Chapitre 27 : (Zéphyr)
Malgré l’obscurité, je sens ses yeux sur moi. Je sens à quel point son corps, penché vers le mien, est figé depuis que je lui caresse la main. Ce n’est pas bien.
Je ne devrais pas faire cela. Je ne devrais pas la toucher, la regarder avec ce regard-là. Et pourtant, je ne peux pas m’empêcher de le faire. Je ne peux pas retirer mes mains et m’éloigner d’elle, je ne peux pas m’empêcher de la dévisager quand elle ne me voit pas, de laisser mon regard s’emmêler dans ses cheveux brun-roux, caresser son visage parfait, glisser sur sa robe… Je ne peux pas m’empêcher de me poser des questions sur elle, même les plus idiotes me rendent curieux : ce qu’elle aime plus que tout, sa saison préférée, sa couleur préférée, sa matière préférée, si elle sait nager, si elle… si elle m’apprécie…
Même si je ne devrais pas m’attacher, même si j’ai connu la douleur de la perte, même si je sais que le conseil interdit les relations en dehors de celles des âmes liées, même si j’avais fait le vœu que cela ne se reproduise plus… Je sais qu’elle a touché mon cœur.
Sans le savoir, elle a réussi à ouvrir le coffre dans lequel je l’avais enfermé. Elle en a pris soin, elle l’a fait revivre, elle lui a permis de guérir et d’aimer encore, malgré la douleur passée.
Cependant, même si mon cœur bat pour elle, je ne referai pas les mêmes erreurs que j’ai faites. Ils n’en sauront rien, elle non plus, comme ça ils ne l’éloigneront pas de moi.
Aussi, je détourne le regard, car je l’aime, car j’ai peur pour elle, et je me force à lâcher ses mains.
- Et comment comptes-tu nous faire sortir, au juste ? lui demandai-je pour relancer la conversation.
J’agite mes menottes et le bruit des chaînes retentit, sinistre, sur le sol.
- Je ne sais pas encore, elle avoue, je n’ai pas encore établi de plan. Je voulais te parler de ma volonté de nous échapper avant. Et toi ?
- Tu ne pourrais pas envoyer Luffy chaparder les clés ?
- Non, il a beau être très intelligent, il ne sait pas passer à travers les portes, rétorque-t-elle, ironique.
- Très drôle. Mais tout de même, pourquoi tu ne demandes pas à Henny s’il peut aller se dégourdir les pattes ?
- Il ne voudra pas, je lui ai déjà posé la question.
- Dans ce cas… tu ne pourrais pas les voler pendant que tu es avec Henry ?
- Il ne les a pas sur lui et il me surveille tout le temps où je suis dehors. Prendre le risque de les voler devant lui, ce serait comme lui demander directement de me les remettre.
- Pourquoi je n’y ai pas pensé ? Allons lui demander, je plaisante, les clés, et aussi des vêtements et de quoi se faire un bon repas ! Je suis sûr qu’il accepterait !
- C’est vrai, et tant qu’on y est, pourquoi ne pas piocher dans ses coffres aux trésors ! Il doit avoir tellement de pièces qu’il ne doit plus savoir quoi en faire !
- J’ai toujours rêvé de nager dans un gros tas d’or, je dis sur le ton de la confidence, ce qui la fait rire.
- Moi je rêve de découvrir une île plus accueillante qu’Eldory, où je pourrais vivre confortablement et heureuse. Avec des oiseaux !
- Tu changeras vite d’avis quand tu verras la façade de ta maison pleine de fientes.
- Ne gâche pas mon rêve ! m’intime-t-elle en mettant un doigt sur mes lèvres.
Elle a beau être sérieuse, je sais qu’elle sourit.
- Loin de moi l’idée de le gâcher ! Si j’avais un bateau sous la main, je te l’aurais prouvé sur-le-champ !
Pour appuyer mes dires, je mets un pied sur la planche qui sert de lit, je pointe du doigt une destination invisible et je m’écris :
- Levez l’ancre, déployez les voiles ! Cap sur Ezendéria !
- Dans combien de temps arriverons-nous à destination ? me lance Aurore, se prenant au jeu.
- Si les vents sont bons et la mer calme, nous y serons dans deux semaines !
- Ne perdons pas de temps, j’ai envie de voir les “montagnes” ! Et que ça saute !
- Bien, mon capitaine, je réponds en riant.
Je me rassis aux côtés d’une Aurore au visage rayonnant, ce qui n’était jamais arrivé auparavant. Satisfait de lui avoir remonté le moral, je souris aussi. Luffy aussi semble avoir retrouvé la bonne humeur et aboie en remuant la queue, pour participer à la joie collective. C’est bien la première fois que la cellule est emplie de bonne humeur et de légèreté. Le froid nous fait frissonner en même temps, ce qui déclenche un fou rire. Son rire a beau être timide, le son cristallin est magnifique.
