Chapitre 37 : (Aurore)

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- Aurore, devant la Lumière qui guide les vivants, promettez-vous d’aimer Henry avec sincérité, de lui offrir confiance et bienveillance, et de marcher à ses côtés tant que votre cœur en aura la force ?

Cette question résonne dans ma tête. Tout mon être me hurle NON, mais je suis figée par la peur, le désespoir et la colère. Toutes ses émotions négatifs forment un nœud infini dans mon esprit, qui me comprime la poitrine. J’ai envie de crier que je ne veux pas mais ce serait me condamner. Donc je vais répondre oui.

Parce que je suis lâche,

Parce que je suis égoïste,

Parce que je ne suis pas capable d’être heureuse.

Je lève la tête pour regarder mon Roi. Je ne veux pas embrasser ce visage qui me rappelle de mauvais souvenirs. Jamais. Je ne veux pas l’embrasser parce que ce serait volontairement oublier qui j’aime vraiment.

J’ai toujours été lâche.

J’ai toujours été égoïste.

Je devais survivre, le reste importait peu.

Et maintenant ?

Vais-je continuer à survivre toute ma vie ou vais-je avoir le courage de vivre, ne serait-ce qu’une seconde ?

Je tourne la tête vers le pauvre officiant qui dirige la cérémonie et enlève mon voile.

- Non je ne le veux pas.

Ces mots sont un véritable soulagement. Toute la salle est silencieuse. Même les musiciens ont arrêté de jouer. Mes yeux se plantent dans ceux de celui que j’étais prête à épouser il y a quelques secondes.

- Non je ne le veux pas, je dis avec plus d’assurance.

Il me regarde sans comprendre. Je précise en murmurant :

- Je ne vais pas t’épouser si mon cœur appartient à quelqu’un d’autre et si cela signifie faire semblant de t’aimer toute ma vie.

Je ne peux plus revenir en arrière à présent. Et étrangement, cela ne me dérange pas. Je vois le moment précis où Henry devine de qui je parle exactement. Son visage se déforme sous la rage et le dégoût.

- Lui ?! Lui sérieusement ?!

Il sourit, comme si tout ce que je lui avais dit n’était qu’une blague. Je frissonne. Dans la salle, les gens chuchotent entre eux. Le roi approche sa bouche de mon oreille.

- Je crois, me chuchote-t-il, que tu sembles avoir oublié qui je suis exactement. Tu vas arrêter ce cirque et dire oui quand on te le demande. Est-ce si compliqué ?

- Pour moi ça l’est, je lui réponds en reculant. Tu n’obtiendras jamais mon accord.

- Très bien.

Il se tourne vers l’assemblée et affiche un beau sourire.

- Veuillez excuser ma femme, elle ne se sentait pas très bien mais a quand même tenu à ne pas annuler le mariage. J’aurais dû prévoir le fait que la fièvre lui ferait faire des choses regrettables, achève-t-il en me prenant dans ses bras de façon à ce que je ne puisse pas m’éloigner pour le contredire.

Un murmure d’approbation se fait entendre. Malgré tout, je vois bien que les gens sont perdus.

- Oublions ce petit imprévu et commençons plutôt les réjouissances !

Puis il fait un signe de tête au bourreau. Le temps semble ralentir tandis que le bourreau lève sa hache.

Avoir une mémoire avancée est une grande responsabilité. Aussi, souviens-toi de ceci. Ton don ne doit jamais servir à blesser, mais à révéler et guérir.

Les mots d’Hermine ressurgissent soudain des tréfonds de ma mémoire. La solution.

Je me tourne vers le bourreau dont la hache se rapproche du cou de mon âme liée. Je regarde ses yeux, reflets de son esprit, et me laisse envahir par mes émotions.

La peur de ne pas arriver à arrêter la lame, la douleur anticipée de la perte, une douleur horrible, la rage de le voir œuvrer pour la mort, exécuter les ordres du Roi sans discuter, sans rien remettre en question, l’amour infini que je ressens pour Zéphyr, si puissant que je pourrais en mourir, la peur de mal faire, le peur de couper notre lien par erreur…

La peur de tout gâcher, et de le perdre, de la même manière que j’ai perdu Pierre.

Je suis projeté dans l’esprit du bourreau.

Je flotte. Je flotte dans un vide sombre, un néant sombre où volent des milliers de lucioles multicolores. Certaines forment des nuages, d’autres se déplacent seuls. Un ballet magnifique. Ressemblant à celui de ma mère. J’ai une montée de culpabilité.

Je me reprends. Pas question de se morfondre maintenant. Il faut agir. Mais comment ? Même Hermine ne m’a pas expliqué comment le processus fonctionnait.

La vision horrible du signe de tête d’Henry me revient à l’esprit, plus stressante que jamais. Une luciole quitte soudain son groupe pour voler vers moi. Elle me tourne autour, brillant plus intensément d’un bleu pale. J’approche mon doigt et l’effleure.

Le souvenir de l’ordre du Roi s’impose à mon esprit, mais à ma grande surprise, ce n’est plus mon point de vue, mais celui du bourreau.

