Chapitre 18 (Aurore)
Je ressors de la pièce totalement changée : les servantes ont fait un très bon travail. Dans cette tenue, je ne suis plus une voleuse, mais une reine.
Elles ont lavé et brossé mes cheveux bruns-roux, enlevant des années de terre et de sueur. Pour la première fois, j'ai réussi à passer ma main dedans sans butter sur un amas emmêlé. Pour la première fois, ils brillaient à la lumière, d'un reflet cuivré. Les servantes les ont relevés en un chignon complexe, attachés avec une belle broche dorée, sertie de rubis et de plumes pourpres. Après avoir longuement insisté, j’ai réussi à garder lâches deux mèches sur les côtés, qu’elles ont bouclées.
Mon visage a également eu droit à son décrassage complet. Tout comme le reste de mon corps. On m’a maquillée, poudrée, éclaircissant ma peau pour effacer mon ancienne vie à bronzer sous le soleil.
À mon cou, pend un collier qui, à lui seul, me permettrait sûrement de vivre confortablement au troisième niveau pour le restant de mes jours.
Quant à la robe…
Magnifique, je l’admets, avec ses couleurs pourpre et rose pâle, son voilage, son bustier en dentelle et ses perles dorées… mais ce qu’elle est lourde ! Je n’aurais jamais pensé qu’un amas de tissu puisse être si pesant, au point que je peine à rester debout.
Et cette chose horrible qui me comprime la poitrine, m’étouffe presque ? Et cet assemblage de tiges en fer qui donne du volume à ma robe, m’empêchant de marcher correctement ? Une vraie torture !
Pire que les robes que Pierre me faisait porter.
Je tire nerveusement sur les longs gants qui couvrent mes avant-bras.
Henry m’entend et s’arrête de faire les cent pas pour se tourner vers moi.
- Parfait, dit-il… presque muet.
Il me dévisage sans gêne. Je sens son regard inspecter mon allure, jugeant ma silhouette, ses yeux glisser le long du bustier jusqu’à mes ballerines. Je fais de même. Il a gardé, contrairement à moi, l’habit qu’il portait déjà, à savoir une belle veste d’un rouge vermillon semblable à celui de ma tenue, une chemise blanche, un pantalon noir et des bottes marron, le tout recouvert par endroits d’une couche de doré. Au-dessus de ses cheveux blonds soigneusement peignés, il porte une magnifique couronne, sertie de joyaux et de pierres précieuses.
Avec ceci, je pense admirative, je pourrais acheter tout un quartier du niveau deux.
- Êtes-vous prête, mademoiselle ? fait-il finalement en me proposant son bras.
- Allons-y, dis-je, la plus assurée possible en prenant son bras.
Nous nous engageons dans le dédale de couloirs pour nous arrêter finalement devant une porte que je reconnais. Il y a un mois et demi, je passais cette porte, épuisée et affamée, des tonnes de pièces dans les poches. Aujourd’hui, je me tiens devant elle, non en voleuse venant détrousser le roi, mais en noble dame qui l’accompagne. Quelle ironie.
La porte s’ouvre sur une salle aussi immense et remplie de gens que dans mes souvenirs. Un son de trompette retentit, faisant taire les invités, qui se tournent vers nous.
- Le Roi est arrivé, annonce une voix, près de la porte.
Autant de regards braqués sur moi me mettent mal à l’aise. J’ai toujours été une personne discrète, et voilà que je me retrouve être le point de mire d’une salle remplie d’inconnus. Tous me fixent, et j’ai du mal à supporter le poids de leurs regards. Je resserre ma prise autour du bras d'Henry.
Jusqu’à présent, je n’avais pas vraiment réalisé que celui qui se tenait à mes côtés était réellement le Roi d’Eldory. J’ai tout à coup l’impression que je ne devrais pas être ici.
Je ne suis pas comme eux. Je n’ai pas ma place à ce bal.
J’esquisse un pas en arrière, intimidée, et avant que j’ai pu en faire un deuxième, Henry se place entre moi et la source de mon stress, et prend mes mains.
- Ne t’en va pas, me chuchote-t-il, déçu de ma réaction. Il ne t’arrivera rien tant que tu restes avec moi.
