Chapitre 9 : (Zéphyr)
Je rêvasse.
Ou plutôt… j’essaie de ne pas penser à ma souffrance,
due à la faim, aux coups.
Je tiens encore debout, à bout de force.
La seule chose qui me donne encore l’envie de me battre, c’est la vision que j’ai eue il y a peu. Aussi douloureuse pour moi… que pour la personne de l’autre côté de la porte de ma cellule. J’ai eu de la chance : ses cris ont couvert les miens. Je ne sais pas ce qu’aurait fait Henry, qui l’accompagnait, s’il m’avait entendue. Il aurait probablement brisé le lien qui me reliait à l’inconnue qu’il persiste à enfermer. Et j’aurais pu dire adieu à l’espoir de rencontrer celle que j’ai toujours voulu connaître.
Mon âme-liée.
Capable de faire sienne ma mémoire, autant que je puisse m’approprier la sienne. La seule personne que j’ai le droit d’aimer, là d’où je viens.
Aimer… vraiment.
Un rêve.
Un rêve qui était sur le point de se réaliser.
Ma fureur, et ma déception d’avoir été à quelques mètres d’elle sans pouvoir la voir. Sans même connaître son prénom. Je grimace. Pour ça, oui, mais aussi parce que, depuis que ce foutu Roi me torture et se défoule sur moi, je ne suis plus qu’une plaie à vif.
Un corps couvert de sang.
Je ne sais pas comment j’ai pu tenir jusqu’à maintenant. Ne rien dire. Ne rien dévoiler sur ma terreur. J’entends des pas résonner dans le couloir. Et piteusement, je prie pour que ce ne soit pas l’heure de ce que Henry appelle l’interrogatoire. J’étais loin de deviner qui marchait vraiment dans le couloir.
Elle.
Pourquoi je le sais ?
Parce que ma vue se brouille soudain. Et que tout devient flou, lointain, étouffé.
- Espèce de sale garce ! Comment oses-tu ?!
Je pleure.
La dame me tire un peu plus fort par les cheveux.
- On va aller voir la garde et je leur expliquerai à quel point tu devrais finir entre les barreaux d’une prison !
Cette menace est plus douloureuse que les coups. Plus terrifiante. J’ai toujours eu peur de me faire attraper en train de voler. Et c’est exactement ce qui s’est passé aujourd’hui. La femme m’a vue, la main dans son petit sac à main en fourrure.
Elle me tire par le bras, et je me débats en criant :
- Non ! Non !
Autour de nous, les passants nous regardent avec désapprobation.
- Je peux vous aider, madame ? demande un vieil homme.
Je relève la tête et vois le visage de ma victime se figer.
- Non merci. J’allais amener cette petite voleuse là où elle devait être, lâche-t-elle froidement
- Laissez, je m’en occupe, répond calmement l’homme.
- Mais je vous ai dit que je n’avais pas…
La femme se tait en voyant la liasse de billets qu’il lui tend.
- Navré pour cet incident, ponctue-t-il. Maintenant, veuillez nous excuser.
La dame grommelle mais finit par me lâcher le bras, laissant une trace rouge. Puis elle s’éloigne. Je dévisage le vieil homme. Mais sous un chapeau haut-de-forme noir, ses cheveux gris sont plaqués avec soin. Le reste de sa tenue, ainsi que la montre à gousset en or qui dépasse de l’une de ses poches, me permettent de deviner qu’il est riche. Très riche.
Il se penche vers moi.
- Quel âge as-tu, petite ?
- Dix ans, je réponds avec le plus d’assurance possible.
- Mhm… Et tu volais cette dame ?
J’hésite, puis finit par hocher la tête.
À ma grande surprise, il me fait un clin d’œil, puis sort de l’une de ses poches les pièces et les bijoux que j’avais tenté de dérober.
- La prochaine fois, essaie de ruser un peu, c’est plus discret.
Il me tend le butin sous mes yeux ébahis.
- J’ai une proposition à te faire, petite, murmure-t-il.
Il s’accroupit légèrement, malgré sa canne, et me regarde dans les yeux.
- Je te propose un toit et le couvert. Et je t’enseigne l’art de voler… si tu me promets de ne jamais rien me dérober. Et si tu jures que tu quitteras ma maison sans m’en vouloir ni te venger si, un jour, je te demande de partir.
Je réfléchis sérieusement, les sourcils froncés. Une seconde de silence. Puis un grand sourire s’étale sur mon visage. Je n’ai clairement pas les moyens de refuser une telle offre, étant sans toit, affamée depuis des jours.
Je suis le vieil homme à travers les ruelles bondées du deuxième niveau. Malgré sa canne, il avance si rapidement que je dois parfois courir pour le rattraper.
