Chapitre 24 : (Zéphyr)

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Je partage désormais ma cellule avec un chien. Il y a quelques heures, les gardes ont ouvert la porte pour me laisser cette bête sans s'expliquer. Elle s’est assise devant la porte et a aboyé pendant peut-être un quart d’heure, sûrement contre ceux qui l’avaient enfermée, sans même me jeter un regard.

Elle a finalement arrêté d’aboyer et a commencé à faire les cent pas en gémissant…

- Ça ne va rien changer, je finis par dire au chien, de plus en plus agacé par le bruit, que tu fasses du bruit ne va pas te faire sortir de là, alors par pitié arrête !

Le chien tourne la tête et la penche quand il me regarde, comme s’il s’interrogeait sur mes intentions. Puis il s’approche de moi et commence à me renifler. Son museau passe sous mon t-shirt et je m’écarte, remettant le haillon à sa place.

- Hé ! Ne commence pas à me déshabiller !

Le chien me regarde encore avec son air interrogateur. Soudain, un bruit se fait entendre dans le couloir. Ses oreilles se dressent et il tourne la tête. Je fais de même. Mais le bruit disparaît. Le chien gémit, peut-être aussi désespéré que moi. Pris de compassion pour le chien, je m’assois par terre et tapote les pierres à côté de moi. Le chien vient s’y coucher, tapi de façon à pouvoir me voir autant que la porte. J’ai presque l’impression qu’il soupire.

- C’est dur, rester enfermé, je commence plus pour moi que pour lui. Ne pas changer d’air. Ne pas voir le ciel. À la longue, on finit par devenir fou. J’ai tenu un an à quelques mois près. Je me serais peut-être suicidé si elle n’avait pas été là. Elle m’a aidé, alors qu’elle risquait de s’attirer la colère du Roi lui-même. Par sa présence, elle a mis un terme à ma folie. Elle a chassé de mon esprit les pensées les plus ténébreuses. Je lui dois tout, à commencer par ma vie. Aurore…

Le chien se redresse et aboie en remuant la queue.

- Toi aussi tu aimes ce prénom ? je lui demande sans vraiment m’attendre à une réponse. Moi je le trouve magnifique. Il avait un prénom teinté du rose, du rouge et du orange des premiers rayons du soleil, un prénom qui annonce le début d’une nouvelle journée, pleine de promesses et d’espoir, un prénom qui chasse la nuit et ses ténèbres, pour venir en aide aux plus démunis, un prénom ravissant et timide, courageux et indépendant. Un prénom qu’elle porte si bien…

Le chien aboie, mais cette fois, son regard est tourné vers la porte. Effectivement, des pas lourds se font entendre. Quand ils s’arrêtent devant la porte, je me retiens de pousser un soupir de soulagement. C’est elle.

Je me lève au moment où elle entre, et remarque son expression triste, voire coupable, qu’elle dissimule rapidement sous un grand sourire. Elle ouvre les bras et je me dirige vers elle, prêt à accepter cette invitation quoique un peu surpris. À ma grande surprise, le chien lui saute dessus, manquant de la faire tomber, et lui lèche le visage. Pleine de bave, Aurore rit. J ' observe la scène à la fois dérouté et amusé.

Le sourire d’Aurore est maintenant éclatant. Elle finit par se relever, en s’essuyant le visage avec la manche de sa robe de bal déjà tachée. Elle explique :

- Tu te souviens de l’ami dont je t’ai parlé ? Celui que j’ai laissé derrière moi ? Eh bien, c’est lui, Luffy.

- Oh… Mais pourquoi est-il ici ?

- Il se pourrait que j’en ai parlé à Henry et qu’il soit lui-même descendu le chercher… elle répond en rougissant un peu.

Je respire, en cachant ma morosité. Il est allé jusqu’au troisième niveau ?! Sans rire ! Il a sûrement demandé à un de ses gardes de faire ce boulot juste pour faire plaisir à Aurore. Et puis, elle rougit… Je pensais qu’elle ne l’aimait pas !

Je remarque avec un temps de retard le changement d’expression d’Aurore. Je m’assois sur la planche servant de lit et lui indique du menton qu’elle peut s’installer à côté.

- J’ai une mauvaise nouvelle aussi, dit-elle en détournant les yeux, m'annonce-t-elle.

- Ne sois pas dans cet état, je lui dis, soucieux de son bien-être. Je ne vais pas te juger.