Je hoche la tête, son regard m’a convaincue. Je suis malgré tout très peu heureuse à l’idée de devoir m’incruster parmi des nobles à une soirée. Je ne comprends pas pourquoi un roi voudrait qu’une de ses prisonnières l’accompagne à un bal. Cette pensée disparaît bien vite et nous commençons à avancer dans la pièce. Au lieu de fixer les gens comme ils le font sur moi, j’admire les hautes colonnes de marbre de chaque côté et le plafond entièrement peint. Au milieu de celui-ci, un lustre magnifique couvert de diamants rayonne. En son centre est réverbérée la lumière de la seule bougie visible, ce qui éclaire toute la salle avec élégance. Je me félicite d’avoir insisté pour ne pas porter de chaussures à talon. Je serais tombée durant toute la soirée sinon.
Henry me guide jusqu’à la petite estrade au fond de la salle. Nous montons les marches et nous nous retournons pour faire face à tous les invités. Henry me lâche la main, et la trompette se tait.
Le silence est pesant.
- Mes chers sujets. Nous sommes réunis en ces temps troubles, teintés d’incertitudes. Les ressources se font rares et vous êtes inquiets. Sortirons-nous un jour de cette période sombre ? Très certainement. Quand exactement ? Je ne saurais le dire. C’est pourquoi nous devons faire en sorte de garder espoir, de rester positifs pour rendre tout cela plus supportable.
Droite comme un i à ses côtés, je ne bouge pas. Son discours est réussi, je l’admets. Cependant, il semble oublier que les habitants du premier niveau ne représentent pas tout son peuple mais seulement la partie la plus aisée. Le reste des gens ne peut pas compter sur l’espoir ou le positif, s’il meurt de faim, de soif et de froid.
Le discours d’Henry est comme une parole murmurée dans le vent. Complètement creuse et inutile. Il manque des actions concrètes.
- Pour vous aider à surmonter tout ceci, j’ai organisé cette soirée, et je suis venu avec cette très charmante femme, Aurore.
Il me prend la main et m’oblige à me rapprocher de lui. Il passe un bras sur mes épaules, à la façon d’un homme qui voudrait montrer qu’elle lui appartient, éloignant ainsi les concurrents.
Je souris timidement. Les gens applaudissent. S’ils avaient regardé de plus près, ils auraient réalisé à quel point je suis tendue, à quel point mon sourire est faux. J’ai redouté tous mes moments avec lui. J’ai eu peur, qu’il me tue par lassitude, qu’il m’affame, qu’il me torture, mais surtout, j’ai eu peur… A faire cela. A être comme cela avec moi.
Qu’il commence à m’apprécier, sans que ce soit réciproque.
- Mes chers sujets, bonne soirée !
Je me détache rapidement de lui et la musique revient.
Henry n’a pas le temps d’ouvrir la bouche pour me demander la raison de ce mouvement si soudain qu’un homme s’avance déjà vers lui.
Il a la trentaine selon moi. Malgré sa petite taille, son costume trois pièces semble trop grand, alors il l’ajuste en avançant.
- Votre Ma-a-ajesté, commence-t-il d’une voix tremblante en s’inclinant.
Son corps entier, je réalise, est secoué de spasmes discrets. Henry, n’y faisant pas attention, lui fait signe de se relever.
- Justin. Comment se passent les recherches ?
- B-bien, M… mes équipes reviennent souvent d’expéditions, et la ca-carte de l’océan se complète. Il reste ce-cependant des blancs que-que nous n’arrivons pas à remplir. Les courants sont trop forts au ni… ni… niveau au-tou…tou… tour de l’île, et il est difficile d’en sortir.
- Des blancs, répond Henry, pensif. Concentrez vos efforts sur ces zones de la carte. Je ne peux pas croire qu’il n’existe qu’une île sur cette Terre.
- Ce s-sera fait, Votre Majesté, opine le conseiller avant de s’incliner de nouveau et de retourner dans la foule d’invités.
Un autre homme s’avance alors. Celui-là, à Eldory, ne meurt sûrement pas de faim. Il est ni fin ni maigre, tout comme la plupart des riches.
- Votre Majesté ! lance-t-il comme un vieil ami le ferait. Qui est cette charmante demoiselle que vous avez amenée ? Pourrais-je avoir le plaisir, Madame, de faire votre connaissance ?
Sans me laisser le loisir de répondre, il me prend délicatement la main, et la baise sans demander mon accord. Quand il se redresse, je constate avec dégoût qu’il m’a laissé une traînée de bave sur mon gant. Cela me répugne tant que j’en oublie la question qu’il avait posée, l’inconnu.
- Vous êtes Aurore, c’est bien cela ? Je me présente, Charles, pour vous servir.
Et vous voyez cette fille là-bas, en robe bleu ciel ? Celle qui danse au milieu, avec un homme en costume vert ? Eh bien, c’est ma fille adoptive, Héloïse. N’est-elle pas magnifique ?