Finalement, nous arrivons devant un grand portail en fer. Je le regarde avec surprise s’avancer vers des gardes postés de chaque côté de l’imposante grille, et leur montrer une étrange pièce en marbre.
Les gardes hochent la tête, puis ouvrent le portail.
Je me presse derrière lui, le cœur battant, de peur que les grandes mains des soldats ne m’attrapent. Mais personne ne dit rien. Une fois les grilles refermées derrière nous, je lève la tête… et je m’arrête net.
Ce paysage est magnifique.
Une grande allée bordée d’arbres s’étend devant moi, comme un chemin vers un autre monde. Les pavés rouges, presque immaculés, brillent sous les derniers rayons du soleil. Les maisons de part et d'autre de l’avenue sont richement décorées de fleurs et de lierre, qui grimpent partout, tissant une dentelle verte et colorée.
Ici, chaque parcelle de terre est recouverte de verdure, contrairement au deuxième et troisième niveaux où chaque bout de nature est rare, et ceux qui en possèdent préfèrent la cacher plutôt que de la montrer.
Je ferme les yeux, et le parfum de tout ce vert me laisse sans voix. Je respire profondément, comme si toute ma vie je n’avais jamais vraiment respiré. Jusqu’à cet instant, j’étais persuadée que l’air était toujours chargé d’odeurs affreuses, un mélange de poisson et de terre humide.
À présent que je goûte cet air si pur et si doux, j’ai l’impression de revivre.
- Tu comptes rester là longtemps ?
J’ouvre les yeux et les pose sur ceux du vieil homme, déjà loin devant.
- Non, parce que si c’est le cas, je ne vais pas t’attendre… et bon courage pour trouver où j’habite ! me crie-t-il en s’éloignant.
Je me dépêche de le rattraper.
Je réalise, en découvrant où je vais passer les prochaines semaines, que c’est encore plus impressionnant que je ne le pensais.
La bâtisse semble dorer sous le soleil. Elle semble prolonger la nature et les pavés, naturelle, tout en arborant quelques couleurs originales qui lui donnent du caractère. Dans le jardin, un magnifique saule pleureur, dont les branches ondulent sous l’effet du vent, est solidement enraciné.
Je me dis que de tels endroits ne devraient pas pouvoir exister.
Le vieil homme pousse un portillon en fer forgé et me fait signe de le suivre.
- Bienvenue à Goldparadise, le rêve de tout voleur qui se respecte.
Encore sous le choc, je ne réponds pas. Pénétrer un tel lieu est pour moi aussi offensant que de faire entrer un barbare dans un manoir ancien. Je fais tâche.
Mon hôte ne semble pas s’en soucier et commence la visite.
- Ici, petite, la cuisine. On n’en aura pas besoin ce soir, car tu trouveras toujours des choses à grignoter sur la table de la salle à manger. Là, c’est la salle de réception, où j’accueille les gens du premier niveau. Entre nous, il est plus facile de les dépouiller de leurs biens riches sans avoir à arpenter les rues ou inventer des folles justifications pour les approcher.
Il me fait un clin d’œil.
- Je suppose que tu arriveras à trouver ta chambre à l’étage. Tu peux t’installer dans celle que tu veux, et considère que tout ce qui s’y trouve est à toi. Surtout les vêtements et les savons, parce que franchement, tu ne sens vraiment pas bon.
Je rougis, baissant la tête.
- Sinon, ma chambre et mon bureau sont juste au fond de ce couloir, là-bas, avec les portes bleues. Interdit d’y entrer, petite !
Il me sourit malicieusement.
- Voilà, quand tu seras plus présentable, rejoins-moi dans la salle de réception, je vais t’enseigner deux ou trois astuces pour dérober sans te faire attraper !
Et sur ce, il me laisse au beau milieu d’une maison inconnue.
- Monsieur ? je demande d’une voix timide.
- Ah, j’avais oublié : pas de politesses inutiles ici. Appelle-moi Pierre ! Il crie depuis le rez-de-chaussée avec un large sourire.
Il a tenu à ce que je mette une robe. J’avais enfilé le seul pantalon que j’avais trouvé dans l’armoire, et il m’a aussitôt renvoyée me changer.
Quand je redescends, l’air contrariée, il m’accueille dans la salle de bal avec ce petit sourire en coin qui ne le quitte jamais.
- Tu sais pourquoi la femme t’a remarquée au marché ?
Je le regarde, surprise. Il continue :
- C’est parce que tu portais un pantalon et que l’on voyait tes cheveux longs. Quand tu voles, mets une robe, surtout.
- Mais…
- Surtout que c’est pratique pour fuir, m’interrompt-il.
Je reste bouche bée.
Une robe ? Utile pour la fuite ? J’ai mal entendu, ce n’est pas possible. Courir avec une robe, c’est l’assurance de se prendre les pieds dedans et de se faire rattraper plus vite par ses poursuivants.