- Ce n’est pas une mauvaise nouvelle qui me concerne directement comparé à toi, avoue-t-elle en se retenant. Ils… Ils ont attrapé Hermine et Constant.

Oh non…

Non, non, non, non…

- Non, je dis avec le peu de certitudes qu’il me reste en la regardant. Non, dis-moi que ce n’est pas vrai.

Son regard se plonge dans le mien.

- Dis-moi que ce n’est pas vrai, je murmure. Pitié… Ma voix se brise.

Je suis seul, je hurle de douleur. Je souffre. Ils veulent me briser, le roi surtout, je m'effrite déjà entre leurs mains, et je suis seul face à eux, à souffrir, j’ai besoin de quitter cette horreur, je m’enfonce dans un puits sombre et il n’y a personne pour me remonter. Je veux que l’on m’aide, par pitié, quelqu’un doit m’aider, je hurle, le sang s’écoule de moi et ruisselle sur le sol, et je suis seul, atrocement seul, et à travers mes larmes et mes pensées éparses, je pense que cela aurait pu être pire, qu’il n’a que moi, et si je résiste, je pourrais peut-être m’échapper, car ils n’ont pas de moyen de faire pression sur moi. Et je me dis, je me dis que si Hermine et Constant sont en sécurité, je peux encore tenir le coup. Je souffre, je souffre, mais ils sont en vie. Je suis condamné, torturé, brisé, mais ils sont en vie.

Ma mort ne sera pas vaine.

- Pitié… je te répète, l’espoir ténu accroché à mon cœur telle une sangsue.

Elle détourne les yeux.

- Ils ne sont pas prisonniers.

Son visage et sa voix me prouvent néanmoins le contraire. L’espoir me lâche. Je me sens vide, vide de tout sauf de tristesse et de désespoir. Je serre le poing et mes jointures blanchissent. Je serre à m’en faire mal. Cette douleur est insignifiante comparée à celle qui habite mon cœur.

Je n’aurais pas dû m’attacher à eux.

Hermine me regarde et me tend sa main.

- Je te jure que tu peux compter sur nous, me dit-elle en me défiant de la contredire. Avec Constant, nous sommes capables de nous débrouiller seuls si la mission venait à échouer. Nous sommes dignes de confiance aussi, alors accepte de nous laisser t’aider à infiltrer le palais, à nous rendre utiles et nous arrêterons d’en faire qu’à notre tête. C’est doublement bénéfique pour toi alors arrête de lorgner ma main comme si c’était celle du Mal en personne et serre-la bon sang !

- Allez, accepte-nous, intervient Constant. C’est pas bon d’être seul et de rejeter les autres, ça donne des idées noires.

Je soupire, passe la main dans mes cheveux. Ces deux-là sont bornés comparés aux autres. Ils me ralentissent avec leurs idées de solidarité, et d’entraide fraternelle débiles. Mais si je ne rentre pas dans leur jeu, ils vont finir par vraiment nous faire repérer avec leurs bêtises.

- Bon c’est d’accord, je finis par dire en soupirant. Vous pourrez me seconder dans le palais, mais par pitié, cessez ces enfantillages.

Je serre la main d’une Hermine ravie.

Dans quoi me suis-je fourré ?

Je me lève, faisant sursauter Aurore et le chien. Je me dirige vers cette porte, cette maudite porte qui me sépare de la liberté. J’arme mon poing. Celui-ci frappe la porte. Je frappe de plus en plus vite et de plus en plus fort, et je me déchaîne contre cette putain de porte et je hurle.

Un mélange de colère et de désespoir.

Hermine ouvre la porte de notre repère : une maison à moitié en ruines. Elle a les bras chargés de brochettes de poisson.

- Je me suis dit qu’après avoir planifié et rendu à peu près habitable ce taudis, il valait mieux prendre des forces.

- Je meurs de faim, approuve Constant, en se frottant les mains.

- C’était une bonne idée, je lui fais, reconnaissant.

Nous nous asseyons et attaquons la viande sur le sol poussiéreux. Elle est encore tiède.

- C’est trop bon ! s’exclame Constant. Tu les as trouvées où ?

- Au marché, répond Hermine. J’ai vu une fille en acheter. J’en ai profité pour en chiper quelques-unes pendant qu’elle payait et le marchand n’a pas remarqué.

- Tu ne pouvais pas payer ? je demande. Avec l’argent que je t’ai donné ?

