Chapitre 6 : (Aurore)
Je fais face à une montagne d'or.
Avec l'intégralité des pièces, des centaines de personnes mangeraient à leur faim toute leur vie. Littéralement,
le paradis.
Je commence à remplir mes poches frénétiquement. Pour être franche, je ne pensais pas réussir aussi facilement. Pas réussir tout court en fait. N'ayant pas mangé depuis plusieurs jours, mon énergie chutait sérieusement. Si j'avais croisé ma serait-ce qu'un garde sur mon chemin je n'aurais pas eu assez de force pour fuir. Autant dire que je me suis lancée dans une mission suicide.
Une fois mes poches pleines à craquer, je me redresse et marche d'un pas incertain vers la sortie. Ma robe et ma cape pèsent sur mon corps affamé me faisant tanguer. Par miracle, j'arrive à refermer la porte en fer de la salle des coffres. Tandis que je me déplace comme une ivrogne sur un bateau, je tente de rassembler mes pensées Je suis arrivée de ce côté-ci. Non, il n'y avait pas autant de fenêtres. Plutôt celui-là, même si je ne reconnais pas les pots de fleurs… AHHHH !!
Je trébuche et m'étale sur la moquette rouge qui recouvre le sol de l'entièreté de l'étage. Je m'aide des murs pour me remettre debout et continue au hasard.
Plus le temps passe, plus je dois m'aider des murs de marbre pour avancer, plus mon esprit s'embrume et je me sens perdue. Je finis par arriver devant une grande forte majestueuse, Je suis à bout de souffle. Mon cœur bat à une vitesse jamais atteinte auparavant. Pendant un instant, je reconnais la porte. Je l'ai traversée en sens inverse. C'est celle qui donne accès à la cour et au premier niveau. Je prends mon courage, et ce qui me reste d'énergie pour pousser la porte, soulagée d'avoir presque réussi mon coup. Les gouttes de sueur ruissellent sur mon visage, et le dernier obstacle tombe. Le battant s'ouvre,
révélant une salle de bal pleine à craquer de gens qui me dévisagent tandis que je m'effondre, presque morte de faim.
…
Je reprends connaissance dans une grande salle aux dalles de marbre et aux colonnes richement décorées. Tout ce blanc éclatant, serais-je au paradis? Je m'assois et la tête me tourne. Je suis de nouveau allongée sur le carrelage froid et sa fraîcheur me fait du bien. J’admire le plafond entièrement peint. Plusieurs hommes ailés y sont mis en scène. Je reconnais d'ailleurs plusieurs événements de nos mythes les plus célèbres. Je retente de me redresser, avec plus de succès cette fois. Mon regard examine la pièce. Pas de doute, je suis bien au paradis. Je ne pensais pas qu'une telle chose soit possible. Une voleuse n'est pas censée se retrouver dans un tel lieu.
Un jeune homme s'approche de moi, d'une démarche qui impose le respect. Ses cheveux blonds sont soigneusement peignés et pas une mèche ne dépasse. Ses yeux bruns me rappellent la chaude couleur du chocolat, un délice sucré que je n'ai jamais pu m'offrir mais dont j'ai toujours rêvé. Il a un beau teint hâlé qui amplifie sa beauté surnaturelle.
- Un ange, je murmure ébahie.
- De tous les surnoms dont j'ai été affublé, celui-ci est de loin mon préféré, sourit-il.
Sa réponse me trouble. Je fronce les sourcils.
- Vous n'êtes pas un ange ? Sommes-nous bien au paradis ?
- Vous êtes vivante ma chère et vous n'êtes pas au paradis mais dans mon palais, son visage se referme. Et en ne reconnaissant pas votre Roi, vous lui manquez de respect.
Mon esprit fait le lien entre la salle luxueuse et le jeune homme devant moi, coiffé d'une couronne que je n'avais pas remarquée. Tous les habitants sont censés connaître Henry. Je rougis de honte, me tais. Je suis dans de beaux draps.
Il s'avance vers moi, et désigne un tas de pièces d'or à côté de moi.
- Et en plus de cela, vous avez assez d'arrogance pour me voler ce qui me revient de droit et vous immiscer dans ma propre soirée sans invitation ?!
Cette fois je pâlis. Le Roi m'a surprise en train de le dépouiller de ses biens. Pour la première fois depuis que je vole pour survivre, on m'a attrapé. Mon pire cauchemar est en train de se réaliser. Je comprends que je risque de ne pas m'en sortir. J'ai peur. Ma vie est en jeu, entre les mains de ma victime réputée pour sa froideur et sa cruauté. Au lieu d'être au paradis, je suis tombée en enfer.
- Heureusement, vous avez de la chance, je vais me montrer miséricordieux envers vous. Au lieu de vous laisser mourir de faim aujourd'hui, vous aurez un repas en cellule.
Je n’en crois pas mes oreilles. Un repas ? Pas de peine de mort ?
- Et vous serez pendue demain à titre d'exemple pour dissuader tous ceux qui auraient l'idée de voler le Roi.
