Chapitre 28 : (Henry)
Aujourd'hui, j'ai décidé de mettre de côté mes devoirs et ma couronne. Aujourd’hui, je ne suis plus qu'un simple noble allant sauver sa dame de l'ennui de la cellule.
Enfin, c’est ce que je me dis avant d'ouvrir la lourde porte du cachot et de découvrir ma dame endormie contre Zéphyr. Il a osé faire ça ! Ma colère et ma jalousie atteignent des sommets quand je remarque, sous ma veste, qu'il a passé un bras sur elle ! Rien que de les voir comme ça, cela me donne des envies de meurtre.
Je me reprends néanmoins, me racle la gorge. Elle se réveille en sursaut. Ses beaux yeux turquoise se posent sur moi, et elle se redresse en secouant la tête comme pour remettre de l'ordre dans ses idées. Elle enlève de sa taille le bras de Zéphyr, ce qui m'arrache un petit sourire satisfait. Ils n'ont rien fait, et cela se voit : elle ne l'aime pas du tout. Cette pensée me rassure.
L'autre finit par se réveiller à son tour et me toise sans dire un mot. Derrière toute sa retenue, je sens sa colère au fait que je lui enlève la fille, et je ne peux m'empêcher de sourire plus largement. Je le nargue, et il le sait pertinemment. À l'aide des clés que m'ont passées les gardes, je retire les chaînes d'Aurore et la conduis dehors. Je prends bien garde à refermer la porte avant que le chien ne puisse nous suivre, et remets les clés aux gardes.
Silencieusement, nous remontons les marches vers le château. Une fois dans les couloirs, elle demande :
- Qu’allons-nous faire aujourd'hui ?
- Tu verras, je lui réponds mystérieux. Mais il vaut mieux que tu ailles te changer.
En effet, sa robe de bal est tâchée dans ce qui jonche le sol de la prison. De plus, elle a enlevé les tiges métalliques et déchiré le tissu, ce qui rend la toilette irrécupérable. Elle acquiesce.
Je la laisse aux bons soins des domestiques et patiente dans le couloir.
La journée qui s'annonce promet d'être incroyablement, me dis-je rêveusement. J'avais prévu bon nombre d'activités à faire avec elle, rien que tous les deux, et la simple pensée me fait sauter mentalement de joie. Je respire pour tenter de me calmer, et un souvenir remonte à la surface.
- Un jour, Henry, tu régneras
- Oui, père.
Du haut de mes huit ans, le poids de cette responsabilité pesait déjà sur mes petites épaules. Mon père, le Roi, me le rappelait tous les jours pour que je m'y prépare. Cependant, cette fois-ci, il continua
- Un jour, tu me remplaceras, et j'espère que ce jour arrivera très tard.
Mon expression vexée trahit mes pensées.
- Je pense ce que je dis, insiste-t-il, mais pas parce que je considère que tu ne seras pas prêt : parce que ce rôle est lourd à porter. Tous les jours, je m'en remets un peu plus compte, et tous les jours, mon peuple attend de moi que je les guide, que je règle leurs problèmes, que je rende l’île prospère. Et je me dois d'employer chacune de mes heures à remplir ce devoir que l'on attend de moi. Ce que je veux dire, c'est que lorsque tu seras Roi, mon fils, tu donneras ta vie à ton royaume et tu n'auras plus de temps pour vagabonder comme tu le fais aujourd’hui. Ton rôle va dévorer toute ta vie personnelle pour ne te laisser que tes obligations. Être roi, c'est bien, mais plus tu auras le temps de profiter de ta jeunesse, mieux ce sera.
Ce jour-là, à huit ans, je n'ai pas saisi le sens de ses paroles. Je voulais être Roi et avoir le mérite qui allait avec. Je n'ai pas non plus remarqué, à cet âge-là, la façon dont mon père parlait de ses responsabilités. Je n’ai pas compris que si elles lui pesaient plus chaque jour, c'était avant tout parce qu'il se réveillait tous les matins sans se souvenir des jours précédents, ni des autres d’ailleurs.
Non, du haut de mes huit ans, je pensais qu'il voulait simplement s'assurer un long règne sans que je le défie pour avoir le pouvoir.
Mais maintenant, j'ai 18 ans. J'ai 18 ans, et je suis roi. Je comprends enfin ce qu'il m'a dit ce jour-là, à moi qui ait fini par fomenter sa chute : ma vie se résume à mon rang et mes devoirs. Je n'ai plus un seul instant à moi. Je me lève entouré de gens nobles pour me servir, je mange à leurs côtés, discutant des affaires du royaume. Je m'endors presque devant eux ! Les seuls moments à moi sont ceux que je partage avec elle. Cela fait un moment que je l'ai compris d’ailleurs.
Un toussotement discret me tire de mes pensées. Je me retourne et me fige en voyant Aurore.
La robe que j'ai choisie tôt ce matin lui va parfaitement.
Les différentes nuances de bleu contrastent avec sa chevelure de feu et ses joues rougissantes. L’absence de cerceau et de corset me permet d'admirer ses courbes sous le tissu fin et la chemise blanche qu'elle porte. Je saisis sa délicate main et y dépose un baiser.
- Votre robe vous va à ravir.
- Ce n’est pas la mienne, rectifie Aurore en chuchotant.
- Si, je vous l’offre.
Elle rougit, gênée. Je décide de ne pas tenir compte de sa réaction pour la guider dans les couloirs.
- Allons déjeuner, je meurs de faim.
Elle acquiesce en silence, ma main toujours dans la sienne.
Nous arrivons dans une petite salle à manger dont la moitié des murs sont en verre. Le soleil pénètre par rais de lumière à l'intérieur, illuminant la petite table au centre. Avant d'aller chercher Aurore, j'ai veillé à ce que cette pièce soit redécorée en bleu et dépoussiérée. Plus que tout, je tenais à ce qu'elle soit émerveillée en entrant, à ce qu'elle profite de ce décor de rêve, qu'elle goûte à tous les avantages que lui offraient mon rang et mes richesses, tous les avantages que je lui offrais. Il fallait qu'elle se rende compte d'elle-même de tout ce qu'elle gagnerait en étant avec moi, que je puisse lui passer la bague au doigt.

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