- Non, répond-elle en fronçant les sourcils. Je me le suis fait voler.

Je soupire. Décidément, le sort s’acharne à me faire échouer. Rassasié, je les laisse et gravis les marches à deux doigts de s’effondrer. Je m’assois sur le mur en ruines. Aujourd’hui, le soleil est haut dans le ciel, la chaleur me fait l’effet d’un tison. Mais je reste là.

Des rangées de soldats patrouillent dans les rues et devant la muraille. Leur armure ressemble à celle des soldats d’Ezendéria. Mon regard se perd dans l’océan à perte de vue, en direction de mon royaume natal, nostalgique.

- Toi aussi, Ezenderia te manque.

C’est la voix d’Hermine, qui s’assoit à mes côtés. J'acquiesce.

- Moi aussi le royaume me manque, me confie-t-elle. Les forêts vastes, les montagnes, les lacs. Je n’ai pas le pied assez marin et le gouvernement refuse de m’affecter à un poste fixe sur l’île. Ma seule consolation, c’est la présence de Constant à mes côtés de temps en temps.

- Vous êtes liés ? je lui demande, surpris.

- Oui, répond Hermine. Je sais que nous avons de la chance de nous être trouvés si tôt. Et toi ?

- Non, pas encore, je réponds, neutre, tandis qu’au fond de moi, une blessure se rouvre.

- Le pire, dans tout ça, c’est quand on aime quelqu’un, mais que l’on se rend compte que son âme n’est pas liée à la nôtre.

- Oui, c’est horrible, je confirme, tentant de garder ma neutralité.

C’est si horrible de tomber amoureux, et de s’ignorer pour ne pas braver l’interdit. Mais c’est pire encore de braver l’interdit et se faire prendre, parce que l’on ne revoit jamais sa moitié.

Mon expression se fissure, et Hermine le remarque. Elle ne fait aucun commentaire, pas même lorsque je renifle, les yeux brillants. Au moment où je me lève, après avoir rassemblé les morceaux de ma carapace, elle me lance :

- Je comprends pourquoi tu te montres si froid avec nous, alors si tu décides de rester isolé, sache que je respecte ton choix.

Je hoche la tête et bredouille un remerciement. Je m’en vais avant de fondre en larmes.

Certaines personnes sont si gentilles que je ne peux pas les repousser sous prétexte que mon passé me hante. Il est temps de tourner la page, Zéphyr.

Les souvenirs défilent dans mon esprit, et je hurle contre le Roi, contre moi. Tout est de sa faute. Tout est de ma faute. Le film continue de se dérouler.

Constant et moi, nous moquant d’Hermine et de ses cheveux pleins de boue, en train d’esquiver les objets qu’elle lance à la figure.

Moi et Hermine en train de regarder le coucher de soleil.

Moi ramenant à Hermine et Constant l’un des seuls fruits que l’on puisse trouver sur Eldory.

Nous trois planifiant notre mission, riant des cailloux remplaçant les soldats sur la carte.

Nous trois nous déguisant en soldat eldorien. Nous trois nous entraînant au maniement des armes.

Nous trois…

Mon cœur est en miettes.

Les morceaux éparpillés au sol sont si tranchants que je pourrais me couper en tentant de les recoller. Je me retourne et me laisse glisser contre la porte, un gémissement de douleur étouffé. Tout est de sa faute. Tout est de ma faute. J’ai mal. Si mal que mes yeux refusent de pleurer.

Une main se pose sur mon épaule. Je relève la tête, et mon regard se plonge un instant dans celui d’Aurore, avant de se détourner. Elle ne devrait pas assister à ça, me voir si démuni, si souffrant…

Cependant, au lieu de parler, elle oriente ma tête pour la poser sur son épaule. Je m’y accroche comme à une ancre au milieu de la tempête. Mes épaules finissent par s’affaisser. Les larmes se mettent à couler. Et je me laisse aller.

Nous restons assis dans cette position un moment, Luffy couché à nos pieds, la tête entre ses pattes. La respiration calme d’Aurore m’aide à m’apaiser, et la douleur se tarit peu à peu, jusqu’à n’être plus qu’un nuage lointain.

Finalement, après un moment, je brise le silence :

- Comment… tu as su… ?

Je ne finis pas ma phrase, mais ce n’est pas la peine.

- C’est Henny qui me l’a appris, elle me répond. Il… M’a demandé d’aller leur poser des questions, me répond-elle.

