je suis… je suis de votre côté !

La main s’arrête à quelques millimètres de mon visage. Hermine la laisse retomber, intriguée.

- De notre côté ? Tu insinues quoi exactement ?

- Je suis du mauvais côté des barreaux moi aussi. Et même si le Roi me donne plus de liberté, je n’en suis pas moins à sa merci. Zéphyr est dans la même cellule que moi, dans un état déplorable…

- Déplorable comment ? me coupe Hermine, un pli d’inquiétude barrant son front.

- Il était presque mort quand je suis arrivée, j’annonce sombrement. J’ai utilisé toutes les libertés dont je profitais pour le soigner, et pour venir vous voir quand j’ai su que vous vous étiez fait attraper. Zéphyr était inquiet pour vous et je l’ai rassuré, à tort.

- Mmh…

Hermine me relâche, sans toutefois me considérer comme une alliée. Je remarque alors Constant, qui dort à même le sol.

- Il va bien, répond la blonde à ma question silencieuse. Les événements l’ont épuisé, d’autant plus qu’il s’est plusieurs fois occupé de monter la garde.

J’acquiesce en silence. Hermine croise les bras. Elle me reluque avec attention, comme si mon allure pouvait faire changer l’opinion qu’elle a de moi.

Elle finit par briser le silence.

- Tu sais pourquoi je ne te crois pas ? Parce que tu m’empêches d’accéder à tes souvenirs pour vérifier.

Mon expression, stupéfaite, la surprend.

- Tu ne le fais pas exprès ?

- Je ne sais même pas de quoi tu parles exactement ! je lui dis en secouant la tête.

Hermine fait les cent pas en réfléchissant. Je m’appuie contre le mur. Accéder aux souvenirs des autres sans qu’ils le sachent ? Jamais auparavant je n’ai entendu quelque chose d’aussi farfelue et impossible.

Soit cette femme me croit assez sotte pour y croire, soit elle me fait une blague. Pourtant, son expression sérieuse sème le doute dans mon esprit.

Et si… c’était vrai ? Cela voudrait dire que j’ai un pouvoir dont je n’ai pas conscience… Je fais la liste de toutes les personnes que je connais. Ont-elles pu fouiller dans mon esprit sans que je le sache ?

Hermine se racle la gorge, me tirant de mes pensées.

- Bon… Je ne suis pas censée t’en parler.

Hermine hésite, mord sa lèvre.

- Mais si tu veux nous faire sortir d’ici, tu dois savoir.

Un instant de silence. Puis sa voix tombe, plus basse :

- Certaines personnes naissent avec… une mémoire différente. Une mémoire capable de briser les autres. D’arracher, de greffer, de protéger ce qui leur appartient. On appelle ça… une mémoire avancée.

Je sens mon estomac se nouer.

- Attends… tu veux dire que je peux… influencer les gens ?

Elle me jette un regard tranchant.

- Oui. Mais fais-le trop souvent, et ce sont tes propres souvenirs qui s’effaceront.

Je déglutis. Ses mots claquent comme des avertissements.

- Et surtout… ne fais pas le geste.

- Quel geste ?

Un sourire dur traverse son visage.

- Ne joue pas à ça. Chacun a le sien. Le tien… tu l’as déjà fait sans le savoir, ce qui a du activer ton pouvoir par inadvertance.

Mon souffle se bloque.

Hermine se penche vers moi, ses yeux brillants d’une lueur inquiète.

- Ce monde que tu croyais rêver… noir, vide, avec ces lumières colorées… Ce n’était pas un rêve, seulement l'espace mental de la personne que tu ciblais avec ton don.

Un monde vide et sombre…
Cela me rappelle quelque chose.

6 ans. Voilà le nombre de bougies sur mon gâteau pour mon anniversaire. Ma mère, le sourire aux lèvres, me félicite. La journée est l'une des plus belles de l'année. Il fait beau. C'est rare. Parce que ma mère sourit. C'est rare aussi. Parce que mon père passe la journée à la maison au lieu de défendre Eldory et son Roi.

Seulement voilà, c'est déjà l'après-midi et il n'est toujours pas là. Je parle à ma mère de mon inquiétude. Elle me rassure en me caressant les cheveux, mais je vois dans ses yeux qu'elle aussi est inquiète.

Ce soir-là, je me couche en pensant à papa. Je n’ai rien fait de la journée sauf l’attendre. La seule chose que je voulais, c’était qu’il soit là. Une larme coule. Et, épuisée, je me suis endormie.

7 ans. Enfin. Cette fois-ci, ma mère n’a pas fait le gâteau, elle est allée le chercher à la boulangerie. Quand je lui ai demandé pourquoi, elle n’a pas répondu. Elle était peut-être trop fatiguée. C’est vrai qu’elle ne dit rien depuis un petit moment. Elle fixe la fenêtre en pleurant, et quand je regarde à travers la vitre, je ne vois que la maison des voisins. Elle pleure aussi quand je lui parle de papa. Encore plus quand je lui dis que peut-être cette fois-ci, il pourra venir à la maison pour mon anniversaire. Je pourrais lui donner le dessin que j’ai fait pour lui. Comme ça, il pourra l’afficher dans sa chambre à la caserne militaire. Ce serait chouette.
Alors pourquoi maman pleure ?