- Tiens, dit-elle en enlevant la veste pour me la tendre, tu es moins couvert que moi.
- Non non, je repousse ses mains, un homme galant ne laisserait pas une femme lui prêter sa veste et attraper froid devant lui.
Je reçois la veste en pleine figure.
- Ce n’était pas juste une proposition, réplique-t-elle, un sourire aux lèvres devant mon visage stupéfait, et un homme galant ne contrarie pas une dame.
- Dans ce cas-là, considère-moi comme un garde du corps, je souris, qui se soucie de ta santé.
Même dans le noir, je devine qu’elle rougit. Son silence est d’autant plus parlant.
- Je veux bien garder la veste, me dit-elle finalement… si nous la partageons.
Je réfléchis, mais seulement pour la forme, avant d’accepter. Nous nous décalons sur un côté de la planche en bois, l’un contre l’autre, la veste sur nos épaules. De mon bras, je tente de la protéger du froid mordant. Elle tremble un peu et je resserre ma prise, tout en faisant attention à ne pas trop la serrer.
Finalement, après un long moment, Aurore commence à bailler. Je m’écarte un peu et lui suggère de se reposer sur la planche. Je lui laisse la veste et me lève.
- Moi aussi, je vais dormir…
Elle m’attrape le bras avant que j’aie fait un seul pas.
Je me fige, et elle dit, hésitante :
- Je me disais que tu ne devrais pas dormir sur le sol… les pierres sont gelées…et le lit, enfin la planche, est assez grande… pour deux… si tu veux…
Elle baisse les yeux. Vient-elle seulement de me proposer de…
Je n’y crois pas.
Et pourtant, elle ajoute :
- Et puis le sol est dégoûtant.
Je ne rêve pas. Elle m’a bien proposé de…
Je me retourne. Je veux être sûr d’avoir compris. Ou peut-être me trouver une énième raison pour accepter ce que mon cœur me supplie de faire.
- Tu es sûre ?
- Te l’aurais-je proposé sinon ? répond-elle en esquivant
la question.
Sa voix est tout de même hésitante.
Je m’assieds prudemment à côté d’elle et je la sens se figer. Tous ses muscles sont tendus. Elle n’a jamais dormi avec quelqu’un, je réalise. Je tends ma main vers la sienne, mais elle l’éloigne avant que j’aie pu la toucher. Elle a peur que je… Je lève les mains pour les mettre en évidence, et lâche avec amertume :
- Écoute, que ça soit clair entre nous : je ne compte pas profiter de toi. Si tu n’as pas confiance en moi alors ce n’était pas la peine de me proposer ça ! Je ne suis pas quelqu’un comme ça.
Qu’elle ait aussi peu confiance en moi me brise le cœur. Les fissures sont vite remplies de colère et de tristesse. De déception.
Jusqu’à ce que ce soit elle qui me prenne la main. Comme je ne la regarde pas, elle finit par me prendre le menton. Ses doigts délicats font pivoter ma tête et je m’efforce de conserver ma rancœur envers elle. Rien à faire, elle disparaît avec le contact. Elle plonge son regard dans le mien.
- Écoute, que ce soit clair entre nous, me dit-elle fermement en réutilisant mes paroles. J’ai vécu en grande partie dans la rue. Depuis que j’ai 9 ans précisément. Tu n’as pas envie de savoir tout ce qui a pu arriver, ou tout ce qui a failli arriver à la petite fille du troisième niveau que j’étais.
Des images du troisième niveau, aussi horribles les unes que les autres, envahissent ma tête pour se mélanger avec celles, plus jolies, d’une Aurore enfant.
C’est vrai.
Je ne sais pas comment s’est passée son enfance. Je suis honteux de mon erreur. Honteux de lui avoir fait se souvenir de ces années sombres de sa vie.
- Excuse-moi, je…
- Ce n’est pas grave. Tu ne savais pas, elle me coupe. Maintenant, allonge-toi, avant que je change d’avis.
J’obéis et me cale contre le mur de pierre pour lui faire de la place.
Après une seconde d’hésitation, elle fait de même, nous ménageant un écart de quelques centimètres.
J’utilise la veste comme couverture et passe le bras par-dessus son ventre, comme pour la protéger. Sa respiration se calme petit à petit, et elle finit par sombrer, ses muscles se relâchant. J’observe la courbe de ses hanches et de son dos avec fascination, sans bouger, pour ne pas la réveiller.
Pouvoir la garder aussi près de moi…
C’est tout simplement fantastique.
Si la porte devait s’ouvrir à ce moment-là, je ne sais pas si je réveillerais Aurore. Peut-être que je ferais comme si elle était fermée juste pour la garder contre moi, pour profiter encore un peu de cette parenthèse de paix,de cet instant hors du temps,
Avant que l’on ne s’échappe vers Ezendéria, mettant fin à cette histoire commencée ensemble.

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