Pendant que je tente de digérer l'information, il fait signe à deux gardes qui me saisissent chacun un bras. Encore sous le choc, je ne me débats pas. Je vais mourir demain. Je vais mourir demain. Je vais mourir demain. Je vais mourir demain. Cette phrase est répétée à l'infini dans ma tête, et je suis incapable de l'empêcher de provoquer peur et paralysie en moi. Je vais mourir demain. Pendue.
Comme Pierre.
Je suis traînée dans les couloirs immaculés, moi et ma robe la plus propre, laissant des traces de saletés sur la moquette. Puis, au fur et à mesure que nous enfonçons dans les profondeurs du palais, les murs se salissent. Bientôt, la moquette est remplacée par un sol carrelé de façon grotesque et rudimentaire et les murs en marbre par des briquettes de pierre.
- Voici les cellules s'exclame le Roi devant moi, comme s'il me faisait la visite.
Sa joie et le fait qu’il tienne à m’accompagner jusque dans ma geôle me laissent indifférente.
Je vais mourir.
Les portes en bois épais, renforcées par des plaques de métal, défilent le long du couloir étroit.
Soudain, je m’effondre et hurle. Les gardes me lâchent, aussi désemparés que le Roi, tandis que je me tiens la tête à deux mains. La douleur dans mon crâne s’amplifie tellement que tout devient noir.
La mer est scintillante aujourd’hui. Calme. Le vent, chargé d’embruns, fait gonfler les voiles du navire.
Assise à la proue, le regard tourné vers l’horizon bleuté, j’admire la façon dont le voilier fend les vagues, laissant une traînée blanche derrière lui.
Aujourd’hui est un jour spécial : un nouveau départ, une nouvelle mission.
Direction une île inconnue. Eldory, d’après ce qu’on m’a dit, est gouvernée par un roi à la mémoire défaillante, incapable de se rappeler ce qu’il a dit ou fait les jours précédents.
La mission est simple : destituer le roi et le remplacer par une personne plus apte mentalement.
Cette fois-ci, deux autres m’accompagnent.
Je les observe du coin de l’œil.
Hermine donne un coup de main aux matelots chargés des voiles. Sa carrure imposante ne l’empêche pas de grimper aux cordages avec une agilité déconcertante. Une vraie guerrière, celle-là. Dans son dos, deux lames aussi scintillantes que redoutables sont solidement accrochées. Sa tenue en cuir noir et son regard dur lui donnent une allure de bandit ou de démone. Deux tresses blondes flottent au vent, lui fouettant parfois le visage.
Constant, quant à lui, discute avec le capitaine. Lui aussi est impressionnant par sa taille et son allure, dépassant d’une tête au moins son interlocuteur. Ses cheveux roux coupés courts et sa barbe soigneusement taillée forment un contraste saisissant. Malgré son air un peu simplet, il réussit toujours ses missions, paraît-il. Il faudra que je le lui demande, un jour.
Une chose est sûre : ils ne font tous deux pas leur âge, et paraissent ainsi beaucoup plus vieux. Ils n’ont en réalité que dix-neuf ans.
Je laisse vagabonder mon regard sur le reste de l’équipage, puis sur l’île qui commence déjà à s’éloigner. Ezenderia, actuellement la plus grande île du monde et la plus grande puissance militaire aussi. Les remparts, fiers et puissants, se dressent, prolongeant les digues. Tout un monde disparaît à mesure que le bateau avance et gagne cet océan sans fin, sur lequel je navigue depuis neuf ans environ pour accomplir mes missions.
Depuis ces neuf années, ma vie est un éternel recommencement. Les cycles se sont confondus jusqu’à tous se ressembler. Je voyage, j’accomplis ce qu’on m’a demandé d’accomplir, je retourne au royaume, et on me confie d’autres tâches ; jusqu’à en oublier comment vivent les gens sédentaires.
Cela me convenait, au début. J’étanchais ma soif d’aventure, de courage, tout en remplissant mon devoir.
Maintenant, je suis las.
Et je ne peux pas arrêter ce cycle sans fin.
Je chasse ces pensées néfastes de mon esprit pour me remémorer le but de ma mission. Je l’ai toujours fait. Avancer, coûte que coûte.
En espérant que cette fois, peut-être, il se passera quelque chose d’intéressant.
J’ouvre les yeux.
Le visage consterné du Roi apparaît en gros plan. Je veux reculer, gênée et pétrifiée par cette proximité soudaine, mais je réalise que je suis allongée. Heureusement, Henry se recule à une distance raisonnable et affiche un masque impassible.
Je m’assois. La tête me tourne.
- Que s’est-il passé ? je demande en grimaçant.
- À vous de me le dire, répond-il. Vous marchiez, et l’instant d’après, vous étiez au sol en train de hurler ! Vous vous êtes redressée, les mains sur la tête, et vous avez dit des choses aussi… avant de perdre connaissance. Que vous est-il arrivé ?
- Je ne sais pas, je lâche, perdue, les souvenirs me revenant par bribes.
J’ai… vu des choses. Je suis sûrement folle.
- Est-ce fréquent ?
- Non.
Je regarde les gardes postés de chaque côté de moi, néanmoins pas assez proches pour m’attraper. Devant moi, les cellules qui m’assurent un funeste destin. Derrière moi, une infime chance de survie.
Un choix facile.
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