Chapitre 8 : (Aurore)
Il me condamne à la pendaison et il m'offre un repas !! Je ne sais quoi penser de cette attention.
Ou plutôt, je n’ai pas pris le temps de réfléchir, je ne me suis même pas donné la peine de me méfier. J’engloutis tout ce que l’on m’a donné, c’est-à-dire une miche de pain et sans doute des restes de toasts de la soirée dans laquelle j’ai débarqué.
Je mange comme si cela faisait des jours que je n'avais avalé quoi que ce soit. C'est le cas. Pour l'instant, je suis juste une bête affamée, la famine me faisant oublier mon savoir-vivre et ma bonne conduite. Je m’affale sur le sol et mes paupières se ferment d’elles-mêmes.
Je suis réveillée en sursaut par des coups frappés à la porte de bois du cachot. Je me redresse et remarque l’état de mes vêtements. Ayant dormi dans un mélange verdâtre et malodorant sans le savoir, je suis maintenant couverte de ces immondices. Je réprime une grimace. Je ne veux même pas imaginer de quoi elles sont composées.
- Bonjour Aurore.
Je me retourne. Henry referme la seule issue par laquelle je pourrais fuir. Dans sa bouche, mon prénom est fade, sans valeur. Je me lève et esquisse un pas en arrière tandis qu’il va s’asseoir sur la planche de bois accrochée au mur, que je n’avais pas remarquée hier.
- Viens t’asseoir, il m’ordonne.
Je n’ai pas d’autre choix que d’obéir à l’injonction et je m’assois à l’extrémité du banc. Mes vêtements sont dégoulinants de saletés. Cela reflète bien ma place dans la société : la souillon du troisième niveau, qui vole pour survivre.
- Parle-moi de ces choses que tu as vues hier.
C’est plus un ordre, là encore, qu’une simple demande. Je ne sais pas du tout pourquoi il s’y intéresse autant, à cette stupide hallucination, pourquoi il prend son temps au lieu de m’amener sur la place et de me pendre, vite fait, bien fait. Devant mon silence, un peu trop long à son goût, il se penche vers moi.
- J’ai un marché à te faire. Je ne te tuerai pas si tu réponds à toutes les questions que je te poserai te concernant.
Ce jour-là, une fille anonyme est pendue sur la place pour avoir tenté de voler le Roi. Mais ce n’est pas moi.
Voilà les clauses précises du contrat : il me donne sa parole qu’il ne me tuera pas, mais qu’il pendra une autre fille à ma place, si je réponds à toutes ses questions. Je ne pouvais pas refuser un tel marché. C’était ma vie contre mon intimité et mes secrets.
Je lui raconte donc, en détails, ce que j’ai vu hier. Je lui dis que cela m’est déjà arrivé, il y a un an.
- C’était le jour du marché, et je tentais de me frayer un passage à travers tous les passants. La foule était si compacte que j’avais abandonné l’idée de frôler les gens, de peur de ne pas pouvoir m’éclipser si l’on me remarquait. J’avais donc bifurqué dans une allée que je n’empruntais pas d’habitude, pour rejoindre le troisième niveau. Étrangement, dans cette avenue, rares étaient ceux qui s’y aventuraient. Non pas que cette rue soit lugubre, simplement, les gens n’avaient pas de raison d’y passer. Il n’y avait pas de magasins, pas d’habitations, seulement quelques ruines, une cloison noire au deuxième niveau. Je me souviens m’être arrêtée devant l’une d’entre elles.
- Pourquoi vous êtes-vous arrêtée là ? Il n’y avait que des ruines,
me demande-t-il, me ramenant à la réalité.
- Je ne sais pas… je mens en me détournant. Je peux continuer ?
- Oui, allez-y.