- Je ne plaisante pas, dit Pierre, cette fois avec un sérieux inhabituel. Les Eldoriens sont très suspicieux envers les étrangers ou les gens qu’ils ne connaissent pas. En revanche, face aux femmes de la haute société, ils baissent leur garde. Crois-moi sur parole : si tu portes une belle tenue, tu n’auras pas souvent besoin de courir. J’ai moi-même usé de cette astuce, à une époque…
Son sourire en coin revient aussitôt, et je reste pendue à ses lèvres.
Au fil des jours passés chez lui, je découvre que Pierre a de nombreuses habitudes farfelues.
Par exemple, il organise tous les samedis une réception chez lui, où tous les riches des plus hauts niveaux se rendent, tous portant un masque luxueux sur le visage. J’ai le droit d’assister à ces soirées en tant que domestique, car Pierre m’a fait remarquer qu’il ne pourrait pas expliquer ma présence autrement. Je sers les invités avec autant de grâce que possible, et j’en profite souvent pour m’entraîner au vol à la tire. La difficulté, c’est la rapidité avec laquelle je dois me déplacer pour satisfaire tout le monde.
En même temps, nous ne sommes que quatre servantes.
Adélaïde est une femme imposante mais douce comme un agneau, qui s’occupe du ménage. André, le majordome, est un homme très grand et mince, toujours bavard. Et Sasha, une vieille dame qui cuisine.
Je finis par découvrir que Pierre les a tous, comme moi, sortis du troisième niveau pour leur offrir une vie meilleure. Pourquoi n’aide-t-il pas plus de personnes dans le besoin, s’il a si peu de domestiques et qu’il s’occupe parfois de certaines tâches lui-même ? Je ne saurais le dire.
Une autre de ses habitudes farfelues : son régime alimentaire composé presque uniquement de poisson, l’aliment principal pour ceux qui ne peuvent se payer de la viande ou des fruits et légumes, produits de luxe.
Pierre a aussi une manière bien à lui de voler et des conseils saugrenus.
Un jour, par exemple, il m’a dit :
- Tu es trop jeune pour voler des objets de grande valeur aux riches des objets de grande valeur. Commence par de petits larcins, et quand tu seras plus grande, tu pourras tenter ta chance et prendre des risques. Surtout, souviens-toi : un voleur peut se faire prendre et aller en prison. Alors fais en sorte que, quand cela t’arrivera, ce soit parce que tu auras été découverte en train de dérober des montagnes d’or.
Puis il me faisait son immense clin d’œil joueur et malicieux avant de disparaître dans une autre pièce de la maison.
Les jours passent, puis les semaines, puis les mois. Une routine s’installe et je commence à oublier ce que cela fait d’avoir faim, froid, peur… Jusqu’au matin où, alors que je déjeune, Pierre s'assit à côté de moi et me dit d’un air grave :
- Petite, il est temps pour toi de quitter cette demeure sans te retourner.
Je le fixe, abasourdie. Maintenant ? Mais qu’ai-je fait de mal pour mériter de retourner à ma vie misérable ?
- Ce n’est pas ta faute, Petite, mais la mienne.
- Je ne comprends pas…
- C’est normal, tu n’as pas besoin de tout comprendre, seulement de suivre les conditions que j’avais posées à notre rencontre.
Les conditions. Je me rappelle maintenant. Je guette sur le visage de Pierre son clin d’œil… mais il ne vient pas. Les larmes me montent aux yeux.
Il a vraiment envie que je parte.
Mais à ma grande surprise, il me prend dans ses bras.
- Ne pleure pas, Petite, ce ne sont pas des adieux définitifs. Tu verras : dès que tu voleras, je serai à tes côtés pour vérifier discrètement si tu suis mes conseils. Et gare à toi si ce n’est pas le cas !
Je souris. Ses yeux sont aussi brillants que les miens. Il s’écarte et me tend une bourse remplie de pièces.
- Allez, pars maintenant !
Je passe la porte sans me retourner. J’entends alors des éclats de voix et des pas précipités. Sans même les voir, je les reconnais. Les soldats de la Garde. Une panique irrationnelle monte en moi. Ils savent qui je suis. Ils viennent pour moi.
Mon corps réagit plus vite que ma pensée. J’entreprends d’escalader le saule pleureur, le plus haut que j’aie jamais connu. Je me hisse jusque sur les branches avec une rapidité que je ne soupçonnais pas.
Les Gardes apparaissent au coin de l’allée. Je me force à respirer lentement, pour faire redescendre mon stress à un niveau raisonnable.
Ils ne me verront pas. J’espère.
Je prends soin de me mettre dans une position à la fois sécurisée et confortable, enserrant de mes bras le tronc principal.