8 ans. Maman n’a pas acheté de gâteau. Je lui ai demandé pourtant, mais elle n’a rien répondu. Elle a peut-être oublié. J’ai fini par m’énerver. J’ai crié, tapé du pied, lancé des objets, cassé un vase, mais elle n’a rien dit. Elle a continué à fixer la fenêtre.
Je me suis mise devant elle.
Elle n’a pas tourné la tête, n’a même pas levé les yeux vers moi. Je l’ai laissée et je me suis assise devant la porte avec tous mes dessins.
J’ai attendu toute la journée en espérant que papa ne m’oublie pas encore une fois.

9 ans. Pas de gâteau. Et sûrement pas de papa non plus. Cette fois-ci, j’ai décidé de passer mon anniversaire avec des amis. J’ai demandé à ma mère et elle n’a rien dit, donc elle doit être d’accord.
On s’est donné rendez-vous sur la place du marché.
J’arrive, toute contente, et je découvre tous mes amis déjà là, des paquets entre les bras.
Je m’écris :

- C’est pour moi tout ça ? Vous êtes sûrs ? je demande en les voyant acquiescer.

- Bien sûr ! ils me répondent. À croire que personne ne t’offre rien à ton anniversaire d’habitude !

Je me retiens de leur dire que, depuis mes 7 ans, ma mère ne m’offre plus de cadeaux. Je souris et je déballe tout. Je découvre des jouets et je ne peux m’empêcher d’être déçue.
Ils sont beaux, mais ils ne peuvent remplacer l’absence de papa. Mathilde me voit renifler, les yeux rouges, et vient s’asseoir à côté de moi.

- Tu penses à ton papa ? me demande-t-elle.

- Quoi ? Comment tu sais ? je lui réponds, surprise.

- Ça ne doit pas être facile… depuis qu’il est parti, me dit-elle.

- Parti ? Où ça ?

- Ben… au ciel. Tu ne le savais pas ?

Je suis perdue.
Comment mon papa peut-il être dans le ciel ? Il ne peut pas voler.

- Mon père m’a dit que ton père était parti avec d’autres soldats pour trouver une autre île. Leur bateau a… coulé… dans une tempête.

Coulé ?
Je pâlis à mesure que je comprends pourquoi mon père ne venait pas à mes anniversaires.

- Depuis quand est-il est mort ?

- Deux ou trois ans, je crois.

Deux ou trois ans.
Je me lève, et sans un regard pour les jouets et les autres enfants, je pars. J’arrive à la maison, qui est plongée dans le noir. J’allume des bougies et traverse la cuisine où c’est moi qui fais à manger depuis quelque temps. Je me dirige droit vers la chaise que maman ne quitte plus depuis longtemps, et je la secoue.

- Maman…

Pas de réponse.
Je la secoue plus violemment, et les larmes commencent à couler.

- Maman !

Ma mère ne quitte pas la fenêtre des yeux.
Je la gifle.

J’ai mal au cœur. Elle met la main à sa joue, puis se tourne lentement vers moi. Son visage est pâle, cerné, vide.Elle semble surprise de me voir pleurer. Sa main s’approche de moi, mais je la repousse.

- Tu savais que papa était parti ? je lui demande. Tu savais qu’il ne viendrait pas à mes anniversaires ?

Elle se fige, ne me répond pas.

- Tu savais ! je suis en colère. Tu savais et tu m’as menti ! Tu ne m’as rien dit ! Tu m’as menti, tu m’as laissée l’attendre devant la porte, lui faire des dessins alors que tu savais !

Elle tente de me serrer dans ses bras, mais je la repousse.

- Tu n’as fait que pleurer, tu ne voulais pas me faire de gâteau, de cadeaux, tu ne me faisais plus de câlins, de bisous, alors que tu savais qu’il ne reviendrait pas. Tu l’as attendu, et tu m’as laissée toute seule. Tu es trop méchante ! Égoïste !

Je lui fais un regard noir, même si les larmes inondent mon visage.

Tout devient noir autour de moi.
La pièce, ma mère disparaissent au profit d’un monde vide, un néant rempli de lumières de toutes les couleurs. De véritables lucioles ! Je sèche mes larmes, émerveillée. Une luciole vole jusqu’à moi. Non, pas vraiment une luciole. Plutôt une bulle violette. Une belle. J’essaie d’en prendre une dans mes mains, mais elle éclate dans un « pop » caractéristique.
J’ai une idée.

Je frappe dans mes mains. Une bulle flotte devant moi et explose sous mes mains.J’éclate de rire, je ris à m’en faire mal au ventre. C’est au moment où une belle bleue éclate que les belles, les unes après les autres, commencent à décrocher la mélancolie. Quand il n’y a plus de bulles à éclater, je me calme. Cela fait du bien de rire.

Maman devrait rire plus souvent.
Maman…

Le salon et ma mère réapparaissent aussi rapidement qu’ils ont disparu. Un peu perdue, je regarde autour de moi. Maman me regarde en fronçant les sourcils, et je suis ébahie. Elle se lève, ne fixe plus la fenêtre, mais moi. Les larmes recommencent à couler. Je me précipite dans les bras de ma mère.

- Maman !

Elle me repousse, chose inattendue.
Je l’observe, médusée, froncer les sourcils et se tenir la tête à deux mains, tout en me fixant.
Une expression confuse passe sur son visage, et elle recule d’un pas.

- Je… je crois que tu t’es trompée… Je ne suis pas ta mère.

Je suis interdite.

- Quoi ? Mais si, bien sûr !

- Non, non, nie-t-elle en reculant encore.

Elle met la main sur la porte d’entrée et tourne la poignée.
J’avance, suppliante.

- Maman, maman, non ! C’est moi, Aurore. J’ai neuf ans, non non ne pars pas !

Elle a refermé la porte et est partie en courant.
Me laissant seule, le jour de mes 9 ans.

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