- Donc j’étais seule, en train de regarder une ruine, quand j’ai ressenti une vive douleur, semblable à celle d’une brûlure. Et tout est devenu noir. Puis, j’ai vu un très beau paysage. J’étais assise au sommet d’une montagne, mes pieds se balançant dans le vide. Devant moi, le soleil lançait ses derniers rayons avant de laisser place au crépuscule. Le ciel avait une teinte orangée, et les nuages s’étaient colorés de rose en plus de leur couleur habituelle. Ce spectacle était aussi fascinant que l’immensité verte qui s’étendait en contrebas, jusqu’à dessiner l’horizon. Je me rappelle qu’un sentiment de paix m’avait envahie.
- … C’est tout ?
- Oui, c’est tout, je réponds.
Un regard furtif vers son visage m’apprend qu’il est déçu. Il aurait sans doute préféré plus de contenu ou d’action.Peut-être aurait-il aimé savoir que, quand je me suis réveillée, j’ai entendu un bruit qui venait de la ruine. Mais je ne lui dis pas.
Parce que, sinon, je serais obligée d’expliquer que je me suis enfuie parce que j’ai cru voir une forme ressemblant à mon père décédé, et que le bâtiment détruit devant lequel je m’étais arrêtée… était autrefois la maison de mes parents.
- Je reviendrai demain, dit Henry en se relevant.
Encore perdue dans mes souvenirs, je ne réagis pas.
Le lendemain, comme il l’avait prévenu, il revient.
Cette fois-ci, je le salue :
- Bonjour, Votre Majesté.
Henry fronce les sourcils, mais ne dit rien. Comme la veille, il s’assied sur la planche qui me sert à présent de lit de paille, et je le rejoins. Mais au lieu de me poser des questions sur mes hallucinations, il me demande :
- Quel âge avez-vous ?
- 17 ans.
Je le regarde, surprise. Pourquoi veut-il donc connaître mon âge ?
- Quelles sont vos plus grandes peurs ? Vos plus grands rêves ? Êtes-vous orpheline ? Où habitez-vous ?
Je pâlis, comprenant soudain. Sa voix se fait plus forte :
- Vous êtes censée répondre à toutes les questions qui vous concernent !
Et là, je pense à toutes les choses qu’il va vouloir savoir. Je suis horrifiée. J’ai l’impression que l’on vient de m’arracher mes vêtements et que cet homme m’étudie sous toutes les coutures. Par réflexe, je croise les bras sur ma poitrine, mais cela ne suffit guère à empêcher des pensées terrifiantes de me traverser l'esprit.
Et si, un jour, il me demandait vraiment de me déshabiller entièrement ? Mon cœur bat à toute allure. Je suis livide. En arrière-plan, Henry se fait plus insistant. Non. Je ne veux pas répondre.
Non... Je dois... je dois...
Je dois dire la première chose qui me passe par la tête.
- J’ai… j’ai eu une vision hier soir.
Henry se fige. Il est sûrement aussi suspicieux que moi par mes paroles précipitées. Je détourne le regard.
- Eh bien, qu’attendez-vous pour me la raconter ? fait-il, impatient.
Je lui décris une scène tout droit sortie de mon imagination. Je la découvre en même temps que je la raconte : une île gigantesque, avec de grands parcs, et un majestueux palais. Je mens mal, mais il avale mon histoire avec avidité.
Une fois que j’ai terminé, il me demande des précisions sur certains lieux ou certaines personnes que j’aurais mal décrits. Puis, une fois contenté, il repart. Je suis à la fois soulagée d’avoir pu détourner son attention, et étonnée qu’il ait autant cru à mon histoire.
Les jours suivants se déroulent de la même manière. J’invente, Henry m’écoute avec attention, et je passe ma journée à créer une nouvelle vision, à la peaufiner pour la rendre la plus crédible possible. Les questions trop personnelles ne reviennent pas, et j’en suis ravie.
Cependant, j’ai peur.
Tout cela ne peut pas durer indéfiniment.
Quand mes mensonges et la supercherie seront découverts, j’aurai signé mon arrêt de mort.
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