Les lucioles sont des souvenirs.

Je regarde la luciole bleue, qui continue de voleter près de moi, et une idée folle me vient. Est-il possible,

de modifier un souvenir ?

Je recueille dans mes mains la petite luciole, et me laisse envahir par le souvenir. J’attends patiemment qu’Henry regarde le bourreau. Et, au moment où il le fait, je ferme les yeux. J’imagine qu’au lieu d’Hocher la tête, il dit au garde de ne pas tuer le prisonnier, car comme « sa femme » ne sens pas bien, qu'elle n’appréciera pas le spectacle à sa juste valeur. Il ajoute également qu’il vaut mieux le libérer car il n’est même pas coupable de meurtre. J’essaye de rendre le plus réaliste possible la scène, allant jusqu’à imaginer mon expression pâle, fatiguée, et celle d’Henry, froide, et lasse, pour donner l’impression qu’il avoue avoir mal agi.

Puis, j’ouvre les yeux. Je me retrouve dans le vide sombre. La luciole clignote dans mes mains. Petit à petit, le bleu pale s’éclaircit, se changeant en un jaune magnifique. Je souris et soupire de soulagement. Ça a marché. Je pourrais danser, crier et pleurer de joie.

Cette joie est si intense, si vive, que mon esprit est expulsé de celui du bourreau. Je réintègre brutalement mon corps, juste à temps pour voir la hache dévier de sa trajectoire. Brisant les chaînes de Zéphyr. La surprise se reflète une fraction de seconde sur Zephyr avant que celui-ci n’agisse. Il se précipite sur l’un des gardes présents sur l’estrade, et profite de sa surprise pour lui enlever son casque et lui plaquer la main sur le visage. Il la retire et l’instant d’après, le garde s’élance vers un roi au visage livide :

  • Mort au Roi, il crie !!!

Je comprends son intention et dirige mon regard vers le garde le plus proche du Roi. Dans son esprit, je change le dernier souvenir du souverain, avant de m’arrêter brutalement.

Ça ne va pas assez vite.

Si on change les souvenirs des gardes un par un on arrivera pas à l’arrêter et il va avoir le temps de se glisser dans les esprits pour faire la même chose que nous.

Je sors de l’espace mental du garde et regarde la foule de gens stupéfaits par les événements. Ils doivent comprendre. Ils doivent savoir ce que le Roi leur cache.

Sinon ils le défendront.

Je ferme les yeux instinctivement et les bruits disparaissent. Mon esprit se vide de pensées inutiles. Et, une fois le néant installé, les souvenirs liés au Roi et ses mensonges ressurgissent, par vagues de plus en plus en plus grandes, de plus en plus imposantes, j’ai l’impression que mon esprit est submergé, les paroles de Zéphyr, les compromis de Henry, sa déclaration d’amour, sa tentative... ces raz de marée ne laissent aucun vide, aucune pause pour respirer, et au moment où ma tête entière est prête à exploser…

Je relâche tout.

Les eaux jaillissent de mon esprit, ils frappent tous les gens présents dans la salle, y compris Henry et Zéphyr.

Je rouvre les yeux, et un mal de tête me fait m’effondrer sur le sol. Je relève difficilement la tête et vois Zéphyr se précipiter vers moi. Mon regard se pose ensuite sur Henry, à présent maintenu au sol par trois gardes. Autour de lui c’est le chaos. Les spectateurs sont sortis de leur torpeur et se crient les uns sur les autres, se battent, les coups de poings fusent, les cheveux arrachés.

Mais tout cela me paraît lointain, peu important comparé à l’homme qui court vers moi et me soulève pour me prendre dans ses bras. Je souris malgré la douleur qui me scie le crâne. J’ai les larmes aux yeux. Lui aussi. Il prend délicatement mon visage entre ses mains, et passe son pouce sur mes joues, fasciné, heureux d’être en vie et de pouvoir les toucher à nouveau.

- Si tu savais… je lui dis d’une voix rauque et brisée… Si tu savais combien j’ai eu peur…

- C’est fini maintenant, me rassure Zéphyr en m’attirant un peu plus à lui. Je suis là, tout va bien.

Il me caresse les cheveux tandis que je laisse mes larmes tremper le haillon qui lui sert de chemise.

- Je… Je ne sais pas… comment j’aurais pu vivre sans toi, je lui avoue entre mes larmes.

- Moi non plus, il répond. Si les rôles étaient inversés je n’aurais pas pu vivre sans toi. Mon âme liée.

Il se recule un tout petit peu pour m’observer.

- Tu es sublime dans cette robe.

Ses yeux brûlent de désir. Je souris en rougissant, les yeux brillants. Et je m’autorise à faire de même et à laisser mon regard errer sur son corps.

- Je n’ose pas t’imaginer en costume, je lui dis sur le ton de la confidence, j’ai peur d’être éblouie.