Je perçois dans sa voix le tiraillement qu’elle éprouve : ne pas contrarier le Roi ou être libre de choisir.

- Ils vont bien, pour l’instant, essaie-t-elle de me rassurer. Henny ne les a pas encore interrogés…

Elle se garde de me dire qu’il ne tardera pas à le faire.

- Hermine m’a parlé de quelque chose d’étrange aussi… Et sur le moment je ne l’ai pas crue : une mémoire développée, il me semble. Elle a aussi mentionné que vous n’étiez pas Eldoriens. Elle a dit que vous ne veniez pas d’ici… mais elle ne m’a pas dit d’où.

Elle me regarde dans les yeux, un visage plein d’espoir.

- Il existe vraiment une autre île ?

Apprendre qu’elle sait que je suis étranger m’inquiète autant que cela me soulage. Est-ce que je peux lui confier des informations que le Roi cherche à tout prix ? Suis-je prêt à prendre un tel risque pour mon peuple ? Ai-je envie de lui mentir encore ?

Non.

Je ne peux pas nier.

- Je sais que… dit-elle en se redressant et je replace ma tête sur son épaule pour qu’elle soit plus à l’aise. Tu te demandes si je suis digne de confiance, si je vais répéter au Roi ce que je sais… Pour tout te dire, je lui ai promis de répondre aux questions qu’il se pose… s’il arrête de te torturer. Je peux pas te promettre de ne rien lui dire à ce sujet, mais je jure que je ferais en sorte de retarder au maximum la révélation des informations les plus importantes… jusqu’à…

Jusqu’à ce qu’il lui mette la pression, voire qu’il la menace, complète ma pensée.

Elle fait son possible pour moi. Pour me garder vivant face à Henny, quitte à risquer la confiance qu’il a en elle. Et moi, je me demande si je peux lui faire confiance !

J’ai vécu tant de choses atroces, j’ai surmonté toutes les peines et les douleurs, et on m’a souvent qualifié de courageux… mais face à elle, qui abrite un coeur déchiré par les années, un cœur néanmoins si altruiste, si courageux qu’il supporte le poids des autres en plus du sien.

Je ne vaux presque rien à ses côtés.

- Ce que t’a dit Hermine sur la “mémoire avancée” est juste. J’ai moi-même une mémoire avancée. Henny également.

Elle fait une drôle de tête.

- Henry aussi ?!

- Oui, j’acquiesce. Et heureusement que mon esprit est protégé, sinon il aurait pu y accéder pour soutirer des informations qu’il veut.

- Et Constant… ?

- Aussi. Là d’où je viens, tous ceux qui ont une mémoire avancée font partie d’une unité qui protège l’île ou qui explore les mers à la recherche d'autres îles.

- L’île…

- J’y arrive, je souris en sentant l’admiration et l’espoir dans sa voix. L’île s’appelle Ezenderia. Elle est divisée en deux, et la mer a creusé entre elles deux… un grand lac.

Aurore est émerveillée, au point qu’elle a du mal à se représenter ce que je lui décris. Je parle de l’immensité d’Ezenderia, de sa taille, si grande que l’on pourrait y placer une dizaine de fois la ville d’Eldory. Je lui décris la nature, partout, tellement qu’il est parfois difficile de s’y frayer un chemin. Je lui raconte comment les deux villes, Lyffort et Hylcross, se sont formées, d’abord en ennemies puis en alliées. Je lui explique ce que sont les collines, et leur douce courbe verte façonnant l’horizon ; ce que sont les montagnes, et leur grand pic rocheux couvert de neige surplombant Ezenderia. Je lui décris les patates, les tomates, les choux, et je la sens saliver. Je parle des animaux : des aigles qui tournoient dans le ciel, des chevaux sauvages et des chiens – beaucoup de chiens, de toutes tailles, couleurs et formes possibles. Et tandis que je lui décris le monde dans lequel j’ai vécu, je la vois rayonnante, des étoiles dans les yeux, et je prends conscience de la chance que j’ai eue.

Ce que je qualifierais de normal…

Elle le qualifie de paradis.

Elle qui vit sans problème sur ce que je pense être un caillou désertique.

Et, à ce moment-là, je lève les yeux vers le plafond de la cellule, là où devraient se trouver les étoiles. Si je sors d’ici avec elle…

Je l’emmènerai à Ezendéria.

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