Chapitre 14 : (Aurore)
C’est lui.
L’homme que je voulais sauver. On partage désormais la même cellule.
Mais je suis peut-être arrivée trop tard.
Mes yeux ne peuvent se détacher du spectacle morbide devant moi.
- Rappelle-toi, me chuchote Henry à l’oreille. Pas un mensonge. Et pas un mot au sujet des visions.
Il se retourne et commence à s’éloigner. Va-t-il vraiment me laisser là ? Il y a du sang partout, tellement que c’en est insupportable. J’attrape le bras du Roi.
- Attendez...
Il regarde ma main, surpris, puis mon visage. L’espace d’un instant, je me maudis intérieurement pour avoir pris autant de libertés. Puis, la vision que j’ai eue deux jours auparavant me revient à l’esprit, chassant mes remords et mes doutes. Je prends mon courage à deux mains.
- Je ne vous ferai plus faux bond, je le jure, mais s’il vous plaît...pourrais-je avoir au moins un seau d’eau ?
Henry semble réfléchir pendant quelques secondes.
- Je veux bien… si tu bannis de ton langage le vouvoiement quand tu t’adresses à moi.
Je hoche la tête, sans m'interroger une seule seconde sur l'absurdité de sa question. C’est à ce moment-là que je me rends compte que je tiens encore son bras et je m’empresse de le lâcher. Il paraît sonder mon expression avant de partir et de refermer la lourde porte en bois derrière lui.
Après m’être assurée qu’il est bien parti, je me précipite sur le corps et pose ma tête contre son torse. Je pousse un soupir de soulagement en entendant les battements réguliers d’un cœur, ainsi qu’une respiration saccadée.
Il n’est pas mort.
Ce sont seulement des blessures superficielles.
Enfin… je l’espère.
Je remarque aussi un verre d’eau, et un bout de pain rassis. A peine de quoi survivre pour quelqu’un qui ne mange sûrement pas depuis des jours. Un serviteur vient apporter le seau d’eau. Je le pose à côté de moi, sur le sol recouvert d’un mélange douteux, et déchire un pan de ma robe qui paraît à peu près propre. Je plonge mes mains dans l’eau glacée, puis les passe sur mon visage. La fraîcheur me réveille, me fait du bien. Puis, je commence doucement la tâche difficile : nettoyer tout ce sang.
Mon bout de tissu change de couleur assez rapidement, mais je n’en ai cure. Je frotte le plus délicatement possible le visage de l’inconnu, tâchant de ne pas lui faire mal ni de le réveiller. Je mets à découvert quelques grosses ecchymoses sur des joues creuses, et une plaie ouverte sur le dessus du crâne, entre les mèches de ses cheveux sombres poisseuses.
Je me rends compte que l’inconnu est en fait un jeune homme d’à peu près mon âge. Ce qui achève de m’horrifier. Je ne peux m’empêcher d’imaginer mon état si j’avais été à sa place.
Morte.
Je serais morte depuis longtemps.
Je me reconcentre sur la tâche que je me suis fixée, et fais une rapide inspection du reste de son corps, maigre à faire peur. Je nettoie les quelques plaies que je repère, afin d’éviter qu'elles ne s’infectent.
Je ne sais combien de temps s’écoule pendant que je m’attèle à ce travail minutieux. Sûrement quelques heures. Je tente également de hisser le corps squelettique sur la planche de bois qui lui sert de lit. Ce qui n’est pas une tâche aisée avec mes menottes et les chaînes fixées au mur.
Ses menottes à lui sont rouillées, et ont coloré sa peau meurtrie. Je soulève le jeune homme avec le plus de délicatesse possible, et parviens à l’allonger sur le lit.
Il ne se réveille pas.
Avec le reste d’eau dans le seau et mon chiffon de fortune, je nettoie la cellule de ses saletés, pousse le tout sous la porte et envoie le tas de crasse dans le couloir.
Pendant tout ce temps, il ne bouge pas. N’ouvre pas les yeux.
Je me demande de quelle couleur ils sont. Bleus peut-être. Ou verts. Ou noirs de jais, assortis à ses cheveux en bataille.
Je reste assise un moment à le regarder. J’aimerais qu’il fasse un mouvement, preuve qu’il n’est pas en train de mourir. Sa peau pâle m’inquiète.
Ce soir-là, ou peut-être ce matin-là, je ne sais pas, je fais une prière. À quel dieu ? Je n’en ai aucune idée. Je ne connais pas grand-chose à la religion. Mais cela n’a pas d’importance. De toute façon, je formule ce souhait dans le vent, en espérant que quelqu’un m’entende à travers les murs épais de ma prison qui cachent le ciel.
Qui que tu sois, écoute-mon histoire. Ma situation n’est pas enviable, je le sais, mais ce n’est pas celle qui requiert ton attention. Je ne demande pas ton aide pour moi. Je saurais me débrouiller seule. En revanche, sauve cet homme qui semble entre la vie et la mort. Il m’est inconnu, mais je ne peux me résoudre à l’abandonner dans son combat. Aussi, je fais appel à toi. Je veux mettre toutes les chances de son côté. Pitié, aide-le.
Peut-être suis-je folle à parler seule dans le noir. Certainement. Mais je m’en contrefiche. Tant que je tiens ma parole.
Les jours passent. Tout comme les semaines. Le temps est quelqu’un de pressé qui ne m’accorde pas un regard. Il me laisse devenir folle, dépressive et paranoïaque.
Henry a redoublé ses visites. Je lui raconte mes visions, qui se font plus fréquentes.
Il s’enquiert de l’état de celui qui partage ma cellule, sans pour autant me révéler son nom.
Ma réponse est automatique :
Il est vivant. Mais toujours pas réveillé.
Je n’arrive pas à déchiffrer l’expression du Roi quand je lui livre cette information. Comme s’il était à la fois satisfait et contrarié.
Quant à moi, j’ai renoncé à espérer qu’il se réveille un jour.
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