- En effet, je réponds, les yeux rivés sur cette jeune femme qui tournoie le sourire aux lèvres.
Sa coiffure, quoique un peu défaite, met en valeur ses cheveux courts, lisses, blonds comme les blés et lumineux. Elle est une de ces dames qui marchent avec grâce et élégance, un sourire parfait et naturel, plaqué sur un visage maquillé comme il faut. Même sa silhouette fluette a son charme. En revanche, elle n’a pas l’air très futée. Je n’ai jamais réussi à comprendre pourquoi ceux qui avaient accès à l’éducation et au savoir se refusaient à travailler. Si j’avais été à leur place, j’aurais passé des heures à lire, écrire, et m’instruire. Non, franchement, ce type de fille, très peu pour moi.
Charles me tire de mes pensées en me disant :
- Saviez-vous que le Roi compte l’épouser ?
- Non, je ne le savais pas.
Je faillis soupirer de soulagement devant Charles, tellement je suis heureuse que Henry ait des sentiments pour une autre que moi. L'homme m'étudie du regard, avant de se pencher pour me chuchoter.
- Je ne sais pas à quelle noble famille vous appartenez pour être si proche du Roi, mais je vous ai à l'oeil, termine-t-il menaçant.
Mais il s'écarte rapidement lorsqu'Henry s’avance vers nous et me prend les mains.
- Aurore, et si tu allais voir ce qu’ils servent sur le buffet en m’attendant ? Je dois discuter de choses sérieuses avec Charles.
Son regard me déconseille de discuter. Je hoche la tête et descends les marches le plus rapidement possible. Une fois dans la foule compacte des invités, je me retourne pour observer les deux hommes. Henry a une expression impassible,mais Charles, lui, lève les mains, une expression horrifiée sur le visage. Henry lui en veut peut-être d’avoir mentionné Héloïse.
Mon ventre se met à gargouiller discrètement, et je décide de délaisser la conversation pour m’approcher des tables débordantes de plats les plus variés. Mon émerveillement est vite remplacé par de la culpabilité : faire plaisir à son estomac alors que dehors, des gens meurent de faim. Des gens parmi lesquels je me trouvais, quelques mois auparavant. Je mange malgré moi un petit biscuit, puis quelques autres. Je me sens coupable, mais je ne peux pas m’arrêter de manger. Je me jure alors que, un jour, je trouverai le moyen de partager ces ressources avec ceux du Troisième et du Deuxième... avec ceux comme moi.
La musique prend fin, les musiciens sont applaudis. Ils s’inclinent, puis une mélodie nouvelle se fait entendre. Lente. Une valse, j’en suis presque sûre.
- M’accorderiez-vous cette danse ?
Je sursaute et me retourne.
Henry m’a rejointe et me tend la main, pour m’inviter à danser ?!! Danser avec lui ? Non non non. Cela ne va pas du tout. Il me propose de danser une valse ! Oh là là… La situation est pire que ce que j’avais imaginé. Je réfléchis à toute vitesse. Je ne veux pas lui dire oui. Je ne veux pas qu’il puisse envisager, ne serait-ce qu’un instant, que nous deux… Non, c’est impossible. Et je ne peux pas le lui dire directement. Je dois inventer quelque chose.
-Je ne sais pas danser, dis-je rapidement en baissant la tête.
Il me relève le menton avec sa main et me répond, les yeux dans les miens :
- Ce n’est pas grave. Pour une valse, seul le cavalier doit savoir danser pour mener sa cavalière comme il le faut.
Il me prend la main gauche, la place sur la sienne de sorte à ce que je l’enlace, fait pareil avec la droite, et m’entraîne vers le centre de la piste.
Nous tournoyons, collés l’un à l’autre, au milieu des autres invités. Je vois dans son regard que Henry s’étonne de mon niveau, sans toutefois me demander d’explications. Cela peut sembler surprenant qu’une voleuse du Troisième niveau ait appris à danser. Et c’est une longue histoire.
Tandis que mon partenaire mène la valse, j’analyse les autres groupes. Je fais aussi attention à ce que la distance entre Henry et moi soit assez grande. Au moment où la musique se termine, il me regarde. Dans ses yeux, j’arrive à voir la lueur de mécontentement qu’il tente de cacher. Je lui lâche la main et fais une révérence devant lui.
- Merci, c’était un plaisir de vous avoir comme cavalier.