Il sourit franchement en retour, et m’embrasse. Un baiser de retrouvailles et une promesse d’éternité qui efface le reste du monde. Lorsque nous nous séparons, c’est les yeux hagards mais emplis de joie et d’amour.

Puis nous remarquons le silence dans la salle. Pesant. Tout le monde nous regarde.

Face à tous ces visages ahuris, je ressens soudain le besoin de parler, d’agir avec courage pour expliquer ce qui doit être expliqué et éviter ainsi que l’anarchie s’installe. Je prends la main de Zéphyr, et me racle la gorge. Être l’objet de tous les regards me met mal à l’aise mais je sens que ce que je m’apprête à faire est important. Alors, après avoir jeté un dernier coup d’œil à mon âme liée, je me lance.

- Je suis issue du peuple. Du troisième niveau.

Une vague de murmures se fait entendre.

- Je vole pour gagner ma vie et je passe la plupart de mes nuits dehors, je continue avec plus de conviction. Récemment, j’ai volé le Roi lui même, et je me suis retrouvée en prison.

Hoquets de stupeur.

- En prison j’ai rencontré celui que vous traitiez en meurtrier quelques minutes auparavant. Je l’ai rencontré presque mort. Le roi l’avait torturé dans le but de lui soutirer des informations sur son île natale. Car oui, cette homme, ainsi que ceux que vous avez condamnés aujourd’hui ne sont pas Eldoriens.

Nouvelle réaction de la part de mon auditoire. Moi aussi j’ai eu du mal à croire qu’il puisse exister une autre île que la nôtre, plus habitable.

- Henry a utilisé ces Eldoriens pour chasser son père du trône, puis s’est retourné contre eux et les a fait enfermer pour assassinat. De cette manière, il pouvait prendre le trône et gagner le respect.

Cette fois ci ma remarque est accueillie par des protestations. Un homme dans la foule crie.

- Votre histoire tient pas debout ! Si l’ancien roi n'est pas mort, alors où est-il ? Pourquoi n'avoir rien dit.

- Parce que le roi a disparu. Henry s'est occupé de lui, répond Zéphyr. Il doit être au fond de la mer à présent.

Les pauvres se regardent entre eux avec suspicion.

- Et, même s'il était vivant, non seulement vous ne le reconnaitriez pas car il ne se montrait que rarement en public, mais en plus il ne se souviendrait pas de son règne car sa mémoire est défaillante.

- Le roi portait-il un tatouage ? demande soudain une voix.

Un vieil homme s’avance. Les gens s’écartent sur son passage en murmurant. Il finit par nous rejoindre et je le reconnais : c’est celui qui s’était occupé des autres dans le bunker pendant le raz de marée. En le voyant Zéphyr écarquille les yeux. C’est bien lui. Je n’en reviens pas.

L’ancien roi regarde son fils sans dire un mot. Puis il se détourne et fait face à un public destabilisé.

- Je suis aussi perdu que vous. J’ai l’impression de n’avoir jamais été Roi, de n’avoir jamais pris de décision, donné de discours, cependant j’ai ceci.

Il soulève un bout de sa chemise, et sur son flanc apparaît un dessin de l’insigne royal.

- Je ne sais pas d’où vient ce tatouage mais ce dont je suis certain c’est qu’il n’est pas là par hasard mais pour me rappeler que j’ai été important.

Il fait une pause, et rabaisse sa chemise. Le public est suspendu à ses lèvres. Il n’a beau pas se souvenir de son règne, il n’a pas perdu son don inné pour les discours.

- Ni moi, ni Henry ne sommes plus compétents que vous. J’ai sûrement du assumer mon rôle toutes ces années pour ne pas vous abandonner, sans toutefois être un bon Roi. Mes décisions n’étaient pas faites pour le long terme, car j’étais incapable de me projeter. Demain, j’aurai oublié mon discours. J’aurai oublié la signification de ce tatouage et je me fondrai parmi les plus pauvres. Vous par contre, vous n’oublierez pas. Dorénavant, dès que vous le verrez, il pointe du doigt Henry, vous penserez à tous ses mensonges pour accéder au pouvoir. Dés que vous me verrez, ce seront mon règne et ma mémoire défaillante qui vous reviendront à l’esprit. Vous, cher Peuple, vous êtes contrairement aux courtisans hypocrites du roi, lucides, justes et conscients de ce qui est le mieux pour vous. Aussi, ma dernière décision en tant que Roi est de vous donner le pouvoir. Vous déciderez ensemble et ferez en sorte de ne manquer de rien et de partager ce qu’ont jalousement gardé pour eux les habitants des premiers niveaux.

Il se tourne vers nous et sourit, mais tristement. Sûrement car il est condamné à oublier ce moment si particulier. Je le comprends sans réussir pour autant à imaginer : moi aussi je n’aurais pas voulu perdre ce souvenir.

Je serre un peu plus la main de Zéphyr.

- Il est temps de clôturer cette belle cérémonie, finit l’ancien roi, en rappelant donc que vous êtes invités ce soir à discuter du sort de Henry avec nous, Aurore et Zéphyr, ainsi que de l’avenir du royaume !

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