Les hommes en armure se rapprochent. Ils poussent brutalement le petit portillon, s’engagent dans l’allée et défoncent la porte.
Ils sont vraiment venus pour moi, je comprends. Et je réalise avec horreur qu’à cause de moi, Pierre et les autres pourraient aussi se faire arrêter. Je les vois d’ailleurs tous sortir de la maison, les mains bien en évidence, entourés de gardes.
L’un d’eux brandit une feuille.
- M. Pierre Grégoire…
- Je vous en prie, appelez-moi Pierre. Grégoire est un patronyme tout à fait démodé, de nos jours.
- Vous êtes en état d’arrestation pour avoir volé le Roi. Il décidera de votre sort dans les jours à venir. D’ici là, vous séjournerez en pri…
- Oh, épargnez-vous la lecture d’une telle clause, le coupe Pierre. Même pour moi, c’est ennuyant. Je vais poireauter en cellule, je vais mourir, point. Pas besoin d’enrober la chose, voyons. Tant qu’à faire, tuez-moi maintenant. Cela ira plus vite.
Le garde, le souffle coupé, le fixe. Il est ébahi devant l'expression du voleur.
- Êtes-vous sérieux ?!
- On ne peut plus. Vous croyez que j’ai envie de servir de divertissement à quelqu’un d’assez égoïste pour regarder son peuple mourir à petit feu sans même lever le petit doigt ? Vous croyez que j’ai envie d’être le malchanceux pendu qui sert d’exemple au Roi ? Non, vraiment, c’est au-dessus de mes forces.
Le lendemain, la place du Marché est remplie. Tout le monde, y compris le Roi et son fils, s’est déplacé pour assister à la mise à mort du plus téméraire des voleurs. Même moi.
Le Roi monte sur une estrade construite à la va-vite pour l’événement et commence son discours.
- Peuple d’Eldory, si nous sommes unis en ce jour, c’est pour punir un voleur qui, durant toute sa vie, a dérobé aussi bien les pauvres que les riches. Il mérite la pendaison.
Des cris d’approbation et des applaudissements éclatent dans la foule. Le Roi descend de l’estrade pour laisser la place au condamné qui monte, menotté.
Pierre.
Avant de se placer devant la corde, celui-ci semble parler au garde qui l’accompagne, avant de le serrer dans ses bras. Le soldat s’écarte avec un cri de surprise qui attire l’attention du public. Pierre se tourne vers la foule intriguée et, dans un grand fracas, fait tomber à ses pieds ses menottes.
Le silence est assourdissant.
- Bonjour. Mon nom est Pierre, fait-il en souriant. Je sers d’exemple à tous ceux qui voudraient voler la haute société à l’avenir. Je vais mourir pour mes crimes, comme tout voleur qui se respecte. Car oui, en effet, j’ai dérobé, durant toute ma vie.
Les gardes, décontenancés par ce discours, ne savent pas s’ils doivent agir.
Pierre continue.
- J’ai volé ce que les riches égoïstes ne voulaient pas partager. J’ai volé pour ne pas mourir de faim. Je me suis élevé au même rang social que mes victimes, et j’ai partagé mes biens chaque samedi, chaque jour. Si vous tendez l’oreille, au troisième niveau, vous entendrez peut-être cette vérité. Maintenant, c’est la fin pour moi… Mais pour vous, dit-il d’un grand sourire en coin, cela ne fait que commencer.
Les gardes lui passent la corde et tentent de le faire taire. Du haut de mon toit, je m’agite.
Quand la corde se tend, je descends à toute allure et me précipite vers l’estrade, les yeux brillants. J’arrive juste à temps pour l’entendre dire :
- Adieu, Petite. Tente ta chance…
Avant que la lumière si particulière dans ses yeux ne s’éteigne.
Je reprends mes esprits, mon cerveau en ébullition.
Je chasse toutes mes pensées, toutes mes interrogations, pour me coller à la porte en bas de ma cellule.
La stupide porte en bois qui me sépare d’elle.
- Encore une autre vision ? demande Henry à l’inconnue, qui ne répond pas.
Je déduis qu’elle hoche la tête.
- Nous en parlerons plus tard. Tu sembles à deux doigts de t’effondrer.
Un bruit de froissement de tissu me parvient. Ne me dis pas qu’il la soutient ?!Les bruits de pas s’éloignent, et je me laisse glisser jusqu’au sol. Il sait pour ses visions. Il a sûrement déjà deviné le lien entre elle et moi. Et il la connaît, bordel ! Il l’a vue, il lui a parlé, il a été à la place où j’aurais dû me trouver. Il l’a, elle. Et bientôt, si elle lui raconte ses visions, il aura… mon passé.
Alors, il me tuera.
Sans que j’aie pu admirer le visage de celle qui m’est destinée.
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