Ma révérence parfaite ne l’atteint pas. En revanche, mes paroles…
- Un plaisir ? répond-il, pensif. J’ai plutôt eu l’impression que vous étiez mal à l’aise, malgré votre affinité avec cette danse.
Je baisse les yeux sans répondre.
- Écoutez, je ne peux ignorer le fait que vous ne vous êtes pas amusée le moins du monde. Accordez-moi une deuxième danse.
Son regard perçant me force à hocher la tête. Il fait un signe aux musiciens. Une mélodie joyeuse s’élève. Il me sourit et m’entraîne.
Le rythme effréné de la musique me convainc de lâcher prise, me libère. Mes épaules se relâchent, la tension me quitte, et je me sens pousser des ailes, je tournoie, je vois ma mère qui rit à gorge déployée en dansant sans retenue, mon père aussi, qui reproduit maladroitement nos mouvements. La musique s’accélère, ma joie monte en flèche, je me sens libre, libérée de toute la tension qui me retenait. Je commence à vivre. Mes pas survolent le sol. Je tourne, je tourne, et je ris. Je ris et j’ai l’impression de voler, d’avoir découvert un paradis. Je suis heureuse. Je suis comme ma mère.
La mélodie ralentit et je fais de même. Mes parents sourient. Je leur souris. Je ferme les yeux pour apprécier les dernières notes à leur juste valeur. J’inspire un grand coup et l’euphorie quitte mon corps avec mon souffle. Je me fige enfin, la main sur le cœur.
Reconnaissante. En paix.
Puis j’ouvre les yeux… et je prends une douche froide. Mes parents et la maison ont disparu. À leur place, une salle de bal richement décorée, remplie de gens qui me fixent, interloqués. À mon bras, Henry semble déconcerté. La magie a disparu, chassée par la peur.
Comment va-t-il réagir ? Je n’ose même pas imaginer.
Jamais je n’aurais dû lâcher prise.
Le silence est pesant. Même les musiciens se sont tus, les yeux rivés sur nous deux.
Après un long moment de stress, le Roi reprend ses esprits et me lâche, sans cesser de me fixer.
- Où… as-tu appris à danser comme cela ? me demande-t-il.
- Je…
Mon regard balaie la foule.
- Peu importe, répond-il en constatant mon embarras. Tu menais la danse avec une grâce et un abandon que je n’avais jamais vus. C’était tout simplement unique.
Un tonnerre d’applaudissements retentit.
Quoi ?!
Je n’y comprends rien. Et quand je réalise que Henry est admiratif, je rougis.
- Pouvons-nous aller prendre l’air ?
- Bien sûr.
Henry m’emmène hors de la salle, dans les couloirs déserts. Le silence est un bonheur pour mes oreilles après le bruit constant.
- Donc, commence-t-il, vous avez appris à danser…
- Grâce à mes parents. Et surtout ma mère, j’avoue d’une petite voix, en baissant les yeux.
- Vous avez beaucoup de chance.
- Oui. Beaucoup.
Mon cœur se serre. Ils ne savent plus danser maintenant. Plus rien. Je leur ai volé leur vie. « Voleuse », murmure une voix dans ma tête.
- Voudriez-vous que je les prévienne de votre séjour au château ? Pour ne pas qu'ils s'inquiètent ?
Je me tourne vers lui et son expression ne me trompe pas : il est sérieux. Les souvenirs m'envahissent mais je les repousse. Et je lâche, comme si cela n'avait pas d'importance.
- Ils ne sont plus de ce monde.
- Y a-t-il quelqu'un d'autre que je puisse prévenir dans ce cas ? tente-t-il encore.
Mon visage se fissure et j'essaye de retenir les morceaux. Je ne dois pas pleurer.
-Non.
Ces trois lettres portent le poids de ma solitude.
- Je n'ai personne, sauf mon husky, Luffy.
Une petite voix dans ma tête me reproche de l'avoir abandonné. Je frissonne, mais pas de froid.
- Prends ceci.
Henri enlève sa veste et me la met sur les épaules.
- Mais…
- Non, j’insiste. Garde-la. J’en ai plein d’autres, de toute façon. Elle est à toi, au même titre que la robe, les gants, et les chaussures.
- Oh… merci.
J’en suis sûre maintenant. Il s’intéresse à moi. Mais au lieu de me remplir de joie, cette certitude me terrifie. Je marche sur une corde raide et peine à garder l’équilibre. Que je tombe d’un côté ou de l’autre, les conséquences promettent d’être désastreuses. Et mes problèmes…
bien pires.
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